III.2.3.1. Un lieu discursif privilégié : « Le monde n’est pas une marchandise »

José Bové offre sa gouaille à l’antimondialisation et contribue ainsi à la consistance du cadre antimondialisation. D’autres éléments intègrent ce cadre en offrant à la presse une prise sur le mouvement. De la même façon, ces éléments sont à la fois un indice qui encourage la mobilisation du cadre antimondialisation et un attribut de ce dernier. Ce sont les slogans et autres mots d’ordre autour desquels semblent se rassembler les manifestants qui se réunissent lors des performances. Ils offrent à la presse le moyen de lutter contre la cacophonie antimondialisation et la possibilité de rendre compte des revendications et du projet de manière efficace. Surtout, ils intègrent l’information comme attributs du cadre.

Publicitaire ou politique, le slogan peut se définir comme une « formule concise et frappante, facilement répétable, polémique et le plus souvent anonyme, destinée à faire agir les masses tant par son style que par l’élément d’autojustification, passionnelle ou rationnelle, qu’elle comporte »491. L’incitation à l’action que relève Olivier Reboul n’est néanmoins pas la seule fonction du slogan. Certes, il vise à mobiliser et son efficacité peut se mesurer à son pouvoir d’incitation ; il cherche à faire adhérer à une nouvelle lecture du monde qui défie l’ordre établi et rend possible un ordre alternatif. Reste que, dans une société où les médias d’information constituent une ressource privilégiée dans la stabilisation du monde commun, les slogans apparaissent aussi comme dirigés vers l’instance médiatique et intègrent les stratégies de représentation des militants492. En effet, le slogan condense le discours et, en ce sens, estompe la complexité, voire l’incohérence, de la réalité sociale dont la presse doit rendre compte. Lors des journées de Seattle, la presse n’identifie pas de slogan à même de rendre compte du motif pour lequel les militants se sont rassemblés. D’une part, les calicots exhibés lors des manifestations sont divers et variés et aucun n’est capable de s’imposer comme le mot d’ordre ayant motivé le contre-sommet. D’autre part, les slogans inscrits sur les nombreuses banderoles des cortèges sont, logiquement, en langue anglaise : leur inscription dans le discours de la presse française n’est ainsi pas facilitée.

Seul le sigle WTO barré (World Trade Organization, l’OMC), présent sous une forme ou une autre sur la majorité des photographies des cortèges, intègre très largement le dispositif sémio-discursif des journaux :

La Croix, 02-12-00 ; Libération [photographie de Une]

Le sigle WTO barré, s’il s’impose visuellement dans les photographies proposées par les quotidiens, ne constitue pas un attribut du cadre antimondialisation tant il est spécifiquement lié au contexte de Seattle. Et, en effet, il perd sa pertinence au cours des parenthèses suivantes, au cours de la configuration du paradigme événementiel, quand la cible des manifestants évolue et que l’antimondialisation s’émancipe de la relation qu’elle entretient à l’OMC pour s’inscrire dans l’opposition à l’ensemble des institutions politiques et économiques internationales (FMI, UE, G8, G9…).

En fait, à Seattle, parmi les journaux du corpus, seul Le Figaro s’appuie sur les slogans. Mais le relevé proposé, sous la forme d’un encadré intitulé « Le bestiaire des anti », cherche moins à figer le motif de la mobilisation qu’à illustrer la diversité des individus rassemblés par la variété des slogans scandés. Une dizaine sont cités dans leur traduction française : « Les tortues disent non à l’OMC », « Le capitalisme détruit la vie », « Le peuple avant le profit », « OMC terroriste », « OMC : suceur de sang »493

Face à cette lacune, dans le temps du bilan post-Seattle puis lors des mois suivants, la presse se tourne finalement vers le mot d’ordre privilégié lors des manifestations de faible envergure qui précédèrent en France le contre-sommet de Seattle494 : « le monde n’est pas une marchandise ». Si, le plus souvent, le slogan « pousse à rêver et fait le désir roi »495, celui-ci tire sa force de son évidence. Il ne s’inscrit pas directement dans le domaine de l’utopie mais, par l’évidence qu’il énonce, vise à rappeler une certitude rassurante. Bien qu’elle ne soit pas fondamentalement polémique, cette formule concise et frappante s’attache à dénoncer la valorisation excessive de l’argent et du profit qui transformerait tout –même « le monde »- en marchandise.

La veille de l’ouverture du sommet de Seattle, deux quotidiens exploitent le slogan à travers leur photographie de Une pour illustrer la présence des milliers de militants dans la ville américaine. C’est ainsi par une photographie prise lors des manifestations françaises et mettant en valeur le mot d’ordre de ces rassemblements, que Libération et La Croix anticipent la première grande manifestation des anti-OMC à Seattle qui doit avoir lieu dans l’après-midi :

Libération, 29-11-99 (légende : « Manifestant anti-OMC), La Croix, 29-11-99 (légende : «Plusieurs milliers de manifestants se sont rassemblés »)

S’il est absent du traitement des journées de Seattle, nous retrouvons le slogan dans deux des contributions proposées par Le Monde dans sa rubrique « Horizon-Débats » au cours du mois qui suit la clôture du sommet de Seattle496. Le slogan permet de figer les motifs du contre-sommet et autorise par là même l’évaluation de la légitimité du mouvement. Ainsi, Edgar Morin :

