I.2.2.2. Les acteurs : relevé des désignations

Les quotidiens mobilisent donc le même vocabulaire, les mêmes images pour décrire le décor au sein duquel vont s’inscrire deux figures : d’une part, celle des manifestants, de l’autre, celle des forces de l’ordre. Le schéma actanciel mis en place insiste largement sur la première de ces figures. Sont ici répertoriées les désignations utilisées dans les éditions du 20 juillet pour faire référence aux milliers de personnes attendues :

Le Monde Libération Le Figaro
- manifestants (4 occurrences)
- militants (4 occ.).
- antimondialistes
- manifestants antimondialisation
- protestataires
- les membres du Forum Social
- contestataires
- « combattants »
- « casseurs »
- manifestants (2 occ.)
- gêneurs de Gênes
- militants antimondialisation
- militants
- contestataires (4 occ.)
- manifestants
- « antiglobaux »
- coalition antimondialisation
La Croix L’Humanité Les Echos
- antimondialistes (3 occ.)
- militants anti-mondialisation
-militants antimondialistes
- les représentants autoproclamés de la société civile
-anti-G8
-manifestants anti-G8
-manifestants contre le G8
- opposants à la mondialisation (3 occ.)
-manifestants
- le mouvement antimondialisation

La désignation des militants est finalement proche d’un quotidien à l’autre et « manifestants » est la désignation la plus répandue. Elle nous semble axiologiquement neutre et ne renvoie qu’à la présence physique d’une personne (manifester, c’est faire corps). Quelques spécificités néanmoins. La Croix se caractérise par l’emploi d’ « antimondialistes », délaissé par les autres titres, et Les Echos par l’emploi d’ « opposants à la mondialisation » : les deux quotidiens inscrivent donc le contre-sommet dans un conflit qui dépasse le seul cadre du G8. Ce n’est pas le cas de L’Humanité qui inscrit les manifestants dans la confrontation à la réunion internationale (« anti-G8 », « manifestants anti-G8 », « manifestants contre le G8 »). Notons également que Le Figaro privilégie le terme « contestataire » qui est sans doute plus orienté que « manifestant » : en effet, contester, c’est « remettre en cause l’ordre établi »558. Remarquons enfin le fréquent usage de « militants » dans Le Monde, aussi présent que « manifestant » : le militant ne se satisfait pas de « faire corps » au cours des rassemblements ; il est un « adhérent actif d’un parti ou d’une organisation »559. La seule originalité est l’utilisation des termes, modélisés par les guillemets, de « combattants » et de « casseurs » par Le Monde. Le premier est repris du discours des responsables des Tute Bianche et participe à la dynamique de dramatisation. Le second est présent dans un article où est évoqué le risque d’infiltration du mouvement pacifique par des casseurs. Les guillemets sont ici difficilement interprétables. Leur emploi peut indiquer un discours second, celui des autorités. Il peut aussi indiquer que le journaliste souhaite prendre du recul avec un terme qu’il juge inapproprié (modalisation autonymique).

Si nous appliquons la terminologie de la sémiotique greimasienne à la construction de la figure des manifestants, nous constatons l’insistance des quotidiens sur la compétence et le vouloir faire des militants. Cela participe encore un peu plus à la dramatisation de l’événement et à l’anticipation des affrontements. Le Monde illustre bien cette priorité accordée au vouloir faire des manifestants et aux qualifications qui leur sont accordées :

Les manifestants sont abordés à travers leur compétence, leur vouloir faire :

‘- « le mouvement italien des Tute Bianche […] entend s’attaquer à la barricade de béton autour du quartier où se tiendra le sommet […] des milliers de protestataires s’apprêtent à défier les dirigeants des pays les plus industrialisés. »560
- «les antimondialisation préparent leur face-à-face avec le G8 […]  la désobéissance civile est à l’ordre du jour pour les milliers de « combattants » […] dont une bonne part veulent repousser le mur de sécurité isolant les dirigeants. » 561

Le Monde insiste lourdement sur la qualification technique, quasi-militaire, des manifestants qui se préparent à l’affrontement. C’est leur savoir faire (1). Il insiste également sur le nombre des militants. C’est leur pouvoir faire (2). Ainsi :

