III.2.3.2. Procès de José Bové : la certification du leader et le monopole de l’icône

La sociologie et la science politique se sont depuis longtemps attachées à la personnalisation des mobilisations collectives par les médias. En 1980, Ted Gitlin initie aux Etats-Unis la réflexion en analysant les discours médiatiques qui portent sur la nouvelle gauche des années 60456. L’auteur évite le travers selon lequel les médias construisent les leaders du mouvement ; plus justement, il insiste sur leur capacité à les certifier [certifying leaders process 457 ]. Pour Ted Gitlin, la certification des leaders répond aux logiques médiatiques contemporaines au sens où elle illustre la propension des médias à traiter des organisations, des institutions, des mobilisations collectives… à travers le prisme de la personnification458. L’individu certifié doit répondre au critère de flamboyance [flamboyance] soutenant sa valeur informationnelle. Le leader certifié jouit d’une promotion médiatique moins construite sur sa représentativité que sur sa capacité à produire des performances répondant aux critères d’intérêt médiatique et à la définition que les médias se donnent d’un leader d’opposition : théâtral, emphatique, inventif et maîtrisant les dispositifs symboliques au sein desquels il s’inscrit [« theatrical, bombastic, and knowing and inventive in the ways of packaging symbolic devices »459].

Si par ses caractéristiques et ses actions, l’individu certifié répond à ces critères, il est, d’une part, investi du pouvoir de produire l’information et revêt, d’autre part, le statut de porte-parole légitime [spokeperson 460 ]. Dans notre perspective, la certification des porte-paroles est un des moyens par lesquels les médias offrent une consistance à l’antimondialisation. Là où la galerie de portraits illustre la diversité et la cacophonie de l’antimondialisation –chaque portrait visant à représenter un idéal-type de militant- la certification du leader vise à contenir et maîtriser la diversité des voix autour d’une figure perçue et relayée comme représentative par les médias. Autrement dit, dans la presse, l’antimondialisation s’inscrit dans la médiation singulier/collectif qui fonde le politique et la représentation : de la diversité du collectif, émerge un représentant –José Bové- rapidement institué en icône de l’antimondialisation et qui, à ce titre, devient l’objet d’évaluation. Selon nous, l’intérêt du concept de certification est d’insister sur la capacité des médias à imposer un individu comme légitime. Au contraire de la représentation par délégation –processus maîtrisé par une communauté qui accepte de se retrouver dans la figure du représentant-, la certification est un processus largement maîtrisé par les médias.

José Bové est la figure certifiée (et labélisée antimondialisation) par la presse et l’ensemble du système médiatique en France, et ce dès Seattle. Il appartient au cadre antimondialisation. Notons que la notoriété dont jouit le porte-parole de la Confédération paysanne précède le sommet de l’OMC. Au cours du mois d’août 1999, José Bové et des camarades syndicalistes s’en prennent symboliquement à un restaurant Mac Donald’s à Millau, en Aveyron, afin de protester contre la taxation des importations de roquefort décidée par les Etats-Unis. L’événement est traité au prisme de la figure de José Bové comme en témoignent les premiers portraits du leader syndical que propose la presse dans les jours qui suivent l’action461. Déjà, la gouaille du personnage encourage les comparaisons : Le Monde titre ainsi sur « le Robin des bois du Larzac »462. Déjà, la moustache fait mouche, déjà le combat contre la taxation du roquefort et la « malbouffe » est perçu comme le symptôme d’une remise en cause des processus de mondialisation (le fastfood est perçu comme un lieu rhétorique qui permet de relier le local au global). Illustration par un extrait de Le Monde :

‘« Enfin, un héros positif. Un faux air de Lech Walesa revisité avec moustaches gauloises et bouffarde chauffée au gros cul. L'œil finaud comme il convient à nos légendes rurales. Preux et habile pourfendeur de la « sale bouffe » et des princes noirs de la mondialisation, José Bové est sorti du Causse comme d'autres du bois. »463

Cette action contribue sans doute à expliquer l’attention immédiatement portée au leader syndical lors des journées de Seattle puis lors des parenthèses antimondialisation suivantes. En effet, l’action de Millau offre une suite de rebondissements qui assure au leader de la Confédération paysanne une visibilité prolongée jusqu’à la fin septembre- traitement de l’action, puis des suites judiciaires, analyses et portraits-, c’est-à-dire à peine un mois avant Seattle. Quand l’OMC se réunit, José Bové est disponible ; sur place depuis plusieurs jours, il offre un visage connu et, à ce titre, apparaît comme une ressource pour conjurer la diversité et la cacophonie de l’antimondialisation.

