La mouvance antimondialisation est spécifique en ce qu’elle présente une densité parfaitement conjoncturelle. Elle trouve une consistance de manière épisodique, sous forme de parenthèse et comme communauté éphémère, le plus souvent, lors des contre-sommets ou des forums sociaux et semble, à ce titre, condamner au présent de ses performances. C’est donc la force du label, comme partie émergée et initiateur du cadre, que de permettre d’aborder des actions singulières comme faisant partie d’un processus collectif et homogène de protestation construit autour de la dénonciation des effets néfastes de la mondialisation.
« Le présent du passé, c’est la mémoire, le présent du présent, c’est la vision, le présent du futur, c’est l’attente »421. Paul Ricœur poursuit en s’attachant spécifiquement à l’événement et en en distinguant trois approches :
‘« 1. Evénement infra-significatif ; 2. Ordre et règne du sens […] ; 3. Emergence d’événements sur-significatifs, sursignifiants »422. ’La première approche, c’est le temps de la surprise, de la rupture événementielle et de la description de ce qui arrive. La seconde est celle de la montée en généralité, de la mémoire et de la catégorisation –l’événement perd sa charge déstabilisatrice. La dernière est interprétative et situe l’événement dans une construction narrative ; c’est le temps de la conjuration de l’événement au sein du système des informations. Loin du postulat ontologique qui peut prévaloir à l’appréhension de l’événement, c’est par le moyen de l’intrigue que Paul Ricœur lie l’événement au récit.
Quand deux événements sont labélisés « antimondialisation » dans les discours de presse, ils entretiennent une solidarité qui dépasse le présent de la rupture événementielle. Cette mise en relation est artificielle ou, du moins, intentionnelle. Elle est surtout indispensable pour se dégager de l’indétermination du réel et consiste, en quelque sorte, en une mise en ordre. Dans notre perspective, Seattle apparaît alors comme l’événement originel à partir duquel l’information sur l’antimondialisation se configure. Tout discours sur l’antimondialisation connote alors cet événement perçu comme fondateur. La référence est souvent explicite. Illustration non exhaustive :
Réunion du Fond monétaire international et de la Banque mondiale, Washington, avril 2000
Sommet économique, Davos, février 2000
Procès de José Bové, Millau, juillet 2000
Réunion du FMI et de la Banque mondiale, Prague, novembre 2000
Sommet de l’Union européenne, Nice, décembre 2000
Conférence internationale des PME, Bologne, juin 2000
Le cadre est ce par quoi passé et futur pertinents peuvent être identifiés. Il offre les attributs utiles à l’identification des événements antérieurs pertinents, utile à son inscription dans tel ou tel paradigme événementiel. Le processus de constitution du paradigme est un processus collectif au sens où l’ensemble des journaux s’accorde, si ce n’est dans le temps court de l’événement, au moins dans le temps long du paradigme, sur les parenthèses qui nourrissent le récit global.
Certes, certains événements délaissés par la majorité des médias peuvent être traités et labélisés antimondialisation par un journal particulier. Par exemple, le contre-sommet qui accompagne la réunion de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (Cnuced) à Bangkok en février 2000 est traité seulement par Le Figaro à travers le rapport qu’il entretient avec les contre-sommets précédents435. Dans ce cas, et parce qu’il n’y a pas eu de consensus sur sa valeur [newsworthiness], l’événement disparaît ensuite de la généalogie de l’antimondialisation telle qu’elle apparaît dans le monde commun configuré par la presse.
Le processus peut être contraire avec d’autres événements. Un exemple avec Libération qui, contrairement aux autres quotidiens436, ne propose aucun article sur la réunion du FMI et de la Banque mondiale à Washington d’avril 2000 (ni sur le sommet, ni sur le contre-sommet) et qui, pourtant, deux mois après, intègre, sous forme d’infographie, le rassemblement dans « les grandes dates » de l’antimondialisation437. Autrement dit, et les deux exemples qui précèdent l’illustrent, le paradigme événementiel relève d’un processus coercitif et collectif de sélection des événements pertinents qui offrent au mouvement une généalogie commune aux différents titres de presse.
