Partie C. 2001, l’épreuve de la violence. Antimondialisation et problème public

L’antimondialisation s’inscrit dans le monde commun co-construit par la presse française quand l’événement lui offre sa consistance et les conditions de sa reconnaissance au sein de l’espace public médiatisé. Dès lors, se constitue un paradigme qui ritualise l’événement et l’objective au cœur du monde commun.

L’année 2001 constitue une rupture dans le consensus du monde commun. C’est l’épreuve de la violence pour l’antimondialisation. Durant l’été, le contre-sommet de Gênes est le théâtre de violents affrontements entre manifestants et forces de l’ordre au cours desquels un jeune manifestant est tué par un carabinier italien. Les violences étaient jusqu’alors perçues comme périphériques et faisaient le plus souvent l’objet d’un traitement a minima. Parfois, comme lors de la réunion d’un Conseil européen à Göteborg en juin 2001, d’importants affrontements ont lieu entre manifestants et forces de l’ordre. Ces dernières font alors usage de balles réelles. Touché, un manifestant est gravement blessé. Les violences ne sont que très peu couvertes. Le Monde est le journal qui accorde le plus d’importance en termes de surface rédactionnelle à ces violences avec un premier article le 18 juin500 et l’accueil, quelques jours plus tard en rubrique « Horizon-Débats », d’une intervention de Charles Pasqua, « ancien ministre, député européen, et président du Rassemblement pour la France RPF »501. Le titre est polémique : « Europe ? Silence, on tire ». Et c’est par un avertissement que l’auteur conclut son intervention : « Lorsque l'on empêche les peuples de s'exprimer librement dans les urnes, au cours de scrutins honnêtes et à l'issue de campagnes respectueuses de la variété des opinions, ou lorsque l'on considère leurs choix électoraux comme sans importance, cela finit toujours dans la rue. Par des échauffourées d'abord, comme à Nice. Par des émeutes ensuite, comme à Göteborg. Par des révolutions enfin ». L’Humanité propose le 18 juin un article intitulé « A qui profite la violence ? ». Extrait : « Le conseil de Göteborg a été oblitéré par quelques centaines de jeunes gens particulièrement violents et dont les principes politiques demeurent pour l’essentiel inconnus ». Le journaliste conclut : « Au total, les maîtres du monde y trouveront peut-être leur compte : sous prétexte de permettre l’expression de la démocratie contre la « menace hooligan », ils interdiraient toute expression populaire n’allant pas dans leur sens »502. Dépolitisation des éléments violents et condamnation de la « criminalisation » des mouvements sociaux : les deux termes guideront les discours du quotidien communiste relatifs aux journées de Gênes. Les autres journaux, qui ne se sont pas mobilisés pour un sommet politique sans grands enjeux, ne traitent pas des violences qui l’accompagnent, ou alors seulement sous forme de brèves.

Si la question de la violence est donc déjà en latence depuis quelque temps, elle se manifeste réellement après la mort du manifestant génois : l’antimondialisation telle qu’elle s’imposait jusqu’alors pose problème. L’année 2001, ce sont aussi les attentats contre les Twin Towers : un événement monstre503 dont l’ensemble du discours social porte les stigmates.

Ces deux événements –une violence interne à l’antimondialisation, une autre externe- rompent le relatif consensus qui caractérisait le regard porté sur le mouvement par la presse française. Dès lors, l’antimondialisation, du moins « sa » violence pose problème ou, plus justement, devient un problème [issue 504] au sens où il devient l’objet d’une lutte pour son interprétation. L’événement antimondialisation s’impose comme problème public, ou pour reprendre Erving Goffman505, « se modélise » en problème public.

