III.2.2. Le cadre antimondialisation : la possibilité de l’identité politique

La diversité du rassemblement de Seattle relayée dans les discours de presse est à la fois d’ordre géographique, sectoriel, culturel et illustre l’absence d’organisation capable de prendre en charge l’ensemble des revendications438. C’est ce que confirment rapidement les premières études qui portent sur l’antimondialisation. Au carrefour du politique, du syndical et de l’associatif, le mouvement ne peut être assimilé à une institution et ne constitue pas un espace d’action structuré et autonome. Pour les politistes et sociologues, il apparaît finalement comme une mobilisation de mobilisations, une « meso-mobilisation » selon Eric Agrikoliansky, qui se distingue par la participation d’une multitude d’organisations officielles, ou non, instables et décentralisées439. Alberto Melucci, quant à lui, préfère les termes de «réseaux de mobilisations» ou d’« espace de mobilisation » [movement networks or movement areas] car ils incluent à la fois les organisations formelles et le réseau de relations informelles par lequel les individus et les groupes viennent à se rassembler440. Le développement des nouvelles technologies et notamment du réseau Internet ont, bien entendu, grandement participé à cette organisation441. Cette structure possède ses inconvénients -le fait de constituer un interlocuteur mal défini- et ses avantages puisqu’elle permet de ne plus segmenter les combats et d’intégrer facilement les revendications au sein d’un cadre général de contestation.

Comme le note Eddy Fougier, il n’existe pas d’Internationale antimondialisation et il poursuit par un travail d’identification des acteurs présents à Seattle qu’il divise en quatre catégories :

  • des groupes radicaux qui « se montrent généralement assez critiques vis-à-vis des autres groupes antimondialistes, notamment ATTAC, à qui ils reprochent d’être réformistes et de s’en tenir à la seule critique du néo-libéralisme, alors qu’eux s’affirment pleinement anticapitalistes. »442
  • des mouvements sociaux qui « se situent souvent en marge ou en rupture des mouvements sociaux traditionnels, en particulier des syndicats classiques. »443
  • des organisations non-gouvernementales qui « donnent une autre tonalité à la mouvance altermondialiste et lui confèrent certainement une grande partie de sa crédibilité morale et internationale. »444
  • enfin, des organisations de vigilance citoyenne « qui se sont données comme objectif de surveiller et d’évaluer le cours [de la mondialisation], ainsi que l’activité de ses principaux protagonistes en diffusant de l’information, en développant une contre-expertise, en produisant des analyses, en visant la promotion de l’éducation populaire, mais en ayant aussi recours à une activité de lobbying. »445

Une typologie est arbitraire, connaît des limites et celle proposée par Eddy Fougier n’échappe pas à la règle. Elle a néanmoins le mérite de mettre en valeur l’extrême diversité des acteurs et, surtout, l’absence de structures stables, partagées et reconnues au sein du mouvement. Face à l’émergence de cet ensemble hétéroclite, la presse n’a pas affaire à une réalité déjà nommée, porteuse d’attributs en permettant l’identification.

Face à ce constat, nous retrouvons les considérations de Patrick Champagne qui s’est longtemps interrogé sur la manifestation comme « groupe intermédiaire entre les groupes sociaux réels et les collectifs qui n’existent que comme catégories sociales »446. Si l’antimondialisation apparaît à travers des performances empiriquement observables (regroupements concrets et visibles), reste qu’« il s’agit de regroupements ponctuels, éphémères, souvent hétérogènes, voire ambigus quant aux « motivations » des participants et fortement liés à des événements conjoncturels »447.

Comment un collectif aussi divers accède-t-il au statut d’acteur politique ? Par quels processus un collectif agissant se trouve identifié et nommé dans un espace historique donné ? Et comment cette identité collective individualisée vient s’instituer dans l’espace des discours de presse comme une ressource commune dans la configuration de l’actualité ?

La configuration d’identités est inhérente aux processus de cadrage. Dans notre perspective, le cadre, par la médiation du label antimondialisation, lie des individus et des collectifs. A Seattle, la diversité constatée au sein des cortèges trouve souvent une homogénéité dans les discours de presse grâce à la référence à la « société civile mondiale ». Privilège axiologique accordé au rassemblement de Seattle, cette référence apparaît précaire au sens où elle ne participe pas à éclairer sur les intentions politiques des manifestants, au sens également où il est sans doute difficile de concilier cette référence à forte valeur axiologique et un regard critique.

Penser l’instauration d’une identité collective politique, c’est répondre à la question de l’émergence des revendications. L’acteur collectif doit être doté d’une identité politique afin d’être fondé comme «  sujet porteur d’une signification et d’une consistance de médiation dans l’espace public »448. Un projet politique ne peut se fonder qu’en prenant appui sur une identité, généralement collective, et son émergence ne peut s’expliquer uniquement en termes macro-historiques : l’antimondialisation ne peut donc être réduite à une réaction spontanée et naturelle aux processus de mondialisation. Elle est aussi une configuration discursive.

