II.5. Le temps de l’évaluation

II.5.1. Les quotidiens

Quand le rideau tombe sur les journées de Seattle, « le processus d’interprétation auquel il [l’événement] est soumis acquiert une dimension formalisée »392 et devient ainsi un objet du débat public. Autrement dit, l’événement appelle le commentaire : éditoriaux de clôture 393 et pages périphériques en accueillent alors les interprétations ; autant de textes qui contribuent à faire de Seattle (et des figements de type « la bataille de Seattle » ou « la victoire de Seattle ») un lieu discursif au sens que lui donne Alice Krieg-Planque : « un de ces grumeaux qui se forment dans l’univers discursif » et auxquels « les commentateurs s’arriment pour assigner des positions, à eux-mêmes et à d’autres »394.

A l’heure du bilan et de l’interprétation, la presse s’accorde sur le fait que Seattle marque un tournant. Représentatif, Le Monde affirme dans son éditorial du 5-6 décembre : « A l’heure du réseau des réseaux, la démocratie ne peut plus être monopolisée par quelque bureaucratie que ce soit, ni même par les Etats aussi démocratiques qu’ils puissent être ». A ce titre, nous préservons la référence à Elihu Katz et Daniel Dayan et en relayons les propos sur l’événement transformatif comme « proclamation d’un nouveau type d’avenir » qui « invite une société à découvrir qu’il existait des alternatives à ses choix ». L’événement transformatif… :

‘« […] a surtout une valeur expressive et constitue une illustration de l’état des choses désirées. La cérémonie se propose alors comme un modèle réduit de cet état des choses. Elle en est la préfiguration. Elle est aussi l’indice de sa possibilité. »395

La confrontation est un idéal-type du spectacle cérémoniel. Face à ce dernier, le spectateur est témoin « au sens que prenait ce terme dans le christianisme antique, celui à qui on demande de se convertir à une nouvelle définition de la réalité, puis de lui servir de medium, de devenir l’instrument de sa propagation »396. Pour Jean-François Tétu, l’information, dans la cérémonie, ne s’attache ni à un savoir, ni à un voir, mais un faire-voir capable de produire un croire. Et « cela, bien sûr, est générateur d’émotions parce que […] l’image fait mouvoir, émeut, met en mouvement »397. Dans notre perspective, la cérémonie exprime une volonté de rassemblement autour de la mise en scène de la démocratie. Au-delà de son opposition à l’OMC, le contre-sommet n’est pas perçu comme porteur de revendications claires (le principal attribut accordé au mouvement est la diversité) mais comme le média (au sens de support) des préoccupations collectives et contemporaines, ou encore, comme un espace de représentation pour l’ensemble des interrogations sur l’avenir du monde. Le caractère historique des journées de Seattle est également présent dans les discours qui trouvent leur place dans la périphérie des journaux. Sont ici répertoriées les six interventions que la rubrique Horizons de Le Monde accueille au cours du mois qui suit le contre-sommet (du 3 –date de clôture de la réunion de l’OMC- au 31 décembre 1999) :

Date Auteur Statut légitimant Titre
3-12-99 Christophe Aguiton Syndicaliste et militant d’Agir ensemble contre le chômage  Nous ne voulons pas de la mondialisation libérale
  Victor Sherer Président de l’Association nationale des Industries Alimentaires  Le grand esprit de Seattle 
7-12-99 Edgard Morin Sociologue  Le XXI siècle a commencé à Seattle 
8-12-99 Jacques Attali de Planète Finance  Le Cycle du Millénaire est mort avant de naître 
  Charles Pasqua Ancien ministre, député européen et Président du RPF  La mondialisation n’est pas inéluctable 
  Francis Fukuyama Professeur de science politique à l’Université George-Mason  La gauche ingrate contre l’OMC 
24-12-99 Pardavid Apter Professeur de science politique à l’Université de Yale  Les violences de la mondialisation 