Quels sont les événements qui viennent, consensuellement, s’inscrire dans la continuité de Seattle ? Quelles sont les parenthèses antimondialisation qui viennent participer au récit de l’antimondialisation et, à ce titre, à la stabilisation du cadre ? Si l’on s’en tient à la mobilisation du label antimondialisation, les pics d’information correspondent clairement aux événements suivants :
Motif du rassemblement | Lieux | Dates |
1999-2000 |
||
Réunion OMC | Seattle | novembre/décembre 1999 |
Forum économique | Davos | février 2000 |
Réunion FMI | Washington | avril 2000 |
Procès José Bové | Millau | juin 2000 |
Réunion FMI et BM | Prague | septembre 2000 |
Sommet UE | Nice | décembre 2000 |
2001-2003 |
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Premier Forum social mondial | Porto Alegre | janvier 2001 |
Réunion G8 | Gênes | juillet 2001 |
Deuxième FSM | Porto Alegre | janvier 2002 |
Sommet UE | Barcelone | mars 2002 |
Premier Forum social européen | Florence | novembre 2002 |
Réunion G8 | Evian | juin 2003 |
Second FSE | Paris | novembre 2003 |
Il faut terminer en insistant sur la dimension rétroactive du label antimondialisation. Le meilleur exemple est l’événement originel lui-même. En effet, comme nous l’avons déjà avancé, « la bataille de Seattle » fixe le cadre de l’événement avant qu’il ne soit encore très clairement labélisé « antimondialisation ». Les usages du label restent en effet très rares et ne se développent qu’au cours de l’année suivante. C’est donc au cours de la configuration du paradigme événementiel, performance après performance, que Seattle confirme son statut d’acte fondateur de l’antimondialisation au sein des discours de presse.
La dimension épisodique instaure une singulière dialectique entre les micro-récits des performances (qui se constituent sur un schéma actanciel clos) et le récit global en cours de configuration de l’antimondialisation. Chaque micro-récit apparaît comme une parenthèse qui alimente et stabilise l’antimondialisation. Mobiliser le label pour qualifier un événement ou un individu et ainsi choisir le cadre antimondialisation pour rendre compte d’un événement, c’est inscrire ce dernier dans un récit spécifique, c’est accepter notamment la référence à Seattle. Bref, c’est par la répétition des performances perçues comme autant d’événements que l’antimondialisation parvient à apparaître comme un ensemble homogène d’acteurs défendant les mêmes valeurs et ainsi se constituer comme acteur collectif.
SAINT AUGUSTIN, Les Confessions, Livre XI, Paris : Garnier-Flammarion, 1964, p. 269
RICOEUR Paul, « Evénement et sens », Raisons pratiques, n°2, p. 41-56, 1991, p. 51 ; nous nous inspirons notamment de la lecture proposée par : JOSSE Françoise, « Le moment Ricœur », Vingtième siècle, n° 69, p. 137-152, 2001
« Batailles de rues à Washington », 17-04-00, Le Figaro
« Les chantiers de l’Europe », 2-05-00, Le Figaro
« Mini Seattle pour le FMI », 22-04-00, L’Humanité
« Davos : les « anti » rejouent Seattle en modèle réduit », 1-02-00, Le Monde
« Millau Seattle-sur-Tarn », 24-06-00, L’Humanité
« Les anarchistes veulent surfer sur la vague antimondialisation », 24-04-00, Le Monde
« Millau s'apprête à devenir le « Seattle français » de l'antimondialisation », 23-06-00, Le Monde
« Mobilisation contre la globalisation », 23-10-00, L’Humanité
« La police tchèque s'affole à la perspective d'un « Seattle bis », 23-08-00, Le Monde
« La photo de la semaine », 29-09-00, Le Point
« 100000 ! » [Éditorial], 7-12-00, L’Humanité
« Bologne : un petit Seattle pour les PME », 15-06-00, Les Echos ; seul le quotidien économique traite de cette rencontre et de la manifestation qui l’a accompagnée.
« Après Seattle et Davos, Bangkok : la ronde des militants anti-mondialisation continue », 14-02-00, « Les « anti-mondialisation » poursuivent leur pression », 16-02-00, Le Figaro
« Les opposants à la mondialisation ont rendez-vous au FMI à Washington », 13-04-00, « A la fête des « anti » : marionnettes géantes, déguisements et torses nus », « Le FMI et la Banque mondiale devront faire preuve de plus de transparence », 18-04-00, Le Monde ; « Le FMI sous le regard des antimondisalistes », 14-04-00, Le Figaro ; « Le FMI entre adaptation et contestation », 18-04-00, « Mini-Seattle pour le FMI », 22-04-00, L’Humanité
« La planète des antimondialisation [titre infographie] », 30-06-00, Libération