‘« Mais déjà, de lui-même, il [le mouvement] a trouvé et proclamé une sentence admirable qui exprime de la façon la plus concise l'enjeu du débat: « Le monde n'est pas une marchandise ». La formule ne fait pas que révéler la vérité de la prophétie de Marx dénonçant la marchandisation progressive de toutes choses, y compris des vivants et des humains. Elle dénonce implicitement la logique du calcul qui, régnant dans les esprits des technocrates et éconocrates, est aveugle aux êtres, aux passions, aux sentiments, aux malheurs et bonheurs humains. Elle proclame enfin la prise en charge du monde. »’

Nous retrouvons le slogan également dans deux contributions proposées dans la rubrique « Rebonds » de Libération 497 et, là encore, le slogan offre la possibilité de figer le sens de l’antimondialisation en cours de configuration. Alain Krivine et Pierre Rousset :

‘« Mais ces manifestants ont tous un point commun: le refus de la non-réflexion, de la mondialisation guidée par le seul laisser-faire. Ils sont les vrais auteurs de la déclaration de Seattle que dans leur bunker, malgré des heures de négociation, les 135 n'ont pas réussi à trouver. Elle tient en quelques slogans comme «  le monde n'est pas une marchandise ». Après la mondialisation libérale, les opinions publiques aspirent à une mondialisation régulée, où l'on pense à l'homme avant de penser au prix de revient de ce qu'il consomme. »’

Ainsi, dans le temps du bilan, le slogan offre une prise sur le mouvement. Il s’impose ensuite comme un attribut du cadre au sens où sa mobilisation par les acteurs d’une performance encourage le journaliste à la labéliser « antimondialisation ». Il faut noter que la légitimité du slogan peut être interrogée sur le registre de l’expertise comme dans une interview de Régis Debray proposée dans L’Humanité quelques jours avant l’ouverture du procès de José Bové. Extrait :

‘« Pour l’auteur de l’Emprise, si les mouvements agissant contre la mondialisation libérale n’ont pas, pour l’instant, de visées vraiment convergentes, ils constituent « une digue » et leur émergence est « plutôt revigorante ».
Comment réagissez-vous à l’énoncé de cette proposition : « le monde n’est pas une marchandise » ?
Régis Debray : Pour que le monde soit une marchandise, il faudrait qu’il soit entièrement de nature économique. Or, le monde est aussi spirituel et artistique, et il échappe par là même à la logique du marché. Affirmer que " le monde n’est pas une marchandise " ne relève pas d’une logique de vœu pieux, mais d’un constat - d’ailleurs plutôt revigorant. Cela étant dit, la formule est négative : elle ne dit pas ce qu’est le monde et comment il peut aujourd’hui échapper au règne de la marchandise. « Le monde n’est pas une marchandise » est donc pour moi un slogan qui relève du truisme, mais aussi d’un cri de ralliement qui m’est plutôt sympathique… » 498

Même s’il est le seul à s’imposer dans les mois qui suivent Seattle, la visibilité offerte à ce premier slogan n’est pas extraordinaire et « le monde n’est pas une marchandise » est dépassé, à partir du début de la fin de l’année 2001. Un nouveau slogan « un autre monde est possible » s’impose comme un nouveau lieu discursif et connaît une visibilité bien plus importante. Si la force du premier tient à son caractère d’évidence et semble se refuser à toute contestation, la force du second tient à l’affirmation qu’une alternative est possible et s’attache à combattre « l’acceptation désenchantée de l’ordre établi à laquelle incline l’effondrement des grandes utopies du passé »499. Ce passage de l’un à l’autre correspond à une étape fondamentale dans la carrière médiatique du phénomène étudié –étape que nous analyserons dans la partie suivante : le passage de l’antimondialisation à l’altermondialisation.

Notes
491.

REBOUL Olivier, Le slogan, Bruxelles : Complexe, 1975, p. 82

492.

CHAMPAGNE 1990, p. 193-268

493.

« Le bestiaire des anti » [encadré], 2-12-99, Le Figaro

494.

Ces manifestations organisées dans une quinzaine de villes de France le 27 novembre ne furent que très faiblement traitées par les quotidiens du corpus ; certains ne les relaient pas (Le Figaro, La Croix)), d’autres se limitent à un très court article (Le Monde, Libération), enfin, L’Humanité propose un encadré dans lequel figure l’ensemble des points de rendez-vous dans les différentes villes de France où un rassemblement est organisé.

495.

REBOUL, 1975, p. 67

496.

« Le XXIe siècle a commencé à Seattle », 7-12-99, « Nous ne voulons pas de la mondialisation libérale », 3-12-99, Le Monde

497.

« Une démocratie planétaire », « Le fiasco de Seattle n'est pas le fruit du hasard », 8-12-99, Libération

498.

« Régis Debray : « Ce n’est qu’un début » », 29-06-00, L’Humanité

499.

BOURDIEU Pierre, Propos sur le champ politique, Lyon : Presses universitaires de Lyon,  1990