II.2. La configuration du conflit

II.2.1. La dialectique sommet/contre-sommet : un recadrage de l’événement

La réunion de l’OMC est un événement depuis longtemps programmé, presque ritualisé et largement routinisé au sein des pratiques journalistiques. Longtemps, les grands sommets internationaux entre chefs d’Etats ou dirigeants des grandes institutions internationales ont essentiellement participé à la représentation du pouvoir. A ce titre, et comme l’indiquent en 1994 Dan Hallin et Paolo Mancini : « Le public universel est en grande partie invisible pendant les sommets, sauf en de rares occasions, quand les journalistes interviewent des citoyens ou d’autres observateurs »328. Pourtant, avec le sommet de l’OMC, s’instaure une singulière dialectique entre un mouvement émergent et l’institution (plutôt, l’une des institutions) qu’il conteste. En organisant le contre-sommet, les militants encouragent la presse à imposer de nouvelles frontières à l’événement.

En effet, la performance des militants tient d’un braconnage de l’attention médiatique. En superposant les dates du contre-sommet à celles du sommet, les organisateurs de la protestation encouragent les médias à recadrer l’événement. Ce recadrage est moins temporel que spatial : l’événement n’est plus seulement la rencontre feutrée au sein du Palais des congrès entre les représentants des 133 pays membres de l’OMC, c’est aussi le contre-sommet situé dans les rues du centre-ville329. Notons que le dispositif sémio-discursif de l’ensemble des journaux du corpus relaie la dialectique sommet/contre-sommet. Ainsi, en termes de rubrique, aucun journal ne propose une inscription spécifique aux deux dimensions de l’événement : les deux (sous-)événements partagent en effet le même ensemble rédactionnel et, de manière quasi-systématique dans l’ensemble des quotidiens, la même « hyperstructure » définie comme :

‘« […] un élément de structuration de l’information, intermédiaire et facultatif, situé entre le journal et l’article. Elle trouve son origine dans un processus d’éclatement et de réunion. Elle est formée d’un ensemble d’articles et d’images graphiquement regroupés et complémentaires, bornés à la limite de l’aire scripturale. » 330

Autrement dit, si la tension narrative entre le sommet et le contre-sommet n’apparaît pas dans l’ensemble des articles (beaucoup s’attachent soit à l’un, soit à l’autre), elle apparaît très clairement dans le dispositif des journaux. La double page offre la possibilité de faire coexister différentes intentions et différents genres par l’éparpillement en unités plus autonomes. Elle donne à voir la tension qui existe entre unité et diversité au sein du dispositif sémio-discursif et propose de nouvelles proximités entre genres discursifs331.

Dans cet espace sémio-discursif éclaté, sommet et contre-sommet forment un seul et unique événement. L’événement n’est ni le sommet, ni le contre-sommet mais il est là, dans la singulière dialectique qui s’instaure entre les deux et dont les conditions médiologiques d’apparition offertes par l’hyperstructure rendent compte. Première illustration avec l’édition du Monde du 3 décembre :

Le Monde, 3-12-99. Après un ventre de Une titré « OMC : l’Europe se divise face à l’Amérique », Le Monde propose une hyperstructure qui se déploie en pages 2 et 3. L’article principal, intitulé « A Seattle, l’unité européenne est menacée » relaie le titre de Une et s’impose donc comme l’article principal. La priorité accordée aux négociations commerciales semble confirmée par deux articles (« Pour l’Inde, social et environnement sont des armes occidentales », « Raffinements et contradictions de la stratégie commerciale américaine »). Néanmoins, au centre de l’hyperstructure, encadrés par les articles portant sur les négociations commerciales et leurs enjeux, deux articles portent directement sur le contre-sommet. (« La ville en état de siège », « Les manifestations surprennent l’Amérique »). Leur position centrale dans l’hyperstructure nuance le constat de la priorité accordé au sommet. Le dernier article (« Bill Clinton veut introduire une dimension sociale dans les échanges internationaux ») coordonne les deux dimensions de l’événement en s’attachant aux réactions du Président Américain à l’agitation qui règne dans les rues de Seattle. Le dessin qui l’accompagne et sa situation (haut de page) lui offrent une situation privilégiée. Des modules beaucoup plus courts viennent s’ajouter. Ils peuvent relever d’une « énonciation subjectivisée » : « Les réactions aux propositions de Pascal Lamy » et « Trois questions à Ralph Nader », président de l’association de consommateur Public Citizen. Ils peuvent relever d’une « énonciation objectivisée »332 : en bas de page 3, trois brèves illustrent la tendance « à la concentration à la périphérie des pages d’énoncés encore plus brefs qui se présentent comme de pures restitutions d’occurrences factuelles, sans mise en place explicative »333.

