I.2. Un premier néologisme de forme : « antimondialisation » 

I.2.2. Dynamique d’apparition et visibilité

La mondialisation est au centre de débats, mis en scène par la presse, dès le milieu des années 90. Les thématiques antimondialisation précèdent donc l’émergence d’un mouvement antimondialisation. La généralisation du terme « antimondialisation » revêt néanmoins une dimension clairement événementielle, premièrement par son surgissement dans l’espace médiatique, deuxièmement par sa capacité à rendre compte de la convergence des interrogations et polémiques liées aux processus de mondialisation.

La notion d’« antimondialisation » naît d’une dérivation lexicale : le préfixe « anti » vient qualifier le radical « mondialisation » et devient ainsi un composé lexical unifié dans lequel la présence, ou non, d’un tiret peut indiquer le degré de figement. Les rares articles de linguistique qui portent sur la préfixation en « anti-» en proposent deux interprétations sémantiques304. Le préfixe « anti-» peut prendre une valeur antonymique et se traduire par la paraphrase « qui est le contraire de » (antihéros, par exemple) ; il peut également prendre  une valeur adversative  et se traduire alors par « qui est contre la notion désignée » (antirides ou anti-expulsion, par exemple). C’est cette valeur adversative qu’illustre le préfixe « anti » quand il vient modéliser le radical « mondialisation ». A ce titre, nous considérons l’énoncé « antimondialisation » comme, en lui-même, un discours sur la mondialisation en ce qu’il vient accentuer le caractère polémique de la formule. Il est une prise de position sans énonciateur attribué. Dans l’espace des discours médiatiques, le néologisme s’inscrit dans la convergence des interrogations liées à la mondialisation, à l’adéquation du mot et de la chose, à son caractère historique et inéluctable, liées enfin aux « effets » de la mondialisation.

Les bases de données offrent la possibilité d’évaluer temporellement l’apparition, le surgissement devons-nous dire, de la notion « antimondialisation » dans cinq journaux305. De nouveau, la convergence est surprenante : dans l’ensemble des titres, la notion apparaît dans l’espace des discours de presse à partir de décembre 1999, se diffuse plus généralement à partir de l’année 2000 et explose lors de l’année 2001306.

Le Monde est le seul journal dans lequel nous trouvons des usages –quatre- de la notion avant l’année 1999. Ainsi, dès 1996, un article de la rubrique « Culture » et portant sur un festival de musique rock est titré « Lorient célèbre une « celtitude » européenne et l’antimondialisation »307. Nous retrouvons ensuite l’usage de la notion en 1998 dans une interview accordée au quotidien par l’économiste américain Paul Krugman dans les pages Economie au cœur d’un dossier intitulé « Quelles limites au libre échange ? ». Ce deuxième usage est prophétique en ce qu’il s’inscrit déjà, contrairement au premier, largement dans l’horizon de référence qui s’ouvrira à partir de 1999 avec les grands rassemblements militants :

‘«En matière de politique, je ne suis pas plus clairvoyant qu’un autre. Je constate néanmoins l’émergence en politique d’un mouvement anti-mondialisation. Il existe une sorte de convergence de la droite et de la gauche. Je ne sais pas exactement quelles répercussions politiques tout cela va avoir. Mais cela existe, et c’est une menace pour la mondialisation. […] Je viens de faire la critique du livre de John Gray qui fait beaucoup de bruit en Angleterre et qui est une critique de droite de la mondialisation. William Greider, lui, aux Etats-Unis, est un anti-mondialisation de gauche, mais la différence devient presque imperceptible. Ils veulent tous arrêter l’évolution. »308

Toujours dans Le Monde, en 1999, encore deux usages précèdent l’emballement de la fin de l’année 1999 et de l’année 2000. Le recours à la notion d’« anti-mondialisation » est inscrit dans les deux cas au sein d’une réflexion sur l’extrême-droite. A l’échelle mondiale pour le premier:

‘« Un véritable programme commun anti-mondialiste, anti-humaniste, anti-libéral est ainsi en train de bouillir dans les cornues de la nouvelle pensée populiste-autoritaire à l’échelle de la planète ; la crise serbe est l’occasion de sa première sortie dans le monde. »309

A l’échelle nationale pour le second:

‘« Sur bien des thèmes chers à M. Le Pen, à M. Maigret et à leurs amis –la sécurité, l’immigration, la dénonciation de la classe « politique », l’« antimondialisme », etc.-, on constate en effet une forte baisse du niveau d’adhésion à leurs discours. Jamais depuis quinze ans, le soutien aux idées lepénistes n’avait été aussi faible ; jamais le rejet de ses idées n’avait été aussi fort. »310

Bien qu’il soit difficile de généraliser à partir des ces trois seuls usages, il convient naturellement de remarquer que l’antimondialisation pré-Seattle s’inscrit dans une réflexion sur la droite ou l’extrême-droite de l’échiquier politique. L’antimondialisation trouverait sa place dans le populisme nationaliste alors à l’œuvre dans les Balkans (l’article est écrit alors que le Kosovo est en proie à de violents affrontements entre la communauté albanaise et la communauté serbe soutenue par Belgrade). Elle serait également un des moteurs de l’engagement frontiste en France. Au-delà des articles dans lesquels figurent « antimondialisation », plusieurs articles confirment l’idée selon laquelle l’opposition à la mondialisation relève d’une pensée d’extrême-droite. A titre d’exemple, en août 1997, La Croix perçoit dans l’exaltation des identités régionales par le Front National « une manière de récupérer le malaise des Français face à la mondialisation »311.

