I.2.1. L’événement anticipé

A Seattle, le contre-sommet est un événement « anti-routine » au sens d’Harvey Molotch et Marilyn Lester. Le sommet entre dirigeants relève d’un schéma connu que les manifestants viennent perturber ; et « le fait perturbateur devient [lui-même] un événement parce qu’il représente un problème pour les relativement puissants »531. Dans l’espace des discours de presse, et au cours de la configuration du paradigme événementiel, nous constatons ensuite une surprenante routinisation des événements « anti-routine » et ceux qui, jusqu’à Seattle, n’avaient aucune prise sur la fabrication de l’événement deviennent les co-producteurs reconnus de la dialectique événementielle sommet/contre-sommet. A Seattle, la perturbation est la condition même de l’accès des manifestants à l’événement ; la perturbation est ensuite routinisée jusqu’à, comme à Gênes, devenir l’événement le mieux anticipé au détriment des réunions officielles.

Au cours de la semaine qui précède l’ouverture du sommet, les stratégies d’anticipation de l’événement divergent d’un quotidien à un autre. La Croix n’ouvre sa couverture que le 19 juillet avec en rubrique « Monde » un article intitulé « Gênes se métamorphose en véritable cité assiégée ». Les Echos attendent même le vendredi, jour d’ouverture du sommet, pour s’attacher à l’événement sommet/contre-sommet.

Au contraire, L’Humanité propose dès son édition du 14/15 juillet [appel de Une : « Gênes. Analyses, interviews, reportages. L’Humanité ouvre pour une semaine le dossier du G8 »] une double page quotidienne sur les enjeux du sommet en rubrique « Plus loin que les faits ». Pauvreté, environnement, commerce et dette sont tour à tour évoqués. C’est clairement l’approche la plus didactique proposée par les différents quotidiens. Une place est laissée dans le dispositif à une « Chronique génoise » quotidienne qui, elle, porte directement sur la préparation du contre-sommet et relève le plus souvent du « papier d’ambiance ».

L’événement anticipé apparaît dans Libération à partir du 18 juillet au sein de la périphérie du quotidien –ses pages « Rebonds »- sous la forme de deux longues tribunes dont le rapport dialogique est évident. François Huwart, présenté comme « secrétaire d’Etat au commerce extérieur », propose une longue tribune intitulée : « Force et limite de l’antimondialisation » et dans laquelle l’auteur reproche à l’antimondialisation de délégitimer le rôle des Etats532. De son côté, Toni Negri, « philosophe » s’interroge sur la nature de l’« empire » que représentent ces sommets entre dirigeants politiques533. Le lendemain, une nouvelle tribune est proposée par François de Bernard, « Président du GERM (Groupe d’études et de recherches sur les mondialisations)», dans laquelle l’auteur indique que « le palimpseste de Gênes est devenu pour les dirigeants un enjeu que l’on peut résumer ainsi : comment faire avec la société civile ? comment ne pas se laisser submerger par son flux ? comment en maîtriser la fièvre sans susciter en retour de terribles accès de violence ? » ; et d’expliquer la place prise par la société civile dans les relations internationales par la crise de la démocratie représentative avant de conclure sur une proposition : « la création d’une Organisation de la société civile internationale (OSCI) ». Toujours le 19 juillet, en rubrique « Monde », un long article intitulé « Gênes, stade ultime de la mondialisation » présente les forces en présence du côté des militants. Une large place est offerte aux Tute Bianche dont Libération (comme les autres quotidiens) relait les déclarations et les projets :

‘« Assaut programmé [intertitre]. Dans cette perspective, les Tute Bianche ont étalé à l'entrée du [stade] Carlini, en forme de démonstration, le matériel (casques, boucliers en plexiglas, masques à gaz, etc.) qui sera utilisé pour l'opération. Sous les tribunes, une dizaine de militants s'activent pour fabriquer les dernières «armes de défense» en attendant la grande répétition de l'assaut programmé pour cet après-midi. «Il s'agit de désobéissance civile, nous chercherons à enfoncer les barrages en n'utilisant que notre corps, pas question de bâtons, de pierres ou de cocktails Molotov», insiste un porte-parole du mouvement. » » 534

Le Figaro ouvre sa couverture du sommet/contre-sommet le mardi 17 juillet. Dans sa rubrique « International », il propose un large dossier annoncé en Une : « Enquête au cœur des réseaux antimondialistes ». L’accent est mis sur « la nébuleuse des casseurs antimondialistes » [titre de l’article] et sur « les principaux mouvements de jeunes radicaux » [titre d’encadré]. Le lendemain, le journal présente un reportage sur les militants catholiques qui participent à l’antimondialisation535. A la veille de l’ouverture du sommet, la page deux est réservée à la rencontre entre dirigeants et à ses enjeux536. Un article porte indirectement sur le contre-sommet : « Une ville en état de siège », court article accompagné d’une infographie présentant un plan du centre-ville sur lequel figurent la zone rouge et l’ensemble du « dispositif draconien pour éviter les débordements »537.

Enfin, Le Point profite de l’adéquation de sa date de parution et de l’ouverture du sommet pour proposer dans son édition du vendredi 19 juillet un large dossier de six pages. Deux articles : l’un, « G8 la fracture des antimondialistes »538, présente la question du recours à la violence comme un objet de divergence entre les différents éléments du mouvement ; l’autre, « Comment les antimondialistes préparent leur « guerre » »539, relaye les intentions des acteurs antimondialisation présents et notamment des « Black Blocs, hooligans de la politique ». Une large partie du second article s’attache à l’ambiance pesante qui règne sur Gênes :

‘« Les mesures de sécurité entourant le G8 ont de quoi donner des sueurs froides. Car si l’achat de deux cents linceuls à fermeture éclair –du type guerre du Vietnam- était le plus funeste des présages, il n’était pas le seul. Plusieurs prisons ont été vidées pour recevoir des centaines d’éventuels casseurs arrêtés en flagrant délit et les hôpitaux sont en état d’alerte. Les sorties d’égouts ont été scellées pour éviter qu’on y place des bombes et la police a « stérilisé » la « casbah », le surnom du centre historique en multipliant les perquisitions. Aéroport, gares et bassins du port sont interdits durant tout le sommet, alors que des batteries de missiles sol-air ont été déployées. »’

Bien que ces différents dispositifs s’attachent à des menaces de différentes natures (violences urbaines d’un côté, violences terroristes de l’autre), ils s’inscrivent dans un même continuum sécuritaire. L’idée d’une menace globale apparaît. Le 11-Septembre l’accréditera.

Notes
531.

MOLOTCH, LESTER 1996, p. 36

532.

« Force et limite de l’antimondialisation », 18-07-01, Libération

533.

« G8 : deux modèles pour le gouvernement mondial », 18-07-01, Libération

534.

« Gênes, stade ultime de la mondialisation », 19-07-01, Libération

535.

« Les catholiques contre la mondialisation », 18-07-01, Le Figaro

536.

« L’Italie de Berlusconi hôte des huit grands », « Bush en avocat de la mondialisation », « Les dossiers chauds : Proche-Orient et Macédoine », 19-07-01, Le Figaro

537.

« Une ville en état de siège », 19-07-01, Le Figaro

538.

« G8 la fracture des antimondialistes », 19-07-01, Le Point

539.

« Comment les antimondialistes préparent leur « guerre » », 19-07-01, Le Point