Seconde illustration avec La Croix du 6 décembre 1999 :

Dans cet exemple, la double page proposée par La Croix illustre également la capacité de l’hyperstructure à fusionner les deux dimensions de l’événement. L’article principal est clairement identifié grâce à la titraille et à l’espace rédactionnel qu’il couvre. Il s’attache aux négociations commerciales mais évoque le contre-sommet comme une des trois raisons de l’échec (avec les divergences sur l’agriculture et les « normes sociales »). D’ailleurs, et sans tomber dans le piège de la surinterprétation, nous pensons que le choix des photographies s’inscrit au cœur des possibilités offertes par l’hyperstructure : Charlene Barshesly ne semble-t-elle pas tendre l’oreille à un Mike Moore visage inquiet et pointant du doigt la photographie du cortège située sur la partie droite de la surface rédactionnelle ? Car, en effet, si la partie gauche s’attache prioritairement aux négociations commerciales, la partie droite, quant à elle, s’attache en premier lieu à l’interprétation du contre-sommet. Le premier article (« Les ONG ont démythifié l’OMC ») revêt une dimension clairement argumentative. Le second est une interview de Mgr Olivier de Berranger. Notons que nous retrouvons les mêmes courts modules à la périphérie de la page: le premier est thématique (« Commerce »), le second (« Repères ») s’attache aux prochaines réunions de l’OMC. Dans cet exemple, la construction de l’hyperstructure et le jeu sur la photographie qui l’accompagne contribuent, là encore, à faire du sommet et du contre-sommet les deux dimensions d’un même événement. Ce processus d’éclatement et de réunion répond à l’idéal d’objectivité qui sous-tend la pratique journalistique en ce qu’elle vise à rendre compte de la diversité des regards que l’on peut porter sur l’événement.

Le sommet de l’OMC revêt pour un grand nombre d’acteurs de l’économie et de la politique un rôle capital. Il est un événement programmé, anticipé et ses enjeux sont traités par la presse durant les jours qui précèdent. Mais c’est aussi, et très clairement, le cas pour le contre-sommet334. La dialectique sommet/contre-sommet est donc largement programmée et apparaît rapidement comme le prisme privilégié de l’information diffusée. Autrement dit, contrairement au mythe de Seattle relayé par un grand nombre de récits militants écrits a posteriori 335 , la presse française n’est pas réellement surprise par la présence des milliers de manifestants.

Ainsi, dans son édition du 26 novembre, après un appel de une, Le Point propose un large dossier de 15 pages intitulé « Le mauvais procès de la mondialisation ». Largement didactique, le dossier insiste sur « la grande peur de la mondialisation » et sur « les peurs exagérées d’une organisation édictant ses règles au reste du monde ». Une mise en garde en guise de conclusion : « Tout le folklore qui s’annonce risque de détourner l’attention médiatique de la « ministérielle » de l’OMC qui devrait constituer, tout de même, le véritable événement » 336.