Le figement d’une figure. Comme le note Samira Ouardi464, la figure de José Bové « est construite dès le début du récit comme le visage de l’antimondialisation au point que son nom se lexicalise et que, corollairement, son visage s’iconise ». Lors des journées de Seattle, et face aux figures de la masse (photographies des cortèges), le corps, parfois le seul visage, de José Bové sert à illustrer les articles. Ainsi, l’image de José Bové est extraordinairement présente dans le dispositif de chacun des journaux à travers la photographie. La figure de José Bové appartient au cadre antimondialisation en ce qu’elle s’inscrit de manière presque systématique dans les dispositifs des journaux aussi bien à Seattle que dans les événements labélisés antimondialisation suivants. Il y a une véritable convergence entre le récit de l’antimondialisation et le récit de José Bové. La plus belle illustration est le traitement appliqué au procès de José Bové en juin 2000 et au cours duquel le judiciaire est largement délaissé au profit du rassemblement labelisé « antimondialisation » qui l’accompagne. Au cours des années 1999 et 2001, le procès concorde ainsi au seul pic informatif lié à l’antimondialisation qui ne correspond pas à une rencontre internationale. Ce n’est plus un procès, c’est une parenthèse antimondialisation qui doit s’interpréter dans la relation qu’elle entretient avec l’acte originel : Seattle. Ce n’est plus un procès, c’est l’occasion de rejouer le conflit :

‘- « Les anti-mondialisation veulent rejouer créer un pendant de l’OMC » [titre]  465
- «  Millau : 1 ; OMC : 0 » [bandeau de Une]466
- « Mondialisation. Les 10 militants seront fixés sur leur sort judiciaire le 13 septembre. En attendant, ils amplifient la lutte contre l’OMC » [Chapeau] 467

Il est intéressant de voir que le combat contre la taxation du roquefort qui était le motif du démontage disparaît des discours au profit d’une condamnation de l’OMC et, plus généralement, de la mondialisation. C’est l’effet Seattle.

Entre l’action contre le Mac Donald’s (juillet 1999) et le procès de Millau (juin 2000), la stratégie discursive privilégiée pour qualifier José Bové est la comparaison468 : Astérix469, Robin des bois470, Brassens471, Lech Walesa472, Zorro473, Saint Joseph474, Jeanne d’Arc475. La référence est souvent qualifiée : « l’Astérix du Larzac », « la Jeanne d’Arc à moustache », « Robin des bois du Larzac »… La comparaison adéquate est même discutée :

‘« Vu de près, José Bové n’est pas un ludion d’occasion, un gueulard de hasard. A part les moustaches et la vaillance, il n’a pas grand-chose d’Astérix, et, en se fiant aux apparences, c’est à Lech Walesa qu’il faudrait le comparer »476

Fait notable, la majorité des comparaisons porte sur des individus qui ont la moustache et qui, parfois, fument la pipe. En effet, implicitement dans le choix des photographies et explicitement dans les discours, comment ne pas noter l’attention portée au visage et à ses attributs ? Samira Ouardi :

‘« Le macro-portrait s’il peut sans doute donner lieu à une analyse contrastive de support à support en termes de modalisation notamment, conserve une homogénéité générale organisée autour d’une sémiotisation du visage qui se réduit bientôt à une pipe et une moustache. Le portrait est ici à prendre dans son sens le plus restreint, le plus photographique. On assiste à la stabilisation, au gel d’indice, au sens peircien du terme, qui participe à la fixation de l’icône photographique et discursive.» 477