La violence interroge car elle s’identifie aux normes qu’elle enfreint. Dans Violence et politique, Yves Michaud rappelle que « d’un côté la violence est réelle, d’un autre, elle apparaît seulement avec un certain type de représentations du champ social »506. Elle appartient au réel et, en même temps, se métamorphose selon les convictions qui l’appréhendent :

‘« Elle se confond avec les représentations qui la font apparaître, se dissout avec celles qui la recouvrent, prend les couleurs de celles qui la maquillent, reçoit les noms de baptême de celles qui la justifient. Dans ces glissements magiques, le monde devient irréel, livré aux convictions pathétiques ou simulées qui le déchiffrent et cherchent à le plier à leurs hantises. » 507

L’auteur poursuit en insistant sur la valeur performative du concept de violence ; et va même jusqu’à refuser à cette dernière le qualificatif de « concept » au profit de celui, linguistique, d’ « embrayeur. »508 Il ne faut pas négliger les implications d’une telle perspective. Elle s’oppose en effet à une longue tradition philosophique –de Hobbes et Hegel notamment- qui distingue la violence de la force : la force est légitime (c’est la violence institutionnelle du souverain, de l’Etat, de la police…), la violence est illégitime en ce qu’elle s’oppose à un ordre établi509. Cette distinction est prolongée par la sociologie de Max Weber qui affirme le monopole de l’Etat sur la violence légitime et fait de ce dernier la condition d’existence de l’Etat : « S’il n’existait que des structures sociales d’où toute violence serait absente, le concept d’Etat aurait alors disparu et il ne subsisterait que ce qu’on appelle, au sens propre du terme [absence de pouvoir], l’ « anarchie » »510. La proposition positiviste, louable « puisqu’on pourrait ainsi refuser l’enrôlement des mots au service des convictions »511, reste pourtant tout à fait illusoire. En effet, « le défaut de toute définition positive tient justement à ce qu’elle cherche à faire : exclure les significations évaluatives et normatives desquelles la violence est appréhendée » 512.

Si la violence semble objectivement insaisissable, elle reste pourtant l’indice d’une rupture du consensus dont la presse est sommée de rendre compte. Dans ses travaux, Isabelle Garcin-Marrou analyse le rôle des médias au sein de la symbolique sociale lors des actes de terrorisme et précise que la posture du journaliste est d’autant plus précaire que la violence interroge un pilier de la démocratie : le lien social513. Or, l’auteur, qui mobilise Paul Beaud et Louis Quéré514, rappelle que le rapport qu’entretiennent les médias à l’espace public s’inscrit justement dans une logique de préservation de lien social. La dénonciation de la violence constitue alors moins l’indice d’une violence effective que le rejet de comportements perçus comme inacceptables.

Sans doute faut-il ici préciser que nous abordons le « problème public » comme peut le faire l’approche constructiviste anglo-saxonne dans les années 1970515. Ainsi, il ne s’agit pas d’aborder l’antimondialisation à travers son activité de revendication et de construction de causes. Par le sous-titre « antimondialisation et problème public », nous entendons bel et bien la façon dont le mouvement, en lui-même, pose problème. Nous nous rapprocherons de la conception moderne du problème public dans la partie D quand nous proposerons d’appréhender l’antimondialisation comme un nouveau discours social. Nous analyserons alors la manière dont le cadre appliqué à l’antimondialisation constitue une fenêtre d’opportunité discursive.

Dans notre perspective, la violence est, au sein de l’espace des discours médiatiques, une atteinte à l’intégrité du monde commun. La violence rompt le monde commun en ce qu’ « elle tient plus d’une dissolution des règles qui unifient le regard social qu’à la réalité qu’elle peut avoir »516. Les processus de cadrage relevant au contraire d’une tentative de concentration du regard, la violence apparaît clairement comme une mise à l’épreuve. La définition de l’acte violent est nécessairement l’objet d’une lutte symbolique pour imposer les qualifications légitimes de l’événement et de ses acteurs ; et notamment pour qualifier, ou non, l’acte violent de politique 517. La question est celle de l’objectivation par la presse de la violence dans le monde commun et, par là même, celle de l’inscription de la violence dans le jeu démocratique :