Largement qualificatif dans ses premiers usages (le label qualifie aussi bien une performance, un individu, un groupe, un discours…), le terme « antimondialisation » revêt vite le statut de catégorie voire de quasi-nom propre (« le mouvement antimondialisation ») et l’on passe ainsi clairement de la désignation-description à la dénomination449. C’est la force du nom relevée par Bernard Lamizet pour qui la référence fonde l’identité :

‘« Le nom est le signifiant de l’identité car il désigne et représente des objets du réel à qui, dès lors qu’ils sont nommés, est reconnue une dimension symbolique. Donner un nom, c’est assigner à un objet réel un signifiant qui lui assure une consistance symbolique dans l’exercice de la communication et dans les formes de la représentation. C’est dire l’importance du nom qui, véritablement, ancre le réel dans le symbolique. »450

La diversité de l’antimondialisation est voilée par l’émergence d’une cohérence rendue possible par la force du nom. Dans la presse, syndicalisme paysan, militantisme chrétien, anarchisme, écologisme… se retrouvent sous le terme d’antimondialisation comme catégorie ou comme nom. Le label permet clairement « la cohésion d’un ensemble flou »451. Et c’est la force du nom que de permettre à un collectif de devenir objet de prédicat. Par sa médiation, les discours peuvent attribuer une action, une performance à un collectif et c’est ainsi qu’émerge l’intentionnalité collective. « Une entité collective agissante peut être saisie comme un enchaînement spatio-temporel de performances empiriquement observables »452 et c’est à travers le langage que nous attribuons ces performances à un collectif. La cohésion de la diversité rendue possible par la force du nom (de qui s’agit-il ?) rend possible l’intentionnalité du mouvement antimondialisation et donc l’explication causale indispensable dans le traitement d’un mouvement social (pourquoi il agit ?).

L’identité collective est un fait institutionnel et un objet sémiotique. Elle est un phénomène à la fois ontologiquement subjectif et épistémologiquement objectif au sens où elle s’impose à tous453. Dans notre perspective, c’est là que se joue le pouvoir des médias sur la configuration du monde commun, dans cette capacité à objectiver et institutionnaliser des identités et à dresser le théâtre social et politique. Les médias n’inventent pas les identités ; ils les naturalisent et les fondent en objet sémiotique, c’est-à-dire en ressource commune. L’identité du mouvement antimondialisation est un processus actif initié par les performances militantes et légitimé par la presse et l’ensemble des autres médias.

Pour tout un chacun, l’antimondialisation n’existe qu’à travers les occasions qu’elle offre à la presse d’appliquer à telle ou telle performance le label c’est-à-dire la catégorie d’appartenance. C’est en ce sens que nous avançons que l’événement apparaît comme un rituel d’institutionnalisation pour un collectif en cours de configuration. Le label « antimondialisation » renvoie finalement moins à une réalité qu’à une façon de classer et de comprendre le monde et ses acteurs. C’est en ce sens qu’il est opératoire : il permet l’identification d’un nouvel acteur collectif de la scène politique. A ce titre, il est difficile de nier la dimension performative du label : il lie, coordonne et fait exister.

Notes
438.

CARAMEL Laurence, « Les réseaux de l’antimondialisation », Critique internationale, n°13, p. 153-161, 2001.

439.

AGRIKOLIANSKY Eric, « Introduction », in AGRIKOLIANSKY Eric (et al.), L’altermondialisme en France. La longue histoire d’une nouvelle cause, Flammarion, Paris, 2005, p.13-42

440.

Notons que ces concepts sont mis en place par l’auteur en 1985 ; ils ne sont donc pas, à l’origine, imaginés pour s’appliquer directement à notre objet d’étude mais aux mobilisations liées aux « nouveaux mouvements sociaux » des années 1970 et du début des années 1980. Ils sont néanmoins largement repris dans la littérature qui s’attache à l’antimondialisation. MELUCCI Alberto, « The Symbolic Challenge of Contemporary Movements », Social Research, N° spécial : “Social Movements”, p. 789-816, 1985, p. 798-799

441.

Beaucoup de travaux insistent sur la dimension transnationale du mouvement. Loin d’être une nouveauté (le mouvement ouvrier et les NMS sont des exemples passés), elle est surtout le résultat de la capacité des acteurs à fonctionner en réseaux et à profiter de la ressource technologique comme ont su le faire les zapatistes. Sur la protestation zapatiste et le recours aux nouvelles technologies : LE BOT Yvon, Le rêve zapatiste, Seuil Paris, 1997

442.

FOUGIER Eddy, Altermondialisme, le nouveau mouvement d’émancipation, Paris : Lignes de repères, 2004, p. 54

443.

idem, p. 57

444.

idem, p. 61

445.

idem, p. 66

446.

CHAMPAGNE Patrick, « Manifestation. La production de l’événement politique », Actes en sciences sociales, n°52/53, p. 19-41, 1984, p. 39 

447.

idem, p. 39-40

448.

LAMIZET 2002, p. 190

449.

KLEIBER 1984. cf. infra, p.126

450.

LAMIZET 2002, p.59

451.

« La cohésion d’un ensemble flou » est le titre donné par Luc Boltanski à la conclusion de son étude sur la catégorie « cadres » et dans lequel il s’attache à la fois à la dimension symbolique (processus collectif de définition du groupe) et politique (processus d’institutionnalisation par la désignation de porte-parole syndicaux et politiques). BOLTANSKI Luc, Les Cadres. La formation d’un groupe social, Paris : Edition de Minuit, 1982, p. 461-489

452.

TROM Danny, « Grammaire de la mobilisation et vocabulaire de motifs », inCEFAI Daniel, TROM Danny, Les formes de l’action collective. Mobilisations dans des arènes publiques, Paris : Edition de l’EHESS, p. 99-134,2001, p.105

453.

SEARLE John Rogers, La construction sociale de la réalité, Paris : Gallimard, 1998 ; repris en sociologie de la mobilisation dans : TROM, 2001, p. 101-104