Le statut des intervenants est varié : militant, industriel et universitaires. Les interventions de Christophe Aguiton, Victor Sherer et Edgard Morin visent clairement à présenter Seattle comme une rupture qui ouvre une nouvelle ère. Pour Edgard Morin, Seattle marque la naissance du XXIe siècle : « Ce qui a surgi à Seattle, c’est la prise de conscience que le contrôle de la mondialisation ne peut s’effectuer qu’au niveau mondial » ; et de constater qu’« il s’est constitué de façon quasi spontanée à partir d’associations, d’ONG, d’expériences locales, une internationale civile » fruit d’« une conscience proprement planétaire ou terrienne » initiée au XXe siècle. Le constat fait par Christophe Aguiton est relativement proche quand il conclut : « La mobilisation qui se développe permet une alliance inédite de salariés et d'écologistes, de chômeurs et de paysans. D'une certaine façon, elle préfigure les nouveaux cadres démocratiques dont notre monde a besoin. » Charles Pasqua, quant à lui, relaie le mythe selon lequel les rassemblements sont à l’origine de l’échec du cycle du Millénaire et perçoit dans les manifestations l’illustration « des deux grands bouleversements du siècle à venir » : « la fin de l'idéologie de la mondialisation et la fin de la construction d'une Europe fédérale ». Dans l’ensemble des interventions, seule celle de Francis Fukuyama vise à illustrer l’illégitimité des discours militants et appelle « les gens sérieux de gauche à renvoyer les farfelus qui s'étaient invités à Seattle. La mondialisation est une affaire trop grave pour donner lieu à un voyage dans la nostalgie contestataire ». Deux semaines après, Le Monde permet à Pardavid Apter une réponse cinglante : « Francis Fukuyama devrait se rappeler que de tels affrontements ont accompagné pratiquement toutes les grandes réformes démocratiques, de la création des syndicats à l'obtention des droits civiques, de l'extension du droit de vote à l'égalité devant la loi » ; avant de conclure : « Le monde qu'habite Francis Fukuyama n'a guère plus de réalité qu'une photo sur une carte postale. Il ne reflète en aucun cas la situation dans laquelle des millions de personnes se trouvent aujourd'hui, pays industrialisés ou pas. » A la lecture de ces sept interventions, il apparaît très clairement que Le Monde privilégie les auteurs dont le discours vient appuyer l’idée qu’un monde est né à Seattle et que, aussi diverses soient-elles, les revendications portées sont légitimes.

Pour Libération :

Date Auteur Statut légitimant Titre
8-12-99 Béatrice Marre Député PS et auteur du rapport parlementaire « De la mondialisation subie au développement contrôlé » Une démocratie planétaire
8-12-99 Alain Krivine; Pierre Rousset Député européen (Ligue communiste révolutionnaire); membre de la commission écologie de la LCR. Le fiasco de Seattle n'est pas le fruit du hasard
9-12-99 Zaki Laïdi Chercheur au CERI Eloge d’une mondialisation éthique
13-12-99 Daniel Cohen Professeur à l’ENS Après Seattle
20-12-99 Pierre Tartokowki ;
Alain Madelin ;
Jean-François Trogrlic
Non précisé Libre échange autour de Seattle
« Après le récent échec de l’OMC, Libération réunit pour une table ronde trois hommes de sensibilités différentes »
23-12-99 Jean-Pierre Landau Ancien directeur des Relations économiques extérieures au Ministère de l’économie et de la finance La réforme de l’OMC est urgente
11-01-99 Eric Dupin Journaliste à Libération La gauche en mal d’anti-capitalisme

Nous constatons la même diversité des statuts dans Libération. Ce n’est pas la seule similitude à relever avec Le Monde tant les discours accueillis relèvent de la même teneur. L’intervention de Béatrice Marre relève d’un prophétisme qui n’est pas éloigné de celui, par exemple, d’Edgard Morin. La députée socialiste se demande : « Que s’est-il donc passé à Seattle ? » ; et de répondre : « On a assisté en direct à la démocratie planétaire. Comme tout moment révolutionnaire, il se caractérise par un désordre plus ou moins violent résultant de la tension entre les forces du changement et les résistances de l’ordre ancien ». Zaki Laïdi, dont l’intérêt pour le sujet est illustré à la fois par ses travaux au sein du CERI et par ses interventions dans les périphéries des journaux depuis le début des années 90, propose une même interprétation. Enthousiaste : « L’émergence spectaculaire de la société civile mondiale à Seattle est d’une certaine manière la meilleure chose qui pouvait arriver à la mondialisation. Non parce que son expression au demeurant contradictoire aurait bloqué la négociation. Mais parce qu’elle signifie que la mondialisation est devenue une réalité tellement imposante qu’elle est source et enjeux de création d’un espace public mondial ». Même idée de rupture chez Daniel Cohen qui se pose la question des « suites à imaginer aux « événements de Seattle ». L’enthousiasme ne se trouve finalement modéré que lors du débat organisé et mis en scène le 20 décembre dans lequel Alain Madelin relativise aussi bien la légitimité de la cible des manifestants –l’OMC- que l’idée d’une nouvelle ère.

A la lecture des interventions accueillies par Le Monde et Libération, nous ne pouvons pas échapper à un constat : il existe une sorte de verrouillage énonciatif de leurs périphéries qui conduit à proposer des discours en de nombreux points similaires (le contre-sommet de Seattle marque une rupture fondamentale dans l’ordre du monde en initiant une politique dont l’échelle est le monde). Ce verrouillage sied finalement assez mal à l’idéal démocratique que soutient ce type de rubrique398. La périphérie vient moins bousculer le discours du nom-du-journal qu’elle ne le relaie : la dialectique centre/périphérie ne peut être assimilée à une dialectique identité/altérité. Ce verrouillage existe aussi et très clairement dans L’Humanité :