Néanmoins, une pincée de quantitatif montre très clairement que c’est avec et surtout après la réunion de l’OMC à Seattle en décembre 1999 que se généralise le terme ; son usage augmente fortement ensuite au cours de l’année 2000.

Ainsi, dans Le Monde, six articles comprennent la notion au cours du seul mois de décembre. 74 articles intègrent la notion durant l’année 2000 et 255 durant l’année 2001.

Dans Les Echos, nous retrouvons un usage dès juin 1999 dans un article portant sur les élections européennes et dans lequel l’association Attac puis la théorie de l’économiste James Tobin, « à son corps défendant coqueluche du parti de l’antimondialisation », sont présentées312. C’est ensuite la même dynamique d’apparition que dans Le Monde. Quatre usages sont repérés en décembre 1999 durant la réunion de Seattle, puis 19 en 2000, puis 98 en 2001.

Dans Libération, un usage est repéré dès le 29 avril 1997. L’occurrence apparaît dans un article de la rubrique périphérique « Rebonds », signé par Denis Macshane, portant sur la nouvelle gauche anglaise (« Le mysticisme utopique de Marx et son monde libéré de l'aliénation ont constitué un puissant opium pendant plus d'un siècle. Certains tentent de créer de nouvelles utopies fondées sur l'écologie ou sur l'égalité entre sexes ou encore sur l'antimondialisation »). C’est au dernier trimestre 1999 que nous trouvons les occurrences suivantes (8 entre novembre et décembre). Ce sont ensuite 60 occurrences en 2000, puis 111 en 2001.

Dans Le Figaro, aucun usage n’est repéré entre janvier 1997 et novembre 1999 ; puis ce sont cinq usages en décembre 1999 ; puis 38 en 2000 ; puis 175 en 2001.

Dans Le Point, aucun usage n’est repéré entre janvier 1993 et novembre 1999 ; puis ce sont trois usages en décembre 1999 ; puis 19 en 2000 ; puis 98 en 2001.

Le quotidien communiste et La Croix se distinguent de leurs concurrents au sens où la première apparition de l’expression ne date que d’avril 2000. Dans L’Humanité, c’est ensuite la même dynamique que les autres journaux : 34 sur les 9 derniers mois de 2000 ; puis 71 en 2001. Dans La Croix, seul trois usages sont repérés en 2000 ; ce n’est qu’en 2001 que le néologisme intègre véritablement le discours du journal.

Cette première approche quantitative de l’apparition de la notion d’ «antimondialisation » illustre ainsi de grandes convergences entre les journaux étudiés. Absent, ou presque, des discours de presse jusqu’en novembre 1999 –et alors inscrit dans un référentiel d’extrême-droite, la notion profite ensuite d’une extraordinaire promotion médiatique après décembre 1999, mois durant lequel se déroule le sommet de l’OMC à Seattle.

Notes
304.

FRADIN Bernard, « Esquisse d’une sémantique de la préfixation en anti-. » Recherches linguistiques de Vincennes, n° 26, 1997, p. 87-112 ; REY Alain, « Un champ préfixal : les mots français en anti- », Cahiers de lexicologie, n° XII-1, p. 37-57, 1968

305.

Le Monde, Editions CDROM SNI ; Libération, Editions CDROM SNI ; Les Echos, Le Point, Le Figaro, base de données Factivia ; L’Humanité, archives en ligne ; La Croix, archives en ligne.

306.

La recherche est basée sur les mots-clefs suivants : anti-mondialisation OU anti-mondialiste OU anti-mondialisme OU antimondialisation OU antimondialiste OU antimondialisme

307.

« Lorient célèbre une « celtitude » européenne et l’antimondialisation » (rubrique Culture], Le Monde, 9-08-96

308.

« P. Krugman : « Il a plus de gagnants que de perdants dans la mondialisation » » [rubrique Economie], Le Monde, Le Monde, 26-05-98, rubrique Economie

309.

« Le retour de la révolution nihiliste » [rubrique International], Le Monde, 24-04-1999

310.

« Extrême-droite : fin de cycle », [rubrique Horizons], Le Monde, 4-04-1999. Nous ne ferons pas remarquer le manque de discernement de l’auteur, et ce au regard des résultats de M. Le Pen aux élections présidentielles de 2002.

311.

« Le FN exalte les identités régionales » La Croix, 29-08-97

312.

« Le parti de l’antimondialisation passe à l’action », Les Echos, 8-06-99