I.3. La mort et la rupture du cadre commun

Nous nous concentrons sur les trois quotidiens habituellement qualifiés « de référence » : Le Figaro, Le Monde et Libération. C’est notamment que Les Echos ne paraissent pas le week-end, que La Croix propose une édition week-end qui n’entretient qu’un rapport très lâche à l’actualité (sur le registre du magazine plus que sur celui du quotidien569) ; c’est enfin que L’Humanité, du fait de ses horaires de bouclage le vendredi, propose une édition dont le contenu ne peut pas prendre en compte l’actualité de l’après-midi (rien sur la mort du jeune manifestant).

La violence qui marque la journée du vendredi est prévisible ; elle est même –nous l’avons vu- le prisme privilégié par lequel est traité l’événement sommet/contre-sommet dans les éditions du jour. Ce qui n’a pas été envisagé, ce qui surprend, ce qui trouble la presse, ce ne sont pas les affrontements en tant que tels, c’est la mort. La mort d’un jeune manifestant, Carlo Giuliani. Alors qu’il tente de briser la vitre d’un véhicule de police, il est tué par une balle tirée par un carabinier ; dans sa fuite, le véhicule roule à deux reprises sur le corps du jeune homme. Depuis 1977, l’Italie n’avait plus connu un tel drame lors d’une manifestation de masse ; sans doute, notamment, parce que « le mode de contrôle de la contestation dans les démocraties occidentales est devenu à partir des années soixante-dix plus tolérant, avec un développement marqué des stratégies de négociations »570. Dans notre perspective, la mort, par la charge émotionnelle qu’elle revêt, apparaît comme une rupture fondamentale du monde commun que l’anticipation partagée des affrontements contribuait pourtant à renforcer.

La mort entraîne une rupture du cadre au sens où elle n’a pas sa place dans le contexte de la manifestation. Elle rompt avec l’ordre logique et habituel des choses. C’est l’accident au sens de Harvey Molotch et Marilyn Lester :

‘« Le fait sous-jacent n’est pas intentionnel et ceux qui le promeuvent comme événement public diffèrent de ceux dont l’activité a provoqué le fait … Les accidents reposent donc sur des erreurs de calcul, qui se soldent par une rupture dans l’ordre des choses.» 571

L’accident relève d’une altérité qui nécessite un recadrage de la situation. La rupture de cadre est évoquée par Erving Goffman dans Les cadres de l’expérience. Pour l’auteur, elle illustre la vulnérabilité de l’expérience. Face à une situation nouvelle, notre connaissance du monde est prise à défaut :

‘« A la recherche d’une prise nouvelle dans un domaine bien cadré, on ne trouve aucun cadre immédiatement satisfaisant, aucun qui vaille encore dans la situation actuelle ou aucun qu’on se sente capable d’assumer. » 572

Le concept est mobilisé par Michel de Fornel quand il s’attache à la couverture télévisuelle de la tragédie du Heysel en 1995. Le cadre de la compétition sportive, largement ritualisé et codifié, est mis à mal par les mouvements de foule et la tragédie qui est en train de se jouer dans une des tribunes du stade bruxellois. Les journalistes sont trompés, débordés par un réel qui rompt le cours normal des choses :

‘« La violence dans le stade apparaît d’abord, non comme ce qui fournit des ressources narratives à une mise en intrigue mais comme ce qui met à mal un cadre que certains acteurs s’emploient à maintenir tout en étant obligés de modifier leurs formes d’alignement à la situation. » 573

Aussi bien Le Figaro, Libération que Le Monde sont contraints d’assimiler la mort du manifestant ; ils doivent rapporter et commenter l’événement en le dotant de propriétés identifiables. Se trouve en jeu l’individuation de l’événement c’est-à-dire la nécessité de lui configurer un contexte de description, de l’inscrire dans une intrigue et, enfin, de le normaliser 574. En bref, il s’agit de répondre à la question « qu’est-ce qui s’est passé ? »afin, notamment, d’en circonscrire le champ problématique.

Notes
569.

Dans son édition du week-end, La Croix n’évoque ni le sommet, ni le contre-sommet.

570.

DELLA PORTA, 2002, p. 51

571.

MOLOTCH, LESTER, 1996, p. 36-37

572.

GOFFMAN 1991, p. 370.

573.

DE FORNEL 1993, p. 46

574.

QUERE 1995