II.4.1. L’identification à « une société civile internationale » : un privilège axiologique

Nous avançons que le cadre appliqué à Seattle tend à répondre à cette question. C’est par la référence à la société civile, souvent qualifiée de globale ou d’internationale, que le traitement de Seattle par la presse s’inscrit clairement dans « l’imaginaire de la souveraineté populaire »374 et dans la célébration du spectacle démocratique. C’est le mythe de la démocratie au sein de laquelle le peuple est tributaire des choix politiques. Le recours au concept de « société civile internationale » permet de nommer un mouvement que l’absence de nom rend difficile à individualiser. Ce concept permet deux choses : offrir un nom à la diversité et inscrire Seattle dans l’imaginaire de la souveraineté populaire.

La configuration dans le discours de la presse de la société civile mondiale répond, en quelque sorte, à une lacune narrative : elle permet à la presse de raconter la politique qui se déploie à l’échelle mondiale en disposant d’une référence au peuple souverain375. Face à la multiplication des relations entretenues par les institutions internationales à vocation politique et/ou économique (Etats-nations, OMC, FMI, OTAN, G8…), c’est par le biais de la référence à une société civile étendue à l’échelle mondiale que le peuple peut retrouver une place. Dans l’imaginaire démocratique, le peuple est garant de l’intérêt général. Par la référence à une société civile mondiale, le peuple se matérialise en une figure narrative et retrouve une capacité d’énonciation sur laquelle les médias peuvent se reposer pour raconter les nouvelles échelles de la démocratie.

En effet, ce que révèle l’analyse des discours de presse est la constitution de la société civile non comme un espace de délibération (une conception proche de celle, par exemple, de Jürgen Habermas pour qui la société civile apparaît comme une périphérie de l’espace public376) mais comme une entité agissante, comme un nouvel acteur politique. Autrement dit, la presse, adoptant une figure anthropomorphique de la société civile internationale en fait un acteur à part entière de la scène internationale. La dialectique qui s’instaure entre le contre-sommet et l’organisation qu’il conteste offre à la presse une opportunité de mise en scène du conflit, de mise en récit de l’action de la société civile. Alors définie par le rapport d’opposition qu’elle entretient avec les organismes internationaux (l’OMC à Seattle), la société civile mondiale s’inscrit dans un schéma actanciel377 au sein duquel l’anti-sujet est donc un acteur, une organisation, une institution internationale. Dans ce schéma, initié par la sphère militante et largement relayé par la presse, la société civile mondiale possède les caractéristiques d’un vouloir, pouvoir et savoir faire ; elle est également capable de performance. Exemples :

  • « Les réunions auront lieu sous la haute surveillance de la société civile »378 [savoir faire] ;
  • « [les dirigeants de l’OMC] devront à l’avenir prendre en compte l’émergence de cette société civile mondiale qui n’entend pas baisser les bras et qui entend poursuivre son action contre la mondialisation »379 [vouloir faire] ;
  • « Peut-on penser que le coup de force de la société civile fasse jurisprudence ? » ; « En faisant irruption dans le débat, la société civile met en évidence le besoin d’un pouvoir législatif planétaire » 380 [savoir faire et performance] ;
  • « La société civile a forcé les portes de l’OMC »381 [performance] ;
  • « […] la victoire de la société civile sur les bureaucrates »382 [performance].

La presse française inscrit donc la référence à la société civile, souvent qualifiée de mondiale ou d’internationale, au cœur de son traitement de l’événement antimondialisation. La société civile est configurée dans les médias comme un macro-sujet à même de répondre aux défis lancés par les nouvelles dimensions de l’espace politique. La presse semble alors répondre au nouvel impératif qu’impose la mondialisation aux médias, et identifié par Bernard Lamizet :

‘« Les médias ont, sans doute, davantage, aujourd’hui, à construire de nouvelles solidarités qu’à structurer des identités. En effet, la croissance des relations d’interdépendance entre les pays et entre les peuples amène à repenser l’internationalisation des rapports sociaux en termes de solidarité et d’apports mutuels, plutôt qu’en termes de défense farouche des indépendances et des traditions culturelles»383. ’

Autrement dit, à travers sa capacité à diffuser l’information nécessaire à la reconnaissance des acteurs du politique, la presse contribue à l’émergence dans les discours d’une société civile internationale qui illustre l’apparition d’une sensibilité politique mondiale. Surtout, elle contribue ainsi à offrir du répondant aux instances internationales. En effet, la référence à une société civile mondiale permet de réintégrer le conflit et l’affrontement au cœur des nouvelles dimensions de la politique. Puisque la politique repose en partie sur une lutte pour savoir qui a le droit de parler et surtout au nom de qui (question de la représentation), les individus rassemblés à Seattle profitent d’une assimilation légitimatrice à la société civile mondiale à laquelle seul Le Point ne participe pas.

Notes
374.

CHARAUDEAU, 2005, p. 175-186

375.

AUBOUSSIER Julien, NIEMEYER Katarina, « Antimondialisation et société civile dans la presse française et allemande », in ROWELL Jay, SAINT GILLE Anne Marie, La société civile organisée en Allemagne et en France au XIX et XXe siècle, Lyon : PUL, 2010 [à paraître]

376.

HABERMAS Jürgen, « Le rôle de la société civile et de l’espace politique » [chap. VIII], Droit et démocratie. Entre faits et normes, Paris : Gallimard, 1992 p. 355-414

377.

GREIMAS Algirdas Julien, Du sens. Essais sémiotiques, Paris : Seuil, 1970

378.

« Les anti-OMC bien résolus à jouer les trouble-fête à Seattle », Les Echos, 30-11

379.

« L’irruption dans le cénacle » [éditorial], L’Humanité, 3-12

380.

« Il faut un pouvoir législatif planétaire » [Interview de Jacques Attali], Libération, 4/5-12

381.

« La société civile a forcé les portes de l’OMC », Les Echos, 6-12

382.

« La victoire de Seattle » [éditorial], Le Monde, 5/6-12

383.

LAMIZET 1999, p. 273