‘1. « depuis l’ouverture du contre-sommet, une cinquantaine de militants s’entraîne à l’action directe non violente[…] les antimondialisation s’échauffent […] construction de boucliers en Plexiglas  […] les membres du Forum Social ont passé des heures à discuter de la stratégie à suivre » 562
2. « une dizaine de cortèges […]  les manifestations affluent […] le mouvement italien des Tute Bianche, qui revendique 10 000 membres entend s’attaquer à la barricade de béton autour du quartier où se tiendra le sommet […] des milliers de protestataires s‘apprêtent à défier les dirigeants […] » 563  ; « les manifestations les plus massives auront lieu vendredi et samedi. » 564

Et Le Monde de conclure : « Manifestants contre policiers, tout se met en place pour le grand face-à-face. »565

Ce vouloir, savoir et pouvoir faire des manifestants est entretenu par les discours des Tute Bianche (et autres radicaux) que la presse relaie très largement. Les Tute Bianche recherchent la couverture médiatique de leurs actions en offrant aux médias des interlocuteurs disposés à leur répondre et conscients du fonctionnement du champ médiatique. Face aux médias, les Tute Bianche introduisent une forte symbolisation de leurs actions qu’illustre leur « Déclaration de guerre au G8 » présentée lors d’une conférence de presse 566. Le porte-parole des Tute Bianche, Luca Casarini, cité par Brigitte Beauzamy :

‘« Nous savons ce qu’il faut faire pour que l’on parle de nous. Quand un journaliste me téléphone et me demande, implicitement, de lui livrer un scoop pour la Une, moi je réponds : « à Gênes nous déclarons la guerre aux grands de ce monde ». Et ils le mettent en première page. » 567

Cette forte symbolisation ajoutée aux discours de presse sur la qualification militaire des stratégies et équipements des manifestants, participe à configurer le conflit symbolique en un éventuel affrontement physique. L’écrasante supériorité technique de la violence d’Etat568 est comme dissimulée par la presse qui « prend aux mots » les discours militants. La dimension symbolique disparaît et l’évidente volonté de nuire des manifestants les plus radicaux au G8 est relayée dans la presse comme une véritable volonté de vaincre.

Face à cette figure menaçante de la foule, les forces de l’ordre ne sont proportionnellement que très peu évoquées. Dans Le Figaro, L’Humanité et Libération, elles apparaissent principalement à travers la matière iconique : infographies et photographies. Ainsi, les deux photographies proposées par Le Figaro mettent en scène les services de sécurité :

Le Figaro, 20-07-01, (légende de la photographie de Une : « Les chefs d’Etat et de gouvernement étant installés sur un navire de croisière, rien n’est négligé et les plongeurs fouillent sans relâche le port » ; légende de la photographie de la page 2 : « Des cavaliers de la police italienne venaient s’ajouter hier aux 15000 hommes qui protègent la zone rouge interdite du centre-ville »).

Sur l’une apparaît un plongeur dont seule la tête dépasse de la surface de l’eau et qui semble inspecter la coque d’un bateau. Sur l’autre sont représentés une vingtaine -on peut en deviner beaucoup plus- de cavaliers de la police montée en rangs serrés. Les deux contribuent à illustrer l’importance du dispositif mis en place, à la fois par sa technicité (photographie du plongeur) et par son importance quantitative (photographie des cavaliers).

Libération présente, quant à lui, une photographie sur laquelle apparaît l’imposante barrière qui délimite la « zone rouge » (cf. infra p. 188, l’hyperstructure proposée par Libération). La mobilisation des services d’ordre est également illustrée par l’infographie sur laquelle sont représentées les différentes zones (rouge et jaune) et les structures matérielles qui les isolent. De son côté, L’Humanité illustre son titre de Une (« Gênes, ville fermée ») par la photographie d’une haute barrière métallique à travers laquelle des policiers s’engouffrent par une petite porte gardée par des militaires. Au-delà de l’évocation de la barrière isolant la «zone rouge » et du nombre de forces de l’ordre mobilisée, Le Monde, La Croix et Les Echos évoquent peu le service de sécurité.

