III.1. L’événement comme rite d’institution : la dynamique événementielle

Si Seattle apparaît comme l’événement originel de l’antimondialisation, c’est qu’il ne trouve alors sa place dans aucune série événementielle clairement identifiée. Les quelques références à des faits passés sont tout à fait précaires (comme celle à Woodstock qui favorise surtout le discours de la diversité folklorique408). Autrement dit, dans le système des informations médiatiques, l’événement Seattle est encore relativement isolé et autonome. A ce titre, il est rupture, il est extra-ordinaire ; et son caractère historique est renforcé a posteriori quand il se révèle effectivement comme l’origine d’un nouveau paradigme événementiel. C’est que la force de Seattle est de faire naître un horizon d’attente. Selon l’efficace formule de Jean-François Tétu, il faut aborder « l’information comme conjuration de l’événement »409. L’inscription d’un événement dans un paradigme relève d’une ritualisation410 et traduit le caractère redondant de l’information. Deux raisons expliquent la tentation du paradigme : le souci d’économie cognitive qui guide et rationalise la pratique journalistique, d’une part411, le souci de stabilisation et d’objectivation du monde commun, d’autre part.

La notion de paradigme événementiel illustre l’importance de la mémoire et du connu dans les processus de constitution du monde commun. « On voit ainsi l’événement travailler en deux sens. Nous l’avons décrit tourné vers l’avenir, avènement d’une différence incessamment reproduite. Mais il travaille aussi de manière récurrente ; il réveille et redonne une actualité à des événements passés dont il actualise le paradigme »412. Quand il est intégré à un paradigme événementiel, l’événement n’est pas seulement ce qui arrive ; il est aussi le rapport qu’il entretient avec ce qui est arrivé et, souvent, avec ce qui arrivera. Dans notre perspective, le paradigme événementiel, c’est la répétition du cadre413 ; c’est l’illustration de la typification nécessaire à la configuration d’un monde commun. Si Seattle prend son sens dans l’extraordinaire de l’événement, les performances militantes suivantes sont donc solidaires en ce qu’elles partagent le même paradigme événementiel et la même « logique feuilletonesque »414. Dès 1973, Pierre-André Tudesq relève que « chaque période a privilégié des types de faits pour en faire des événements »415 : Seattle s’impose comme une rupture du temps social ; les rassemblements suivants, quant à eux, se constitueront comme paradigme événementiel et, à ce titre, rythmeront le temps social.

Le terme « antimondialisation » répond à la fonction référentielle du discours. Il apparaît comme la pointe émergée et initiatrice du cadre. Chez John R. Searle, la référence renvoie à « toute expression servant à identifier une chose, un procès, un événement, une action, ou tout autre type d’être « individuel » ou « particulier » »416. En permettant l’identification et l’isolement d’un objet par une concentration du regard, la référence permet au locuteur d’obtenir des réponses aux questions du type « quoi ? » ou « qui ? ». Dans notre perspective, nous n’hésitons pas à traiter les processus de référenciation à travers la théorie de l’individuation de l’événement proposée par Louis Quéré417. Pour rappel, le sociologue avance que c’est l’individuation sous une description qui rend l’événement analysable. Nous avançons que le choix de la description et de son contenu est contraint par l’acte de référence. C’est effectivement à travers celui-là que s’active le « voir comme » qui régit les processus de catégorisation et donc de cadrage. C’est à ce titre que nous mobilisons la notion de label antimondialisation. Définition courante du label :

‘« Marque délivrée par un organisme officiel que l’on appose sur certains articles pour attester de leur qualité, leur origine ou le respect de certaines normes »418.’

Le terme antimondialisation fonctionne comme un label au sens où il est apposé sur certains événements, discours, organisations, personnes… pour attester de leur attachement ou de leur inscription au sein d’un master frame construit autour de la dénonciation des effets néfastes de la mondialisation. Dès lors, il facilite la catégorisation en coordonnant la diversité par un processus de regroupement, d’inclusion et d’exclusion. Nous retrouvons l’importance fondamentale du discours dans la configuration collective de la réalité sociale. C’est par son intermédiaire que les stratégies de nomination et de catégorisation trouvent à s’objectiver et leurs résultats à apparaître sur le mode du « cela va de soi ». Il permet de subsumer la complexité et la diversité, et ce à des fins éminemment pratiques.

