III.2. Fonction du cadre « antimondialisation »

III.2.1. Le cadre antimondialisation : la possibilité du récit

La mouvance antimondialisation est spécifique en ce qu’elle présente une densité parfaitement conjoncturelle. Elle trouve une consistance de manière épisodique, sous forme de parenthèse et comme communauté éphémère, le plus souvent, lors des contre-sommets ou des forums sociaux et semble, à ce titre, condamner au présent de ses performances. C’est donc la force du label, comme partie émergée et initiateur du cadre, que de permettre d’aborder des actions singulières comme faisant partie d’un processus collectif et homogène de protestation construit autour de la dénonciation des effets néfastes de la mondialisation.

« Le présent du passé, c’est la mémoire, le présent du présent, c’est la vision, le présent du futur, c’est l’attente »421. Paul Ricœur poursuit en s’attachant spécifiquement à l’événement et en en distinguant trois approches :

‘« 1. Evénement infra-significatif ; 2. Ordre et règne du sens […] ; 3. Emergence d’événements sur-significatifs, sursignifiants »422. ’

La première approche, c’est le temps de la surprise, de la rupture événementielle et de la description de ce qui arrive. La seconde est celle de la montée en généralité, de la mémoire et de la catégorisation –l’événement perd sa charge déstabilisatrice. La dernière est interprétative et situe l’événement dans une construction narrative ; c’est le temps de la conjuration de l’événement au sein du système des informations. Loin du postulat ontologique qui peut prévaloir à l’appréhension de l’événement, c’est par le moyen de l’intrigue que Paul Ricœur lie l’événement au récit.

Quand deux événements sont labélisés « antimondialisation » dans les discours de presse, ils entretiennent une solidarité qui dépasse le présent de la rupture événementielle. Cette mise en relation est artificielle ou, du moins, intentionnelle. Elle est surtout indispensable pour se dégager de l’indétermination du réel et consiste, en quelque sorte, en une mise en ordre. Dans notre perspective, Seattle apparaît alors comme l’événement originel à partir duquel l’information sur l’antimondialisation se configure. Tout discours sur l’antimondialisation connote alors cet événement perçu comme fondateur. La référence est souvent explicite. Illustration non exhaustive :

Réunion du Fond monétaire international et de la Banque mondiale, Washington, avril 2000

  • « Ce n’était pas « Seattle II », mais les manifestants antimondialisation ont tout de même réussi, hier, à perturber la dernière journée de travail du FMI. »423
  • « Les antimondialisation ont encore frappé. Les rues de Washington étaient à l’occasion des assemblées du FMI et de la Banque mondiale, pleines des mêmes foules qui s’étaient fait « la peau » de l’OMC à Seattle quelques mois plus tôt. »424 [idem]
  • « Mini Seattle pour le FMI [titre] Quatre mois après l’échec des négociations de l’OMC, l’esprit de Seattle a soufflé tout le week-end sur Washington »425

Sommet économique, Davos, février 2000

  • « Davos : les « anti » rejouent Seattle en modèle réduit [titre] Là où José Bové passe, les McDo trépassent. Comme à Millau et à Seattle (Etat de Washington), le forum de Davos a connu son sacrifice rituel, symbole d'une Amérique hégémonique que dénoncent les militants antimondialisation. Un petit millier d'entre eux (cinquante fois moins que fin novembre à Seattle) sont arrivés, samedi 29 janvier, aux abords de la petite station des Grisons, après avoir franchi sans heurts les barrages de gendarmes sur l'unique route qui y mène.»426

Procès de José Bové, Millau, juillet 2000

  • « Millau Seattle-sur-Tarn [titre] La sous-préfecture de Millau aura, depuis quelques heures déjà, pris l’allure d’un Woodstock de l’anti-mondialisation, ou comme préfèrent dire les organisateurs, celle d’un Seattle-sur-Tarn. »427
  • « Du 22 avril au 2 mai, la Confédération nationale du travail, mouvement et syndicat libertaire, organise une série de manifestations pour mettre en valeur l'histoire et l'actualité de ce courant de pensée. Elle rêve aussi d'un « Seattle » français, le 30 juin, à Millau »428
  • « Millau s'apprête à devenir le « Seattle français » de l'antimondialisation  [titre] »429

