II.3.2. Une thématique privilégiée : la diversité folklorique

Cette diversité des désignations utilisés lors des quatre jours du sommet illustre la difficulté de la presse à inscrire les manifestants au cœur d’un projet politique cohérent. Face à l’OMC, la confrontation ne fait pas intervenir un acteur clairement identifié mais une entité collective diffuse et irréductible, une communauté qui semble précaire et éphémère.

La fragmentation du projet politique exprimé dans les rues de Seattle encourage l’ensemble des journaux à insister sur la diversité des individus réunis. Le Figaro prévient qu’« il y en aura pour tous les goûts et pour tous les continents. Un véritable inventaire à la Prévert »363. La Croix prévient également : « Les milliers d’opposants à la mondialisation –écologistes, tiers-mondistes, ouvriers…- ne forment pas un ensemble homogène. »364 Dans son éditorial du 30 novembre intitulé « Tant qu’il y aura des hommes », L’Humanité insiste, elle aussi, sur l’hétérogénéité de la protestation : « il y a ce matin un charivari du diable : des ouvriers, des agriculteurs, des syndicalistes, des écologistes, des créateurs, des consommateurs –en somme des citoyens- répondent à l’appel de plus d’un millier d’organisations d’une centaine de pays »365. « Diversités » est d’ailleurs le titre d’un éditorial proposé par Libération le 1er décembre. Extrait :

‘« Toutes les peurs et pas mal de revendications sont donc au rendez-vous de Seattle pour conspuer le libre échange planifié dans lequel nous sommes en grande partie immergés depuis pas mal de temps déjà. […] Une foule aux multiples revendications et condamnations, parfois contradictoires, selon que les protestataires défendent les intérêts du Nord ou du Sud, du consommateur ou du producteur, l’écologie ou le développement, la concurrence ou l’anticapitalisme, la souveraineté ou une nouvelle forme de l’internationalisme, l’agriculture intensive ou auto-suffisante. Une telle diversité pourrait prêter à sourire. A tort. »’

Les visages de la diversité. La masse, comme acteur anonyme, est présente au cœur du dispositif des journaux par le recours aux photographies des cortèges. L’intérêt de ce type de photographie est de produire un « avoir été là », de relayer « l’évidence stupéfiante du : cela s’est passé ainsi »366. A ce titre, les photographies de cortèges relaient le premier mode d’effectivité de la manifestation : l’expression physique de la force d’un groupe par le nombre. Ce type d’image tire alors sa force de l’anonymat de la masse et est très présent dans l’ensemble des quotidiens du corpus. Ces images de cortèges sont aussi un espace privilégié pour exposer à travers les banderoles et autres calicots les revendications portées par les individus présents :

La Croix, 6-12-99 (légende : « Les ONG défilent à Seattle pour que tout ne se résume pas à sa valeur marchande »)

Ces photographies sont donc la mise en image de la manifestation comme forme d’expression directe de la rue qui s’oppose à l’expression indirecte et institutionnelle issue de la médiation de la représentation. Elles peuvent illustrer des articles qui s’attachent pourtant exclusivement aux rencontres entre dirigeants politiques. C’est, par exemple, le cas dans Le Figaro daté du 1er décembre : l’imagerie de la manifestation, c’est-à-dire du contre-sommet, vient illustrer le contenu relatif au sommet. La foule bigarrée vient illustrer les visuellement sinistres rencontres entre dirigeants politiques.

Des plans plus serrés portent sur les militants grimés (maquillés ou masqués) ou jouant de la musique, également sur les diverses « installations » proposées par les militants. Ces photographies apparaissent comme les relais photographiques des nombreux papiers d’ambiance :

L’Humanité, 4/5-12-99 (« Avant l’ouverture de la conférence, sit-in dans le centre ville de Seattle. Des centaines de manifestants ont été arrêtés »), La Croix, 2-12-99 (« Parmi les nombreux groupes qui manifestent à Seattle, des militants de la cause animale déguisés en tortues de mer »)

Le Figaro, 1-12-99 (« Quelques 50000 « anti-OMC » ont célébré à leur manière dans les rues de Seattle le coup d’envoi des travaux de l’organisation »), Libération, 5/6-12-99 (« Manifestation à Seattle. Jusqu’au bout, les adversaires de la mondialisation ont manifesté dans la capitale américaine »)

