II.2.2. « La bataille de Seattle » : une convergence de cadres

Sommet et contre-sommet sont initialement deux événements autonomes. Pourtant, la concurrence entre les deux, initiée par les militants, permet à la presse de transformer le double événement en un des « grands scénarios » identifiés par Elihu Katz et Daniel Dayan dans leur analyse de la télévision cérémonielle : la confrontation344. Les cadres spécifiques de la manifestation et du sommet international se rencontrent par la médiation de la confrontation perçue comme un des cadres génériques privilégié par les médias : le cadre du conflit [conflict frame 345 ] ; cadre qui encourage un traitement en termes de gagnant/perdant. Remarquons d’ailleurs que le cadre du conflit prévaut également au sein du traitement de la réunion de l’OMC. Ainsi, dans un premier temps, la bataille annoncée désigne le conflit entre Etats-Unis et Europe (ou Etats-Unis et « pays du Sud »). Ainsi, dès le 28 septembre, dans un article du Monde portant sur les divisions du monde agricole, le journaliste évoque « ce qui sera la bataille de Seattle » entre Européens et Américains346. Dans L’Humanité, alors que le sommet approche, le 27 novembre, l’expression désigne encore les tensions prévisibles qui marqueront les négociations commerciales entre représentants du nouveau continent et ceux de la vieille Europe347. Le lendemain, dans Le Figaro, même référence à la « bataille de Seattle » pour désigner, là encore, les négociations qui ont lieu dans le contexte feutré de l’OMC348. De même dans L’Humanité, le 28 novembre, et malgré l’anticipation du contre-sommet, l’expression « la bataille de Seattle » désigne encore « l’opposition frontale entre les Etats-Unis et l’Union Européenne autour de deux sujets principaux : l’agriculture et les services »349.

Dans un second temps, une fois l’événement recadré, le cadre du conflit qui soutient l’expression « la bataille de Seattle » évolue et désigne l’opposition entre les manifestants et l’OMC. Illustrations avec Le Monde :

‘« Plus que le sommet lui-même, l'image qui restera de ce que l'on appelle déjà la « bataille de Seattle » sera celle de délégués en complet sombre et serviette en cuir perdus dans une foule qu'ils ne comprenaient pas et qui ne les comprenait pas. » 350

Toujours dans Le Monde, quelques jours plus tard, le 9 décembre :

‘« Héros du mouvement contre la guerre du Vietnam, Tom Hayden, l'ancien mari de Jane Fonda, voit dans la bataille de Seattle un événement plus important que les manifestations de 1968. Sans doute, car son impact dépasse le cadre des Etats-Unis. On a en effet assisté la semaine dernière à l'émergence d'un nouveau type de mondialisation, celle de la contestation. » 351

L’enchaînement des deux temps n’est pas aussi clair dans La Croix. En effet, le même jour, le 3 décembre, l’expression désigne dans un article l’affrontement politico-économique qui porte sur l’agriculture352 ; dans un autre, elle désigne l’opposition symbolique entre manifestants et dirigeants de l’OMC353.

La performance militante à Seattle consiste à proposer une dramaturgie qui repose, d’une part, sur un cadre interprétatif issu de la sphère militante, élaboré autour de la dénonciation de la mondialisation (instauré en anti-sujet) et au sein duquel les institutions internationales sont instaurées en adversaires et, d’autre part, un cadre générique très répandu dans les discours médiatiques354.

La confrontation cérémonielle (dont l’idéal type est sans doute fourni par les compétitions sportives majeures) est spatialement et temporellement délimitée. Cette unité de temps et de lieu, offerte par le sommet, profite à la mise en scène du conflit et à la dialectique sommet/contre-sommet. La force de la confrontation est ici d’affirmer la diversité des points de vue possibles sur la mondialisation ; elle représente également une reconnaissance officielle de la légitimité du conflit et donc des acteurs en présence. L’événement offre alors « aux acteurs politiques  la consistance symbolique qui les fonde comme sujets porteurs d’une signification et d’une consistance de médiation dans l’espace public »355.

Notes
344.

KATZ Elihu, DAYAN Daniel, La télévision cérémonielle, Paris : PUF, 1996, p.29-39. Certes, les propositions des auteurs s’attachent à la télévision c’est-à-dire à un média qui se singularise notamment par sa capacité de diffusion, par sa temporalité (notamment par la temporalité spécifique du direct), par le rôle fondamental accordé à l’image, etc. Nous pensons pourtant que l’apport de cet ouvrage dépasse le seul cadre de la télévision et favorise la compréhension des logiques qui fondent le « monde commun » proposé par des médias comme vecteur d’identités et de communautés. Rappelons également que le système médiatique est un espace d’interactions où les acteurs (et les supports qu’ils privilégient) sont dépendants et solidaires. Autrement dit, quand Anouar el-Sadate se rend à Jérusalem en 1977 ou quand le Prince Charles se marie à Lady Diana en 1981, la dimension cérémonielle dépasse, selon nous, largement le cadre de la télévision pour atteindre des supports dont la temporalité ne permet pourtant pas le direct.

345.

DE VREESE Cales H, « News framing », Information Design Journal, n°13, p. 51-62, 2005

346.

« Le monde agricole entre surenchère et défis », Le Monde,28-09

347.

« Seattle : le grand marchandage », 27-11, L’Humanité

348.

« OMC : la grande bataille », 28-11, Le Figaro

349.

« OMC : le grand marchandage », 28-11, L’Humanité

350.

« 40 000 manifestants à Seattle », 2-12, Le Monde

351.

« L’OMC otage des élections américaines », 9-12, Le Monde

352.

« L’Europe cherche le compromis », 3-12, La Croix

353.

« La vie comme elle va », 3-12, La Croix

354.

Patrick Champagne ne dit pas autre chose dans Faire l’opinion : « Ce qui est dit et vu de l’événement est en fait le produit de la rencontre entre les propriétés du groupe qui se donne ainsi à voir publiquement et les catégories de perception du groupe des journalistes ». Néanmoins, là où le sociologue insiste sur « les catégories de perception » propres à chaque journal, nous préférons insister, par l’intermédiaire du cadre, sur « les catégories de perception » partagées par des titres de presse. [CHAMPAGNE Patrick, Faire l’opinion. Le nouveau jeu politique, Paris : Editions de Minuit, 1990

355.

LAMIZET Bernard, Politique et identité, Lyon : PUL, 2002, p.65