II.4.2. Participation citoyenne et célébration d’une scène politique mondiale

Ces transformations des frontières du politique s’accompagnent du développement à l’international de plusieurs autres notions jusqu’alors mobilisées par la presse française dans le seul cadre national (parfois européen). La notion de citoyenneté, notamment, traditionnellement inscrite dans la référence au territoire et à la communauté nationale, est inscrite dans les nouvelles dimensions de l’espace politique et de la communication et participe ainsi à accréditer la thèse d’une communauté de destin transnationale. Ainsi, Le Monde relaie l’idée que le contre-sommet illustre une citoyenneté transnationale et, dès le 30 novembre, c’est la Une du journal qui annonce : « Les citoyens du monde s’invitent à l’OMC ». Néanmoins, c’est sans nul doute L’Humanité qui privilégie le plus largement la référence à cette nouvelle citoyenneté. Dès le 26 novembre, le journal communiste s’attend à voir « des dizaines de milliers de citoyens du monde converger vers Seattle ». Le 29 novembre, le quotidien titre son éditorial « Citoyens du monde »  et poursuit, en page 4, avec un article intitulé « OPA citoyenne sur l’OMC ». Dans l’édition du 4/5 décembre, nouvelle référence à la citoyenneté avec un article titré « Ces citoyens qui ont mis l’OMC à nu ». Enfin, à l’issu du sommet, le 6 décembre, le journal résume : « OMC : un succès citoyen » [titre de Une].

L’Humanité, 6-12-99 ; Le Monde, 30-11

Sans doute faut-il ici rappeler que le concept de « citoyens du monde » n’est pas contemporain à la préfiguration de l’antimondialisation qui a lieu à Seattle. Même si l’idée existe dès l’Antiquité chez les stoïciens384, c’est sans doute Kant qui lui offre son sens moderne. Le rêve cosmopolite kantien est une revendication juridique de la citoyenneté qui dépasse le cadre national (« [Chez Kant] la sphéricité de la terre apparaît comme ce qui, en dernière analyse, confère au monde un statut juridique »385) et impose aux citoyens un devoir de responsabilité. Ce principe de responsabilité à l’égard du monde explique certainement la réussite du concept de « citoyens du monde » dans la seconde partie du XXe siècle. Face aux conséquences de la guerre, aux traumatismes d’Hiroshima et de Nagasaki, face à l’horreur des camps nazis, émerge l’idée que le seul horizon sur lequel doivent s’inscrire les projets éthiques de l’humanité est le monde. Le « vivre ensemble » de l’éthique ne semble plus pouvoir être pensé dans le cadre de communautés restreintes.

De la même manière qu’une définition extensive de la citoyenneté est adoptée, le concept d’opinion publique, déjà largement discuté dans son ancrage national, est élargi au cadre international. Etendue aux nouvelles frontières du politique, la référence à l’opinion publique semble illustrer la formation démocratique de la volonté générale. Quand s’ouvre le sommet de l’OMC, Le Figaro prévient : « L’opinion publique s’invite à l’OMC »386. De la même façon, Le Monde anticipe : « Pour la première fois dans l’histoire de ce type de grand marchandage global, l’opinion publique mondiale est mobilisée ». A l’heure des bilans, le constat est clairement relayé et partagé et ce par :

Le traitement accordé par la presse aux journées de Seattle relaie ainsi l’idée d’une scène politique internationale en diffusant l’illusion d’une culture et d’une communauté politique commune. « Fille de la mondialisation et de la fin de la guerre froide »390, la société civile internationale illustrerait donc l’institutionnalisation progressive d’une scène mondiale sur laquelle l’intérêt général serait discuté par des citoyens dont la voix se matérialiserait dans une opinion publique mondiale. La référence à la société civile internationale semble finalement répondre au problème de la définition de la communauté démocratique. Loin des foules menaçantes de Gustave Le Bon391 ou des masses amorphes du courant fonctionnaliste, la société civile mondiale semble traduire l’affirmation d’une volonté collective de réappropriation des grandes évolutions historiques, politiques et culturelles. La mobilisation de la terminologie démocratique illustre clairement le privilège axiologique accordé au contre-sommet. Ce qui s’est joué, miniaturisé dans la confrontation, c’est l’affirmation d’une alternative, encore mal définie, à la mondialisation.

Notons que la concentration des regards sur la diversité et le privilège axiologique accordé par la référence à une société civile mondiale en gestation, expliquent sans doute la faible attention accordée aux violences qui marquent la journée du mardi 30 novembre. Même si les affrontements entre manifestants et forces de police sont rapidement évoqués, ils ne font l’objet d’aucun article ni dans Le Figaro, ni dans La Croix, ni dans Les Echos. Au lendemain des violences, Libération ne propose pas d’article sur elles mais en exploite l’image avec une photographie située en page 3. Le Monde, dans l’édition datée du 3 décembre, propose à la périphérie de son hyperstructure (page 2 et 3) deux articles dans lesquels sont évoqués les affrontements. En termes de surface rédactionnelle, c’est clairement L’Humanité qui accorde le plus d’importance à ces violences avec notamment sa spectaculaire Une du 2 décembre :

La rhétorique révolutionnaire selon laquelle la violence d’Etat illustre la violence du « système » est largement reprise par le quotidien communiste. Ainsi, le lendemain, l’hyperstructure qui s’étale en page 2 et 3 se construit autour d’une grande photographie d’un policier en armure. Pourtant, au sein de ces deux pages, aucun article ne s’attache aux violences et la figure menaçante vise en fait à relayer la position politique offensive des Etats-Unis qui souhaite voir disparaître la politique agricole commune européenne. Il y a ainsi un transfert de l’imagerie des affrontements de la veille sur la dimension clairement politique des réunions entre dirigeants. Hyperstructure proposée le 3 décembre :

Notes
384.

Ainsi, se fiant à Plutarque (De l’exil), Montaigne rappelle dans ses essais (Livre I, chap. 26): « Il se tire une merveilleuse clarté, pour le jugement humain, de la frequantation du monde. Nous sommes tous contraints et amoncellez en nous, et avons la veuë racourcie à la longueur de nostre nez. On demandoit à Socrates d’où il estoit. Il ne repondit pas : « D’Athenes », mais : « Du monde ».Luy, qui avoit son imagination plus plaine et plus estanduë, embrassoit l’univers comme sa ville, jettoit ses connoissances, sa société et ses affections à tout le genre humain » [MONTAIGNE, Essais, Paris : Editions Fernand Roches, 1931, p. 24]

385.

FOESSEL Michaël, « Kant : du droit cosmopolitique à l’habitation du monde », HUBERT Vincent (dir.) Citoyens du monde : Enjeux, responsabilités, concepts, Paris : L’Harmattan, p.19-32, 2004

386.

« L’opinion publique s’invite à l’OMC » [titre de une], Le Figaro, 29-11

387.

« Couvre feu sur l’OMC » [titre de une], L’Humanité, 2-12

388.

« Un moment clé » [éditorial], Libération, 4/5-12

389.

« La victoire de Seattle » [éditorial], Le Monde, 5/6-12

390.

COHEN Samy, La résistance des Etats. Les démocraties face aux défis de la mondialisation, Paris : Seuil, 2003

391.

LE BON 1985 [1885]