‘« Plus que la façon dont les médias rendent compte des circonstances de la violence, c’est bien la façon dont ils intègrent la signification de la violence dans la symbolique sociale qui a des répercussions dans l’espace public. » 518

Avec la violence, l’assise des discours médiatiques portés jusqu’alors sur l’antimondialisation est précarisée. Le monde commun est déstabilisé et les stratégies de cadrage, relativement proches d’un journal à un autre, explosent. Les discours de la presse doivent ainsi passer l’épreuve de la violence et contenir sa force déstabilisatrice.

Ce que Gênes illustre en premier lieu, c’est la capacité de l’événement violent à se modéliser en problème public, autrement dit à être l’objet d’une lutte d’interprétation entre acteurs sociaux. Le « processus de civilisation »519 est en effet un processus de forclusion de la violence sous des formes codifiées. Dès lors, et « pour des raisons sociales et culturelles profondes, la dynamique de l’Occident marque d’un stigmate croissant ceux qui, dans le système démocratique, cherchent à s’imposer comme acteurs par la force »520. C’est notamment pourquoi, face à la violence, la légitimité de l’imaginaire démocratique sur lequel se construit l’antimondialisation comme événement (Seattle) apparaît comme très fragile. Nous nous attachons donc au traitement que la presse applique aux événements et faits de violence de Gênes. Face à la violence, que devient le relatif consensus autour duquel s’était jusqu’alors construit le cadre appliqué à l’antimondialisation ?

L’année 2001, c’est aussi et surtout les attentats du 11 septembre. Les violences de Gênes et celles du World Trade Center de New York sont de différentes natures et n’entretiennent aucun rapport direct. Pour autant, leur proximité temporelle (moins de deux mois) les inscrit dans une même conjoncture historique et des liens seront tissés par certains acteurs de l’espace médiatique. Ce qu’illustre, en premier lieu, le 11-Septembre521, c’est la capacité de l’événement-monstre à s’imposer au discours social522, autrement dit à imposer aux acteurs sociaux une modélisation de leurs discours et de leurs pratiques. L’événement monstre impose une nouvelle conjoncture dans laquelle des faits jusqu’alors tolérés deviennent insupportables. Le 11-Septembre est très rapidement vécu comme historique -Katarina Niemeyer évoque à ce titre « une expérience historique du temps présent »523- et impose une conjoncture au sein de laquelle doit se déployer une redéfinition de l’antimondialisation. Nous nous attachons ainsi au poids du 11-Septembre sur le traitement de l’antimondialisation.

Ces deux événements, ces deux violences contribuent ainsi dans un même élan à une requalification du mouvement au cours des premiers mois de 2002 ; requalification dont l’indice le plus évident est le passage de l’antimondialisation à l’altermondialisation sur lequel nous nous penchons à la fin de cette troisième partie.

Notes
500.

« Les « antimondialisation » sabotent le sommet européen de Göteborg », 18-06-01, Le Monde

501.

« L’Europe ? Silence, on tire » [Horizons-Débats, par Charles Pasqua], 23-06-01, Le Monde

502.

« A qui profite la violence ? », 18-06-01, L’Humanité

503.

L’expression n’est pas accompagnée de guillemets car il ne s’agit pas là de reprendre Pierre Nora pour qui « l’événement monstrueux » désigne non un événement extraordinaire mais un régime médiatique dans lequel « la redondance intrinsèque au système tend à produire du sensationnel et fabrique en permanence du nouveau » [NORA 1974]

504.

MOLOTCH Harvey, LESTER Marilyn, « Informer : une conduite délibérée. De l’usage stratégique des événements », Réseaux, n°75, p.23-39, 1996

505.

GOFFMAN 1991

506.

MICHAUD Yves, Violence et politique, Paris : Gallimard, 1978, p. 12

507.