Que ce soit à travers la matière iconographique pour Le Figaro, Libération et L’Humanité ou par défaut pour les autres quotidiens, le service d’ordre apparaît de manière traditionnelle à travers un pouvoir faire qui illustre son statut de garant de la sécurité des biens et des personnes, comme le garant de la force légitime de l’Etat.

En conclusionà l’analyse de cette journée du vendredi qui conclut une semaine de mise sous tension progressive, nous pouvons dire que les articles des quotidiens fonctionnent comme une scène d’exposition. Elle offre un cadre spatio-temporel: nous sommes à la veille d’un sommet officiel dont la légitimité est contestée et dont le lieu est caractérisé par la tension qui y règne et par la mise à l’abri  d’une « zone rouge », à la fois symbole et dispositif matériel concret. Elle offre aussi un schéma actanciel simple : les manifestants sont dotés d’une compétence virtuelle, un vouloir faire (ainsi qu’un savoir faire et un pouvoir faire), largement repris par les médias, qui consiste à perturber la réunion des chefs d’Etat. Face à cette figure menaçante se dessine celle d’un anti-sujet : le dispositif de sécurité, humain et matériel, dont l’objectif est de faire échouer la quête des manifestants.

En fonctionnant comme une scène d’exposition, le discours des journaux met en place un récit non clos et ouvre un horizon d’attente. Cela se traduit dans le schéma actanciel par le fait que la compétence des militants –largement développée- n’est pas accompagnée d’une performance. Le temps est suspendu jusqu’au lendemain. Assez logiquement, et c’est illustré par la terminologie commune et assez consensuelle pour désigner les militants, la phase de sanction n’est pour l’instant pas entamée. Alors que les affrontements semblent anticipés mais n’ont pas encore eu lieu, les quotidiens développent finalement au sein de leurs discours un cadrage commun de l’événement à venir.

Notes
558.

Dictionnaire encyclopédique, Paris : Hachette, 1997

559.

idem

560.

« Croissance et violence, deux ombres sur le G8 », 20-07-01, Le Monde

561.

« Les anti-mondialisation préparent leur face-à-face avec le G8 », 20-07-01, Le Monde

562.

« Les anti-mondialisation préparent leur face-à-face avec le G8 », 20-07-01, Le Monde

563.

« Les anti-mondialisation préparent leur face-à-face avec le G8 », 20-07-01, Le Monde

564.

« Croissance et violence, deux ombres sur le G8 », 20-07-01, Le Monde

565.

« Les anti-mondialisation préparent leur face-à-face avec le G8 », 20-07-01, Le Monde

566.

La conférence de presse est organisée le 21 mai et fait suite à la décision du gouvernement italien de mobiliser l’armée lors du sommet de Gênes. Peu traitée dans la presse française, la « Déclaration de guerre au G8 » est largement relayée par une presse italienne dont le registre symbolique de la profession de foi des Tute Bianche lui échappe largement. Extrait : « C’est une obligation de ne pas céder à la peur de vos armées et de hausser la tête. C’est une obligation car seulement par obligation nous vous déclarons la guerre. Mais si nous devons choisir entre l’affrontement [scontro] avec vos troupes d’occupation et la résignation, nous n’avons aucun doute : nous vous affronterons. Nous vous annonçons formellement que nous aussi sommes sur le pied de guerre. Nous serons à Gênes, et notre armée de rêveurs, de pauvres, d’enfants, d’Indiens du monde, de femmes et d’hommes, de gays et de lesbiennes, d’artistes et d’ouvriers, de blancs, de noirs, jaunes et rouges désobéira. Nous sommes l’armée née pour se dissoudre seulement après vous avoir vaincus ». Le politiste Christophe Traïni en retient « la dénonciation des manœuvres délétères de l’adversaire et l’exaltation d’une posture agonistique subordonnée à des fins eschatologiques ». [TRAÏNI Christophe, « Les centres sociaux Occupés et les forces de l’ordre. Un répertoire d’action italien dans la polyphonie altermondialiste », communication au colloque « Les mobilisations altermondialistes, 3-5 décembre 2003, colloque « Les mobilisations altermondialistes », Paris]

567.

BEAUZAMY Brigitte, « Le contre-sommet, une action directe contre la mondialisation néolibérale ? », Journal des Anthropologues, n°96-97, p. 53-70, 2004

568.

BRAUD, 1993