Date Auteur Statut légitimant Titre
3-12-99 Denis Berger Enseignant à l’université Paris-VIII. Membre de la direction d’Espaces Marx. Dernier ouvrage paru, en collaboration avec Henri Maler : Une certaine idée du communisme, Éditions du Félin, 1996 « Sans nom » de tous les pays, unissez-vous
  Philippe Engelhard Économiste. Dernier ouvrage paru : Afrique, miroir du monde. Éditions Arléa. 1998. Et si l’on parvenait à un pacte d’humanité
  Yasmine Boudjenah Députée européenne (groupe de la Gauche unitaire européenne, délégation Bouge l’Europe !). New York, Rio, aller et retours
8-12-99 Jean-Louis Sagot-Duvauroux Philosophe et cinéaste Quand nos têtes reviendront du marché
10-12-99 Roland Castro Architecte Rendez-vous de chantier
14-12-99 Isaac Joshua Economiste Seattle, et après ?
  Martin Khor Rédigé par Martin Khor, responsable du Third World Network, le réseau militant le plus important de tiers-monde basé en Malaisie. Seattle : la révolte du Sud

L’Humanité accueille sept interventions dans sa rubrique « Libres opinions ». La diversité des intervenants disparaît face à l’homogénéité des propos tenus. L’ensemble des intervenants s’accordent sur le caractère historique de Seattle. Pour Yasmine Boudjenah, « les enjeux de Seattle sont gigantesques ». Pour Denis Berger, comme Edgard Morin dans Le Monde, « le IIIe millénaire, dont les médias nous rebattent les oreilles, pourra être daté de décembre 1999 ». Notons que Denis Berger inscrit Seattle dans le prolongement du mouvement français de décembre 1995 avant de préciser que « Seattle apporte un enseignement : toute remise en cause du système en place ne peut être pleinement efficace que si elle se situe au niveau international. » Même référence chez Isaac Joshua pour qui « décembre 1995 a donné le signal du rebond » et qui appelle à « une convergence anti-libérale » : « cette Convergence aurait pour projet de rendre aux travailleurs, et plus largement aux citoyens, une maîtrise qui n’aurait jamais dû leur échapper sur leur vie économique et sociale […] serait enfin un point d’appui indispensable pour une contestation plus ample et plus radicale de l’ordre capitaliste, un ordre dont le libéralisme actuel n’est que la manifestation exacerbée ».

Pour Le Figaro :

Date Auteur Statut légitimant Titre
3-12-99 Octave Gélinier Président d’honneur du CEGOS Vertus de la mondialisation
6-12-99 Denis Kessler Vice-président du MEDEF Le capitalisme « zinzin » n’est pas fou
7-12-99 Philippe Mérieux Professeur des universités Les perversités de l’anti-libéralisme
13-12-99 Gérard de Cortanze Dernier titre paru : Les enfants s’ennuient le dimanche Pour une OMC citoyenne
28-12-99 Henri Guaino Ancien commissaire au plan OMC : un enjeu de civilisation

Au cours du mois de décembre, Le Figaro accueille, quant à lui, cinq interventions directement liées aux événements de Seattle. Loin des discours sur l’avènement d’une société civile mondiale (auxquels participe pourtant le journal pendant le contre-sommet), il s’agit pour les auteurs de rappeler le rôle capital que joue l’OMC dans la régulation des marchés mondiaux. Les cinq contributions prennent à contre-pied les discours enthousiastes tenus au sein des périphéries de Le Monde, Libération et L’Humanité. Ni la mondialisation, ni le libéralisme, ni le capitalisme, ni même encore l’OMC méritent d’être condamnés. Très clairement, le verrouillage énonciatif existe aussi dans Le Figaro qui privilégie les discours critiques envers les acteurs du contre-sommet.

Notes
392.

DAYAN, KATZ, 1996, p. 191

393.

Editoriaux de clôture : « Un moment clé », Libération, 4/5-12, « La victoire de Seattle », Le Monde, 5/6-12, « Les leçons d’un fiasco », Les Echos, 6-12, « Le diable probablement », Le Point, 3-12, « OMC : la preuve par l’absurde », 6-12, La Croix

394.

KRIEG-PLANQUE, 2006, p. 30. L’auteur précise : « les lieux discursifs constituent un choix de la part du chercheur. Je veux dire par là que si les lieux discursifs existent, c’est aussi parce que le chercheur choisit de les considérer comme des faits éclairants. […] Ce repérage suppose un type de travail du corpus qui est avant tout une activité de fréquentation des énoncés, bref un travail qui est une pratique de lecture ». Loin d’être une faiblesse méthodologique, cette option est pour nous une force en ce qu’elle accorde au chercheur un statut d’ « interprétant raisonnable » que certaines pratiques des analystes de discours nous semblent parfois nier.

395.

DAYAN, KATZ, 1996, p. 161

396.

idem, p.132

397.

TETU Jean-François, « La temporalité des récits d’information », in VITALIS André (et al.), Médias, temporalités et démocratie, Editions Apogée, Rennes, 2000

398.

AUBOUSSIER 2003. cf. infra p. 99-100