Réunion du FMI et de la Banque mondiale, Prague, novembre 2000

  • « Prague : un Seattle bis [intertitre] Une cascade de manifestations et de forums annoncés par les « anti » est prévue jusqu’à la fin de la semaine prochaine, cette démonstration d’envergure compte bien rééditer Seattle, la référence du refus international d’un ultralibéralisme générateur d’inégalités et de pauvreté. »430
  • « A Prague, gouvernement et médias parlent d'un « Seattle bis », d'un « Washington bis » ou, pour les optimistes, d'un Millau en automne, inquiétant une population peu habituée aux événements internationaux. »431
  • « Du Seattle réchauffé ? A l'occasion de l'assemblée annuelle du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale (BM) mardi 26 septembre, entre 7 000 et 10 000 Européens ont défilé dans les rues de Prague. »432

Sommet de l’Union européenne, Nice, décembre 2000

  • « Un an après l’épopée de Seattle, qui symbolisa pour les contestataires d’une mondialisation libérale la sorte de genèse à un nouveau livre d’aventures collectives, ce que les 100 000 personnes ont réalisé hier à Nice dépasse ce que l’on pouvait imaginer. »433

Conférence internationale des PME, Bologne, juin 2000

  • « Bologne : un petit Seattle pour les PME [titre] »434

Le cadre est ce par quoi passé et futur pertinents peuvent être identifiés. Il offre les attributs utiles à l’identification des événements antérieurs pertinents, utile à son inscription dans tel ou tel paradigme événementiel. Le processus de constitution du paradigme est un processus collectif au sens où l’ensemble des journaux s’accorde, si ce n’est dans le temps court de l’événement, au moins dans le temps long du paradigme, sur les parenthèses qui nourrissent le récit global.

Certes, certains événements délaissés par la majorité des médias peuvent être traités et labélisés antimondialisation par un journal particulier. Par exemple, le contre-sommet qui accompagne la réunion de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (Cnuced) à Bangkok en février 2000 est traité seulement par Le Figaro à travers le rapport qu’il entretient avec les contre-sommets précédents435. Dans ce cas, et parce qu’il n’y a pas eu de consensus sur sa valeur [newsworthiness], l’événement disparaît ensuite de la généalogie de l’antimondialisation telle qu’elle apparaît dans le monde commun configuré par la presse.

Le processus peut être contraire avec d’autres événements. Un exemple avec Libération qui, contrairement aux autres quotidiens436, ne propose aucun article sur la réunion du FMI et de la Banque mondiale à Washington d’avril 2000 (ni sur le sommet, ni sur le contre-sommet) et qui, pourtant, deux mois après, intègre, sous forme d’infographie, le rassemblement dans « les grandes dates » de l’antimondialisation437. Autrement dit, et les deux exemples qui précèdent l’illustrent, le paradigme événementiel relève d’un processus coercitif et collectif de sélection des événements pertinents qui offrent au mouvement une généalogie commune aux différents titres de presse.

Quels sont les événements qui viennent, consensuellement, s’inscrire dans la continuité de Seattle ? Quelles sont les parenthèses antimondialisation qui viennent participer au récit de l’antimondialisation et, à ce titre, à la stabilisation du cadre ? Si l’on s’en tient à la mobilisation du label antimondialisation, les pics d’information correspondent clairement aux événements suivants :

Motif du rassemblement Lieux Dates

1999-2000
Réunion OMC Seattle novembre/décembre 1999
Forum économique Davos février 2000
Réunion FMI Washington avril 2000
Procès José Bové Millau juin 2000
Réunion FMI et BM Prague septembre 2000
Sommet UE Nice décembre 2000