Libération, dès son édition du 27/28 novembre, alors que ni le contre-sommet ni les réunions de l’OMC n’ont débuté, propose un imposant cahier spécial (12 pages), annoncé par un bandeau de Une et intitulé : « Mondialisation : pour ou contre ». Autour de quatre grandes questions (par exemple : « La mondialisation aggrave-t-elle le chômage ? »), Libération organise un débat entre un « partisan » et un « adversaire » de la mondialisation. A travers un tel dossier, le journal met en scène l’opposition et impose une alternative du type pour ou contre qui anticipe la dialectique sommet/contre-sommet. En page III du cahier spécial, un article insiste sur la diversité des « milliers d’associations, de syndicats et d’organisations non-gouvernementales » qui tiendront un contre-sommet. Le lendemain, veille de l’ouverture du sommet de l’OMC, l’éditorial s’attache au contre-sommet. Le titre de l’éditorial est explicite : « Mauvais combat ». L’argument développé : l’OMC est indispensable à la régulation des échanges et n’a aucune raison d’être condamnée. Jusqu’au 6 décembre, sommet et contre-sommet sont présents en Une (exception faite de l’édition du 30 novembre). Le 27/28 novembre, c’est donc un cahier spécial. Le 29 novembre, le 1er, 4/5 et 6 décembre, l’information trouve sa place en rubrique « Evénement » et s’étale donc, au-delà de la Une, sur quatre pages. Les autres jours (30 novembre, 2 et 3 décembre), l’information s’inscrit en rubrique « Economie ». Notons que l’inscription en rubrique « Economie » ne correspond pas à une attention privilégiée au sommet au détriment du contre-sommet. Dans cette rubrique aussi, les deux dimensions de l’événement sont solidaires.

L’anticipation est encore plus claire dans L’Humanité qui, le 26 novembre, conte à ses lecteurs l’organisation de la mobilisation française337 et introduit dans son dispositif un compte à rebours qui indique le nombre de jours à patienter avant l’ouverture du sommet et du contre-sommet (« J-5 », « J-4 »…). Le 28 novembre, le quotidien ouvre ses pages à six responsables d’organisation afin qu’ils expliquent les raisons de leur voyage à Seattle338. Enfin, le 29 novembre, le quotidien initie la rubrique « Le journal de Seattle » dans lequel l’information trouve sa place jusqu’à la clôture de l’événement. Du 26 novembre au 4/5 décembre, l’information apparaît en Une.

Les pages saumon du Figaro (pages économie) présentent les enjeux économiques et politiques du sommet de l’OMC à partir du 23 novembre. Mais, dès le 26 novembre, Le Figaro, encore dans ses pages économie, évoque pour la première fois le contre-sommet et l’éventualité d’une « protestation anti-mondialisation »339. Quand, à partir du 29 novembre, Seattle échappe aux pages saumon pour venir s’inscrire en Une du journal, la priorité est clairement accordée au contre-sommet340. Ensuite, pages saumon et rubrique « International » se partagent le traitement du sommet et du contre-sommet. Jusqu’au 6 décembre, les deux sont présents en Une (exception faite de l’édition du 30 novembre). Le 7 décembre, le journal clôt son traitement de Seattle en revenant sur l’échec des rencontres institutionnelles entre dirigeants de l’OMC.

Le Monde initie son traitement de Seattle le 27 novembre et porte immédiatement son attention sur les deux dimensions de l’événement341. Jusqu’au 8 décembre, date de clôture du traitement de l’événement, l’information s’inscrit en rubrique « International ». Le 29 novembre, l’événement accède à la Une et ne la quitte plus jusqu’au 6 décembre.

Dans Les Echos, le sommet intègre l’information en Une à partir du 26 novembre342. Dans les jours qui suivent les enjeux politiques et économiques de la réunion sont largement traités. A la veille de l’ouverture des réunions, le 29 novembre, un gros dossier illustre la priorité accordée au sommet : sur 17 articles, un seul concerne le contre-sommet343. Du 26 au 6 décembre, le sommet de l’OMC est présent en Une et en pages intérieures.

Enfin, dans La Croix, le traitement de Seattle débute le 29 novembre et intègre directement la Une. A la veille du sommet officiel, le titre de Une affirme : « Seattle fédère les opposants à la mondialisation ». Le lendemain, l’éditorial, en Une, est intitulé « A mort l’arbitre » et s’attache au contre-sommet : « Encore ne faudrait-il pas se tromper d’adversaire ? Ne rêvons pas d’un monde libéré de l’OMC : il serait encore plus livré au plus fort ». L’événement est présent en Une le 29, 30 novembre, 1er, 2 et 6 décembre. Le dernier article traitant de Seattle paraît le 7 décembre.