A ce titre, Roland Barthes aurait sans doute trouvé chez le leader syndical un bel objet d’étude pour son travail sur les mythologies contemporaines478. Car, à la manière de l’abbé Pierre, la tête de José Bové participe largement à son iconographie. Et sa moustache, sa pipe, attributs au demeurant assez classiques, deviennent sursignifiants :

‘- « Derrière sa forte moustache qui semble encore l’enraciner dans son terroir, José Bové est bien de son temps, sachant monter des coups de communication. »479
- « José Bové en apparence plus français que nature, avec ses moustaches à la Brassens, sa bouffarde bien culottée, sa quarantaine rassurante et son air placide. »
- « Il a la pipe et la moustache, promus signes extérieurs d’une certaine ruralité. »480
- « Observons donc le visage de notre homme. C'est un emblème parfait. Le regard y est mobile, au milieu de traits burinés par le plein air, tandis que la moustache et la pipe se combinent efficacement devant la bouche pour ne la laisser produire qu'une parole sélectionnée, donc vraie. »481
- « Parce qu'il a une moustache conséquente, l'homme se prend volontiers pour un personnage historique. Un tiers Lech Walesa à cause des activités syndicales, un tiers Régis Debray du temps où l'écrivain « buissonnait » en Amérique du Sud, et le dernier tiers Astérix puisqu'il faut bien sacrifier à la Gaule quand on veut mettre les rieurs de son côté ! »482

Ces nombreuses comparaisons et l’attention portée aux attributs du visage (moustache et pipe483) inscrivent José Bové à la croisée de deux imaginaires. Il y a la résistance du petit contre le grand484, d’une part, l’imaginaire de la France rurale, d’autre part. Ces deux imaginaires se retrouvent dans la pipe et la moustache de José Bové. Si ces deux attributs appartiennent au registre du stéréotype et permettent la catégorisation (un homme de la terre), dans son ensemble, la figure de José Bové relève de l’emblématisation c’est-à-dire d’un processus qui « s’applique à un singulier tellement notoire qu’il incarne le général »485. La figure figée de José Bové, aussi bien dans le discours que dans l’image, donne à voir l’antimondialisation. Néanmoins, la médiation du singulier et du collectif ne fonctionne pas de la même façon avec José Bové qu’avec les portraits de militants préalablement évoquées. Ces derniers ont une valeur d’exemplarité. José Bové, lui, est unique. Si sa figure a « une nature transitive » comme l’indique Samira Ouardi, ce n’est pas seulement parce qu’il est « symbole de », c’est aussi, selon nous, que, certifié, il représente au sens politique. Institué en représentant, José Bové est celui qui incarne le mouvement et celui qui agit en son nom. Dans les deux cas, s'il rend l'autre présent, c'est à condition de se substituer à lui486.

Des récits convergents. Si les figures de Naomi Klein, Susan George, Aminata Traore, Bernard Cassen ou encore Manu Chao (après 2001) se retrouvent régulièrement dans le récit de l’antimondialisation, aucune n’est aussi systématiquement liée aux performances antimondialisation. José Bové s’impose comme un des attributs fondamentaux du cadre antimondialisation au sens où le récit de l’antimondialisation et le récit de José Bové convergent jusqu’à l’alignement. C’est un double processus : la présence de José Bové encourage l’application du cadre antimondialisation – José Bové comme indice du cadre à appliquer - et l’application du cadre antimondialisation encourage la mobilisation de la figure figée de José Bové – José Bové comme attribut du cadre. A ce titre, l’image du syndicaliste remplit souvent moins la fonction classique de la photographie de presse (« l’avoir été là »487 du « fragment de réel »488) qu’elle participe à l’identification des événements antimondialisation. Ce que José Bové réussit, et la presse lui en rend grâce, c’est d’offrir un visage à l’antimondialisation. C’est le constat explicitement fait par Le Monde pour qui José Bové « donne sa trogne au mouvement d’opposition à la mondialisation libérale »489 ou pour Libération pour qui il est « celui qui a donné un visage à la lutte contre l’OMC »490. Dès lors, et comme l’illustre le traitement du procès de Millau, le récit de José Bové, c’est aussi le récit de l’antimondialisation.

Notes
456.

