II.5.2. Le Point et Le Monde diplomatique : des temporalités spécifiques

Le Point et Le Monde diplomatique n’ont été jusqu’ici que rarement convoqués dans l’analyse. C’est que leur périodicité –hebdomadaire pour le premier, mensuelle pour le second- influence largement le rapport qu’ils entretiennent avec l’information et le temps de l’événement.

Le discours produit par les hebdomadaires se situe à la frontière de l’actualité au sens où ils « occupent une place particulière, à la frontière entre le discours de l’information et quelque chose qui n’est plus du discours sur l’actualité »399. Dans Le Point, comme nous l’avons vu, les journées de Seattle sont largement anticipées, et ce à travers un important dossier de 15 pages dans l’édition du 26 novembre. L’édition suivante est datée du 3 décembre, le lendemain de la clôture de la conférence. La surface rédactionnelle réservée à Seattle est alors très faible : une demi-page. Pourtant l’événement n’est pas délaissé et la valeur qu’on lui accorde est illustrée par son inscription au cœur de l’éditorial signé par Claude Imbert et intitulé « Le diable probablement ». Avec son éditorial, Le Pointne participe pas à proprement parler à la configuration de l’événement antimondialisation. Autrement dit, il ne contribue pas au contexte de description configuré de manière dynamique dans l’interaction entretenue par l’ensemble des quotidiens. Finalement, le quasi-monopole des quotidiens sur « l’événement rapporté » le contraint à inscrire son discours dans le registre de « l’événement commenté »400. « Si, en un certain sens, tout discours est un discours second, celui des hebdomadaires est le seul, dans l’univers de l’information, à l’être explicitement : il parle de ce dont il a été déjà parlé »401 : le constat est d’Eliseo Veron. Et, en effet, si Le Point veut parler de l’antimondialisation telle qu’elle est apparue à Seattle, il ne peut construire son discours qu’à partir du contexte de description configuré par la presse quotidienne. Ce que propose l’hebdomadaire est donc finalement moins un discours sur l’antimondialisation qu’un discours sur ce qui a été dit sur l’antimondialisation. Ainsi, la thématique de la diversité largement privilégiée par l’ensemble de la presse quotidienne –monde commun- est le prisme à travers lequel la légitimité de l’antimondialisation telle qu’elle apparaît à Seattle est discuté et commenté –espace social du conflit d’interprétation. Elle est l’objet de l’évaluation politique du mouvement :

‘« Rameutés contre l’OMC par d’autres peurs, voici donc la parade des festifs, lunaires, frénétiques et autres songe-creux ! Pour affronter le loup-garou de la mondialisation, ils trépignent à Seattle devant le seul cénacle où l'on puisse justement l'apprivoiser... La France s'y distingue par sa bouffonnerie de « mal-bouffe », mais on trouve aussi la clique de l'anticapitalisme, des nostalgiques du goulag, des protectionnistes syndiqués, des droits-de-l'hommistes et des humanitaires sympathiques, sans compter les précieux amis de la tortue du Pacifique... Un festival de chimères antagonistes où l'on ne s'accorde guère que sur le dos de l'Amérique, accusée de manipuler une organisation en fait d'abord réclamée par l'Europe, laquelle fut de surcroît, ces dernières années, moins pénalisée que Washington […] Bref, les revendications parmi les plus hostiles à l'OMC ne trouveront de satisfaction... qu'à l'OMC. Comique ? Peut-être ! Tenons en tout cas pour acquis que la démagogie fera longtemps ses choux gras de l'antimondialisation. Rien de plus commode que de s'en prendre au diable ! » 402

L’éditorial de clôture proposé par Le Point relève ainsi clairement d’un discours anti-mythe. La diversité folklorique sur laquelle s’est construit le contexte de description dans les quotidiens est désacralisée et, au contraire, apparaît comme l’illustration des limites et des contradictions propres à l’antimondialisation.

Le Monde diplomatique est un mensuel et, à ce titre, entretient un rapport relativement lâche à l’actualité. Cette tendance est renforcée par l’attention soutenue que porte le mensuel sur des sujets souvent délaissés par le reste de la presse. Bref, Le Monde diplomatique ne participe pas, dans le temps de l’événement, à la configuration de l’actualité. Néanmoins, et à la manière des quotidiens et du Point, il participe au retour sur l’événement dans son édition de janvier 2000 avec un long article de Susan George intitulé « Le tournant Seattle : comment l’OMC fut mise en échec »403. Le caractère historique de l’événement est confirmé :

‘« Dès le retour de Seattle, chacun y est allé de son couplet sur le thème « plus rien ne sera comme avant ». C’est vrai, ce fut un moment charnière, un socle fondateur sur lequel il faut immédiatement construire car les stratèges du néolibéralisme, blessés, humiliés et avides de revanche, ne perdront pas de temps pour regrouper leurs troupes. Autrement dit, si le mouvement populaire a gagné du temps et engrangé une belle victoire, il n’a pas encore obtenu le moratoire et l’évaluation de l’OMC qu’il exigeait. »’