2001-2003
Premier Forum social mondial Porto Alegre janvier 2001
Réunion G8 Gênes juillet 2001
Deuxième FSM Porto Alegre janvier 2002
Sommet UE Barcelone mars 2002
Premier Forum social européen Florence novembre 2002
Réunion G8 Evian juin 2003
Second FSE Paris novembre 2003

Il faut terminer en insistant sur la dimension rétroactive du label antimondialisation. Le meilleur exemple est l’événement originel lui-même. En effet, comme nous l’avons déjà avancé, « la bataille de Seattle » fixe le cadre de l’événement avant qu’il ne soit encore très clairement labélisé « antimondialisation ». Les usages du label restent en effet très rares et ne se développent qu’au cours de l’année suivante. C’est donc au cours de la configuration du paradigme événementiel, performance après performance, que Seattle confirme son statut d’acte fondateur de l’antimondialisation au sein des discours de presse.

La dimension épisodique instaure une singulière dialectique entre les micro-récits des performances (qui se constituent sur un schéma actanciel clos) et le récit global en cours de configuration de l’antimondialisation. Chaque micro-récit apparaît comme une parenthèse qui alimente et stabilise l’antimondialisation. Mobiliser le label pour qualifier un événement ou un individu et ainsi choisir le cadre antimondialisation pour rendre compte d’un événement, c’est inscrire ce dernier dans un récit spécifique, c’est accepter notamment la référence à Seattle. Bref, c’est par la répétition des performances perçues comme autant d’événements que l’antimondialisation parvient à apparaître comme un ensemble homogène d’acteurs défendant les mêmes valeurs et ainsi se constituer comme acteur collectif.

Notes
421.

SAINT AUGUSTIN, Les Confessions, Livre XI, Paris : Garnier-Flammarion, 1964, p. 269

422.

RICOEUR Paul, « Evénement et sens », Raisons pratiques, n°2, p. 41-56, 1991, p. 51 ; nous nous inspirons notamment de la lecture proposée par : JOSSE Françoise, « Le moment Ricœur », Vingtième siècle, n° 69, p. 137-152, 2001

423.

« Batailles de rues à Washington », 17-04-00, Le Figaro

424.

« Les chantiers de l’Europe », 2-05-00, Le Figaro

425.

« Mini Seattle pour le FMI », 22-04-00, L’Humanité

426.

« Davos : les « anti » rejouent Seattle en modèle réduit », 1-02-00, Le Monde

427.

« Millau Seattle-sur-Tarn », 24-06-00, L’Humanité

428.

« Les anarchistes veulent surfer sur la vague antimondialisation », 24-04-00, Le Monde

429.

« Millau s'apprête à devenir le « Seattle français » de l'antimondialisation », 23-06-00, Le Monde

430.

« Mobilisation contre la globalisation », 23-10-00, L’Humanité

431.

« La police tchèque s'affole à la perspective d'un « Seattle bis », 23-08-00, Le Monde

432.

« La photo de la semaine », 29-09-00, Le Point

433.

« 100000 ! » [Éditorial], 7-12-00, L’Humanité

434.

« Bologne : un petit Seattle pour les PME », 15-06-00, Les Echos ; seul le quotidien économique traite de cette rencontre et de la manifestation qui l’a accompagnée.

435.

« Après Seattle et Davos, Bangkok : la ronde des militants anti-mondialisation continue », 14-02-00, « Les « anti-mondialisation » poursuivent leur pression », 16-02-00, Le Figaro

436.

« Les opposants à la mondialisation ont rendez-vous au FMI à Washington », 13-04-00, « A la fête des « anti » : marionnettes géantes, déguisements et torses nus », « Le FMI et la Banque mondiale devront faire preuve de plus de transparence », 18-04-00, Le Monde ; « Le FMI sous le regard des antimondisalistes », 14-04-00, Le Figaro ; « Le FMI entre adaptation et contestation », 18-04-00, « Mini-Seattle pour le FMI », 22-04-00, L’Humanité

437.

« La planète des antimondialisation [titre infographie] », 30-06-00, Libération