Idem, p. 12-13

508.

On appelle embrayeur certaines unités linguistiques qui possèdent une signification générale mais dont la valeur référentielle se fixe selon la situation d’énonciation. Un embrayeur est « un symbole associé à l’objet représenté par une règle conventionnelle [et] en relation existentielle avec l’objet qu’il représente ». JAKOBSON Roman, Essai de linguistique générale, Paris : Editions de Minuit, 1969, p.178-179.

509.

BRAUD, 1993

510.

WEBER Max, Le Savant et le Politique, Paris : PLON, [1919] 1963, p. 124-126

511.

MICHAUD, 1978, p. 13

512.

idem, p. 21

513.

GARCIN-MARROU 2001

514.

BEAUD Paul, La société de connivence. Médias, médiateurs et classes sociales, Paris : Aubier, 1981 ; QUERE 1982

515.

Pour un survol des travaux anglo-saxons depuis la sociologie de la déviance initiée par l’Ecole de Chicago à la conception moderne du problème public : NEVEU Erik, « L’approche constructiviste des « problèmes publics ». Un aperçu des travaux anglo-saxons », Etudes de communication, n°22, p. 41-57, 1999

516.

MICHAUD, 1978, p. 101

517.

Nous distinguons les violences urbaines généralement attribuées aux « casseurs », la violence politique et la violence terroriste. La première relève de la délinquance. La seconde « vise une cible politique distincte », la dernière « une cible indistincte –civile- non engagée dans le combat » [GARCIN-MARROU, 2001, p. 12]. Comme nous le verrons, la lutte pour l’interprétation d’un événement violent est, dans le cas des mobilisations antimondialisation, une lutte pour inscrire l’acte violent dans telle ou telle catégorie.

518.

GARCIN-MARROU, 2001, p. 119

519.

ELIAS Norbert, La dynamique de l’Occident, Paris : Calmann-Lévy, 1976

520.

BRAUD Philippe, « La violence politique : repères et problèmes », in BRAUD Philippe (dir.), La violence politique dans les démocraties européennes occidentales, p. 13-42, Paris : L’Harmattan, p. 20

521.

Nous privilégions la graphie « 11-Septembre » pour désigner les attentats contre le World Trade Center de New York et indiquer que « l’unité syntagmatique le 11 septembre est, dans certains contextes, devenue un nom propre ». [FRAGNON Julien, « Quand le 11-Septembre s’approprie le onze septembre. Entre dérive métonymique et antonomase », Mots. Les langages du politique, n°85, p. 83-95, 2007, p. 83]

522.

Nous reprenons Marc Angenot qui définit le discours social comme « la représentation discursive du monde telle qu’elle s’inscrit dans un état de la société », avant de préciser : « Ou plutôt l’objet que j’ai cherché à synthétiser n’était pas ce tout empirique, cacophonique et à la fois redondant, mais les règles de production et d’organisation des énoncés, les typologies et topographies, les répertoires topiques et les présupposés cognitifs, la logique de division du travail discursif qui, pour une société donnée, semblent organiser et limiter le dicible- le narrable et l’argumentable ». [ANGENOT Marc « Théorie du discours social », Contextes, n°1, 2006. En ligne : http://contextes.revues.org/docuements51.html . Consulté le 12 décembre 2006.] Nous faisons l’hypothèse, développée en partie D, que le discours social évoqué par Marc Angenot est en quelque sorte la somme des discours sociaux spécifiques (et des relations qu’ils entretiennent) tels que ceux-ci sont présentés par Bernard Delforce et Jacques Noyer [DELFORCE, NOYER 1999]

523.

NIEMEYER Katarina, De l’information à l’histoire. Le discours du journal télévisé de la chute du mur de Berlin au 11 septembre, thèse soutenue sous la direction de TETU Jean-François et WINDISH Uli, Université de Lyon/Université de Genève, 2009