GITLIN Ted, The world is watching. Mass media in the Making and Unmaking of the New Left, Berkeley : University of California Press, 1980

457.

idem, p. 147-179

458.

idem, p. 147

459.

idem, p. 154

460.

idem, p. 148-149

461.

« Portrait : José Bové », 23-08-99, La Croix ; « José Bové, 46 ans, éleveur de brebis dans le Larzac », 17-09-99, Libération ; « José Bové, un opposant radical aux « multinationales de la sale bouffe » », 23-08-99, Le Monde

462.

« Le Robin des bois du Larzac se livre à la justice », 21-08-99, Le Monde

463.

« La cause des Causses », Le Monde, 4-09-99

464.

Samira Ouardi propose une analyse de la figure de José Bové telle qu’elle apparaît dans les médias et dans laquelle nous nous retrouvons largement : OURADI Samira, « On nous a raconté José Bové », Communication & Langage, n°152, p.41-54, 2007. Quelques petits points de divergences néanmoins que nous présentons.

465.

« Les anti-mondialisation veulent rejouer créer un pendant de l’OMC », 3-07-00, Les Echos

466.

« Millau : 1 ; OMC : 0 », 3-07-00, L’Humanité

467.

« José Bové veut creuser le sillon de Millau », 3-07-00, La Croix

468.

Pour un relevé aussi exhaustif que possible, nous croisons ici celui proposé par Samira Ouardi et le nôtre.

469.

« L’Astérix de la lutte contre les OMG », 27-09-99 « José Bové et la présidentielle », 7-07-00, Libération ; « Vive le roquefort libre », 9-09-99, « Le cinéma de José Bové », 30-11-99, Le Monde

470.

« La cause des Causses », 4-09-99, Le Monde

471.

« Les facéties de Tartarin », 15-04-02, Le Figaro

472.

« Super José, star de Seattle », 6-12-99, « Bové le récidiviste revient au tribunal », 24-01-01, Libération ; « La cause des Causses », Le Monde, 4-09-99 

473.

« Les facéties de Tartarin », 15-04-02, Le Figaro

474.

« José Bové ou le goût du contre-pouvoir » [portrait, rubrique Horizon], 01-01-00, Le Monde

475.

«  José Bové », 30-06-00, Les Echos ; « Les facéties de Tartarin », 15-04-02, Le Figaro

476.

« José Bové ou le goût du contre-pouvoir » [portrait, rubrique Horizon], 01-01-00, Le Monde

477.

OUARDI, 2007, p. 49

478.

BARTHES Roland, Mythologies, Paris : Seuil, 1957

479.

« L’homme du jour », 1-09-99, L’Humanité 

480.

« Il était une foi nommée Bové », 30-06-00, Libération

481.

« Comment s’est fabriqué l’effet Bové », 7-07-00, La Croix

482.

« Les facéties de Tartarin », 15-04-02, Le Figaro

483.

Notons que cette « belle tête », pour reprendre Roland Barthes quand il évoque l’abbé Pierre, est du pain béni pour les dessinateurs de presse qui trouvent là des attributs identificatoires efficaces.

484.

Cet imaginaire est qualifié « de gauche » par Samira Ouardi [2007, p. 53]. Nous n’adoptons pas ce qualificatif : l’imaginaire du David contre Goliath étant, selon nous, un terreau favorable au populisme, il n’est ni exclusivement de gauche, ni exclusivement de droite.

485.

BOYER Henri, « Stéréotype, emblèmes, mythes. Sémiotisation médiatique et figement représentationnel », Mots. Les langages du politique, n°88, p. 99-113, 2008, p. 105

486.

C’est un point sur lequel insiste notamment Loïc Blondiaux dans sa contribution à l’encyclopédie Universalis : « La représentation politique est fondée sur ce premier paradoxe : le représentant amène le représenté à l'existence dans le mouvement même où il l'escamote et prend sa place ». [BLONDIAUX Loïc, « La représentation politique », Encyclopédie Universalis, 2008]

487.

BARTHES, 1964

488.

VERON, 1981, p. 158

489.

« La véridique histoire de José Bové », 30-06-00, Le Monde

490.

« Deux livres tracent le portrait de celui qui a donné un visage à la lutte contre l’OMC », 27-03-00, Libération