Comme dans l’éditorial d’Ignacio Ramonet qui se concluait sur une proposition (création d’Attac), l’intervention de Susan George s’inscrit dans une perspective de l’agir au sens où elle en appelle à : « une stratégie à base de vigilance, de maintien de la mobilisation et de la pression, assortie d’une offensive de contre-propositions […] à l’égard des gouvernements, de la Commission, de l’OMC elle-même et des firmes transnationales avec l’objectif ultime de bâtir une véritable démocratie internationale. »

Il serait sans doute utile de nous résumer à ce stade de notre réflexion sur l’antimondialisation comme événement. Des discours disponibles en latence dans la périphérie des journaux trouvent dans l’événement l’institutionnalisation nécessaire à leur inscription dans l’information. Si l’on accepte la distinction entre « savoirs de connaissances » et « savoirs de croyances » établie par Patrick Charaudeau404, nous pouvons dire que l’antimondialisation se dégage du seul savoir de croyance (pages périphériques) pour atteindre le savoir de connaissance qui fonde le discours informatif. Une lecture du monde contemporain trouve dans la performance militante une consistance par et dans l’événement. Après Seattle, l’antimondialisation constitue déjà une catégorie de connaissance disponible. C’est donc par l’événement que l’antimondialisation trouve à se matérialiser dans une forme narrative et esthétique spectaculaire. La réunion de l’OMC, c’est l’opportunité événementielle dans laquelle la dramaturgie antimondialisation trouve à se réaliser. Et c’est celle-là qui permet au cadre militant construit autour de la dénonciation de la mondialisation de s’inscrire dans le cadre générique de la confrontation. La réussite de cette convergence des cadres s’explique par l’imaginaire démocratique duquel émerge l’événement. Face aux questions posées par les processus de mondialisation, l’événement entre en résonnance avec les questionnements actuels posés par la gouvernance du monde.

Hasardeux du fait des circonstances politiques spécifiques des deux événements, nous proposons malgré tout un rapprochement avec ce que Mihai Coman a pu dire des manifestations de la Place de l’Université à Bucarest en décembre 1990 :

‘« Globalement, le phénomène de la Place de l’Université a créé un intervalle cérémoniel, un espace de chaos intégrateur, où un désordre lourd de connotations symboliques mettait en doute l’ordre et les normes existantes. Ainsi, la manifestation a-t-elle concentré (du point de vue symbolique, social, spatial et temporel) et exprimé les crises de la transition par l’intermédiaire d’un ample rituel de passage. »405

Le point commun entre l’événement Seattle et l’événement Bucarest est qu’ils proposent tous deux une métaphore, en modèle réduit, des tensions qui traversent la société (nationale à Bucarest, mondiale à Seattle). Pour reprendre Pierre Nora, nous sommes là en face de deux événements « modernes » qui offrent « cette impression de jeu plus vrai que la réalité, de divertissement dramatique, de fête que la société se donne d’elle-même » ; la raison critique se dilue dans les « virtualités émotionnelles » issues de la théâtralisation de l’événement406 .

Remarquons que le schéma actanciel évoqué contribue largement au mythe originel de « la victoire de Seattle » et à l’instauration d’un récit médiatique de l’antimondialisation. Collectif hétéroclite, qui s’individualise le temps du sommet dans la référence à une « société civile mondiale », l’antimondialisation ne constitue pas encore un acteur politique. Appelons néanmoins, et pour une dernière fois, Daniel Dayan et Elihu Katz qui insistent sur la capacité de la cérémonie à supprimer les frontières, les traditions, les distinctions entre publics… avant de conclure sur le fait que « certaines des communautés ainsi esquissées deviendront des réalités politiques »407.

Notes
399.

VERON 1981, p. 155

400.

CHARAUDEAU 1997, 165-192

401.

VERON 1981, p. 156

402.

« Le diable probablement », 3-12-99, Le Point

403.

« Le tournant Seattle : comment l’OMC fut mise en échec », janvier 2000, Le Monde diplomatique

404.

CHARAUDEAU Patrick, Le discours d’information médiatique. La construction du miroir social, Paris : Nathan, 1997, p. 44-48. A la suite de l’auteur, nous utilisons cette distinction tout en reconnaissant que « la frontière entre les deux est difficile à déterminer » (p. 47).

405.

COMAN Mihai, « L’événement rituel : médias et cérémonies politiques », Réseaux, n°76, p.11-29,1996, p. 15

406.

NORA, 1974, p. 218-219

407.

DAYAN, KATZ, 1996, p.227