De la même manière que précédemment pour Le Figaro, commençons notre analyse par la Une.Titraille de Une (21/22 juillet):
L’énoncé minimal qui est le titre principal contraste avec les traditionnels jeux de mots utilisés par le journal. Cette forme minimaliste du titre est la première indication de l’importance accordée aux événements. Libération n’use d’aucun artifice discursif. Le chapeau qui accompagne ce titre indique, contrairement à celui du Figaro, le statut de la victime en précisant qu’il s’agit d’un manifestant. Cette information est par ailleurs immédiatement compréhensible grâce à la photographie qui s’étale sur la totalité de la Une.
Yves Michaud insiste sur la solidarité que la violence entretient avec ses images :
‘« Il serait vain de vouloir les écarter : les faits ne sont pas les faits mais ce qu’on en sait ou ce qu’on en voit, ce qu’on en fait savoir ou fait voir, dans les sociétés qui se caractérisent autant par la manière dont elles gèrent les images de la violence que par celle dont elles en gèrent l’appareil. […] La violence a, dans ces conditions, partie liée avec sa figurabilité par les médias. » 584 ’La photographie qui couvre la totalité de la Une de Libération est quasiment identique à celle que propose Le Figaro en page 2. Une de Libération pour le 21/22 juillet, puis page 2 du Figaro du même jour :
Si les deux photographies semblent avoir été prises à quelques secondes d’intervalle avec le même angle de prise de vue, si cela semble confirmé par le même crédit photo, reste pourtant que les deux images n’ont pas la même valeur et, sans doute, pas la même signification :
Alors que nous avions remarqué la stabilité de la mise en page du Figaro, celle de Libération est complètement bouleversée suite aux affrontements du vendredi. Nous remarquons notamment une page 2 particulièrement inhabituelle pour Libération : dans le style photoreportage, une série de cinq photographies intitulée « Le film du drame ».
Ce genre de procédé qui relève de la fiction et qui use d’une structure narrative dramatisée est généralement privilégiée par la presse populaire. Libération semble s’engager émotionnellement. Les cinq photographies sont accompagnées du témoignage de leur auteur.
Le recours au témoignage vise, au-delà de l’effet évident de dramatisation, à faire exister l’événement. L’événement n’existe que perçu. Les journalistes de Libération n’étant pas présents au moment du coup de feu, ils ont recours au procédé du témoignage pour accompagner efficacement le passage de l’occurrence spatio-temporelle à l’événement.585 Le témoignage donne une consistance à l’événement, le matérialise à travers un discours second, et l’authentifie. La dimension testimoniale est renforcée par le court chapeau qui introduit les cinq photos et le témoignage : « Dylan Martinez, chef de la photographie de l’agence Reuters en Italie a été le témoin direct de la mort du jeune manifestant vendredi après-midi ». Ici, le sujet témoin acquiert moins sa légitimité de son statut de photographe à Reuters que du simple fait d’avoir vu (forme passive de l’avoir été là : « a été le témoin de … »).
Ainsi, la stratégie discursive de Libération s’oppose à celle du Figaro. Ce dernier tente de réduire la « charge événementielle » de la mort du manifestant en la traitant comme un accident à la périphérie du G8, résultat d’une violence initiée par des groupuscules très politisés. Libération inscrit au contraire la mort de Carlo Giuliani comme un événement à interroger. Nous avons d’ailleurs remarqué que Libération axe son éditorial sur cet événement au contraire du Figaro. L’éditorial problématise l’événement ; plus que d’informer sur le monde, il informe sur la manière dont il faut le percevoir, l’inscrit dans un avenir, lui cherche des causes et des effets. Inscrire un événement dans un éditorial, c’est lui reconnaître une certaine capacité à bouleverser l’ordre des choses.
MICHAUD, 1978, p. 47-49
Le journaliste qui «couvre » une manifestation ne peut être en permanence à tous les points stratégiques (à la fois à la tête du cortège, et à sa queue, à la fois en train d’interviewer les personnalités présentes, et assister aux échauffourées lors de la dispersion…). C’est une des raisons, selon Arnaud Mercier, pour laquelle l’usage stratégique des médias par les mouvements sociaux est toujours aléatoire et que la maîtrise des représentations médiatiques est quasiment impossible. [MERCIER Arnaud, « Mobilisation collective et limites de la médiatisation comme ressource », in FILLIEULE, Olivier (dir.), Sociologie de la protestation : les formes de l’action collective dans la France contemporaine, Paris : L’Harmattan, 1993]