Néanmoins, dans une visée didactique –qui sont-ils ?-, la presse s’attache à offrir un visage, des visages en fait, à la diversité. A cette fin, un dispositif sémio-discursif spécifique est privilégié par certains journaux et notamment par Libération et L’Humanité : la galerie de portraits. Il s’agit de juxtaposer à des photographies, parfois de type photomaton, de courts portraits dont la variété doit contribuer à dresser une sorte de typologie des militants présents. Chaque court portrait a valeur d’exemplarité. Ainsi, L’Humanité présente « Ces Américains qui contestent » [titre de l’article] à travers trois courts portraits accompagnés de photographies. Il y a :

Libération a également recours à ce type de dispositif avec 5 photographies367 :

Libération, 1-12-99 (légendes des photographies de gauche à droite et de bas en haut : « Calamity Franck, Austin : « L’OMC est en train d’avoir notre peau. Ici, j’ai trouvé une étrange communauté de gens, mais avec les mêmes préoccupations que moi » » ; Ibe Wilson et Taire Stanley, Panama : « Les peuples indigènes ne peuvent pas permettre le vol de leur patrimoine et de leurs connaissances ancestrales » » ; « Eugene Lee, Alberta (Canada) : «Nous devons combattre l’alliance des entreprises qui pillent les peuples indigènes du monde entier » » ; « Martin Shaw, Londres (Grande-Bretagne): « Je suis ici pour résister aux lois de l’OMC et pour un agenda qui prenne vraiment en compte les besoins des gens de la planète » » ; « Sanjay Mangala, Gopal (Inde) : « Je suis à Seattle pour qu’on ferme l’OMC et pour qu’on leur donne une leçon »

Le lendemain, le dispositif (sans le support photographique) est réitéré avec six courts portraits. Il y a Jan Davis, « l’ami des tortues » (« j’ai choisi ce déguisement [de tortue] parce que les tortues de mer sont en danger »), Don Kegley, « le sidérurgiste », Mituy, « l’artiste pour les Droits de l’homme » (« je suis venue avec un groupe de théâtre de rue pour faire le cirque dans les rues de Seattle parce que je crois que l’OMC est un obstacle au genre de monde dans lequel je veux vivre »), Christopher Laig, « le prêtre tiers-mondiste », il y a aussi Brendon, « l’anarchiste » et enfin Mike Dolan, « le juriste militant »368.

C’est par l’individu, ses motivations, ses motifs, ses actions que la masse acquiert ses visages : l’individu et l’histoire vécue [human interest story] sont ici le prisme privilégié pour traiter du collectif. L’individu et son parcours acquièrent leur valeur de leur exemplarité ; ils sont ce par quoi un collectif caractérisé par son hétérogénéité est présenté.

En se définissant par son seul antagonisme à l’OMC, le contre-sommet ne semble relever que d’une rencontre éphémère et précaire dont l’affirmation de la diversité soutient le contexte de description. Si nous reprenons les termes d’Alain Touraine, c’est sans doute une particularité de la mouvance antimondialisation que de se définir, en premier lieu, par son « principe d’opposition ». Par un renversement des critères de définition du mouvement social, c’est par le « principe d’opposition » que se forge un « principe d’identité »369. C’est par l’identification d’adversaires communs que se constitue l’identité. Néanmoins, s’il y a un collectif marqué du sceau de l’hétérogénéité et institué dans l’opposition qu’il entretient à l’OMC, reste qu’il n’y a pas encore d’acteur politique.Ce n’est que dans la constitution du paradigme événementiel, c’est-à-dire dans la répétition du cadre appliqué à Seattle, que se constitue ensuite le mouvement antimondialisation comme acteur, ou du moins, catégorie politique.

Notes
363.

« Des ONG en pagaille », 26-11, Le Figaro

364.

« Mondial quiproquo », 2-12, La Croix

365.

« Tant qu’il y aura des hommes » [éditorial], 30-11, L’Humanité

366.

BARTHES, Roland, « Rhétoriques de l’image », Communications, n°4, 1964, p. 40-52

367.

« A Seattle, les « Indiens » dégainent les premiers », 30-11-99, Libération

368.

« Six Américains en guerre contre la mondialisation », 1-12-99, Libération ; notons que le quotidien réitère le même dispositif lors du sommet et contre-sommet de Prague : « Quoi de neuf depuis Seattle? Eux », 26-09-00, Libération

369.

Terminologie issue de : TOURAINE 1973. Ensuite reprise dans les travaux du sociologue sur le mouvement ouvrier ou sur le mouvement anti-nucléaire (TOURAINE Alain (et al.) Le mouvement ouvrier, Paris : Fayard, 1984 ; TOURAINE Alain (et al.), La prophétie antinucléaire, Paris : Seuil, 1980).