Notes
328.

HALLIN Dan, MANCINI Paolo, « Rencontres au sommet : vers une sphère publique internationale », Hermès, n°13/14, p.185-203, 1994

329.

Nous évoquons bien un recadrage de l’événement et non une rupture de cadre telle que peut la décrire Michel De Fornel quand il évoque la catastrophe du Heysel [« Violence, sport et discours médiatique : l’exemple de la tragédie du Heysel », Réseaux, n°57, p. 29-47, 1993]. Dans notre cas, les frontières de l’événement évoluent mais il n’y a pas de rupture fondamentale dans les pratiques des acteurs initialement en jeu (les représentants de l’OMC).

330.

LUGRIN Gilles, « Le mélange des genres dans l’hyperstructure », Semen, n°13, p. 65-96, 2000, p. 69. Concept originellement proposé par : GROSSE Ernest Ulrich, SEIBOLD, Ernest, « Typologie des genres journalistiques », Panorama de la presse parisienne, Berlin : Peter Lang, 1996

331.

Le mélange des genres illustré par l’hypertructure gagnerait sans doute à être interrogé en termes de pratiques journalistiques ; et peut-être au prisme de la notion de « dispersion » relayée par le Réseau d’étude sur le journalisme et initiée par Roselyne Ringoot et Jean-Michel Utard [« RINGOOT Roselyne, UTARD Jean-Michel, « Genres journalistiques et « dispersion du journalisme », in RINGOOT Roselyne, UTARD Jean-Michel (dir.), Le journalisme en invention. Nouvelles pratiques, nouveaux acteurs, Rennes : Presses universitaires de Rennes, p. 21-47, 2005].

332.

La distinction entre énonciation « subjectivisée » et « objectivisée » est empruntée à Sophie Moirand [MOIRAND 2000]

333.

LOCHARD 1996, p. 93

334.

Notons que l’organisation de contre-sommets en parallèle des grandes réunions internationales n’est pas une nouveauté. En juin 1996, par exemple, le G7 de Lyon est accompagné d’un contre-sommet, organisé par le collectif « Les autres voix de la planète » et intitulé « Chômage, guerre, dette, ça suffit ». Ces contre-sommets existent donc, attirent quelques milliers de personnes mais ne profitent que d’une très faible couverture médiatique. Seule L’Humanité traite largement le contre-sommet de Lyon à travers 7 articles entre le 22 et le 28 juin. Le Monde propose un seul article (« Manifestation syndicale à Lyon contre le G7 », 26-06-96) ; La Croix, Le Figaro, Les Echos et Le Point n’en publient aucun (hors brèves).

335.

A titre d’illustration, Christophe Aguiton, membre fondateur d’Attac et, à ce titre, engagé dans l’antimondialisation : « Le soir du 30 novembre 1999, les journaux télévisés du monde entier s’ouvrent sur un événement totalement imprévu : à Seattle, aux Etats-Unis, des manifestants ont bloqué le centre de conférence de l’Organisation mondiale du commerce, une institution internationale qui compte parmi les plus puissantes. » [AGUITON Christophe, Le monde nous appartient, Paris : Plon, 2001]

336.

« Seattle : la grande peur de la mondialisation », 26-11, Le Point

337.

« OMC : l’histoire d’une mobilisation française », 26-11, L’Humanité

338.

« Nous allons à Seattle. Voici pourquoi », 28-11, L’Humanité

339.

« Des ONG en pagaille », 26-11, Le Figaro

340.

« L’opinion publique s’invite à l’OMC », 29-11, Le Figaro

341.

« Branle-bas de combat des « anti-OMC » avant l’ouverture du sommet de Seattle », 27-11, Le Monde

342.

« L’OM divise la classe politique française », 26/27-11, Les Echos

343.

« Seattle : capitale de la contestation mondiale », 29-11, Les Echos