Avant de préciser les fonctions du label antimondialisation, nous souhaitons en préciser les logiques de mise en visibilité. En s’attachant à la dynamique d’apparition médiatique du label antimondialisation, notre propos est de rendre compte de la façon dont il est apparu au sein de cette arène publique spécifique que constitue l’espace des discours médiatiques. La perspective repose donc sur une problématique de la visibilité qui postule que la simple apparition tient déjà d’une certaine reconnaissance sociale :

‘« Il faut prendre en compte le fait que l’infrastructure de la communication et des rapports sociaux qui s’est mise en place depuis une vingtaine d’années fait de la conquête de l’apparence médiatique la condition d’une lutte pour la reconnaissance de thématiques, pratiques, formes de vie. » 419

La visibilité fait passer le fait social de l’occurrence à la « relevance » qui caractérise… :

‘« les situations ou les actions portées à la connaissance du public parce qu’elles sont créditées d’une certaine importance, jugées pertinentes dans un référentiel, dotées d’une  newsworthiness. » 420

Les pics de fréquence dans l’usage du terme « antimondialisation » [ou -isme et –iste] se retrouvent d’un journal à l’autre laissant ainsi apparaître une évolution commune à l’ensemble des journaux de la visibilité médiatique accordée au label commune à l’ensemble des journaux. La tendance au mimétisme relevée lors de l’apparition des thèmes se confirme donc largement au fil du temps. Le plus remarquable dans cette évolution des usages reste néanmoins son irrégularité. Au sein de chaque journal, le nombre d’éditions par mois dans lesquelles apparaît au moins un usage est très variable et semble traduire que l’attention portée par les médias à l’antimondialisation n’est pas continue.

Ce caractère discontinu de l’attention médiatique est à interroger en parallèle au mimétisme relevé auparavant. C’est, en effet, en associant ces deux logiques qu’apparaît la perspective événementielle de la visibilité médiatique offerte à l’antimondialisation. Si, au sein des journaux, l’attention médiatique est très irrégulière, l’ensemble de la presse semble s’accorder aussi bien sur les « moments forts » du mouvement que sur les périodes de faible visibilité. Entre 1999 et 2003, les pics informatifs correspondent clairement aux performances antimondialisation.

Dans les discours de presse, l’antimondialisation existe essentiellement à travers les performances militantes (aussi bien au sens de mobilisation qu’au sens greimassien) : contre-sommets auxquels s’ajoutent ensuite les forums sociaux mondiaux ou européens. Son identité se forme donc dans l’action, performance après performance ; et c’est la répétition qui configure sa visibilité.

Notes
408.

« Un défi pour les Américains », 30-11, « Un Woodstock contre la mondialisation », Libération, 4-12 ; « OMC : de Michelin à Seattle », L’Humanité, 2-12

409.

TETU Jean-François, « De l’événement aux affaires », Médias & culture, numéro spécial n°2, 2008, p.26

410.

LAMIZET 2006, p 114-115

411.

La question de l’économie cognitive était déjà posée au début du siècle par Walter Lippmann : « For the attempt to see all things freshly and in detail, rather than as types and generalities, is exhausting, and among busy affairs practically out of the question.» [LIPPMANN Walter, Public Opinion, London : George Allen and Unwin LTD, 1961 [1922], p. 88]

412.

MOUILLAUD, TETU, 1989, p.26

413.

Dans la partie C (L’antimondialisation comme problème public), nous verrons que le terme de répétition mérite d’être remplacé par celui d’actualisation. En effet, l’espace des informations est un système dans lequel un cadre doit être capable de s’actualiser s’il veut assurer sa pérennité.

414.

LITS Marc, Du récit au récit médiatique, Bruxelles : De Boeck, 2008, p. 146

415.

TUDESQ 1973, p. 6

416.

SEARLE John Rogers, Les actes de langage. Essai de philosophie du langage, Paris : Hermann, 1996 [1972], p. 64

417.

QUERE 1994, 1995

418.

Dictionnaire encyclopédique, Paris : Hachette, 1998

419.

VOIROL Olivier, « Les luttes pour la visibilité. Esquisse d’une problématique », Réseaux n°129-130, p.91-121, 2005, p.108

420.

NEVEU, QUERE 1996, p. 7