I.3.3. Dispositif et discours pour Le Monde

Comme dans le cas de Libération, une large surface rédactionnelle est accordée aux affrontements et la mort de Carlo Giuliani dans son édition du week-end (daté du 22/23 juillet). L’illustration et la titraille de Une, l’éditorial et l’ensemble de la page 2 (cinq articles589) sont réservés au contre-sommet et aux événements violents de la veille. Les comptes rendus des réunions officielles sont, quant à eux, relégués en page 3. C’est une première indication de l’importance attribuée par Le Monde aux affrontements entre manifestants et forces de l’ordre.

Le Monde titre en Une : « Mondialisation : un fossé sanglant ». La Une du quotidien du soir se caractérise notamment par la présence de l’habituelle illustration de Plantu et par l’absence de photographie. Le dessinateur illustre le recul qu’il prend face au événement (et que la parution décalée du Monde permet) pour proposer un dessin qui condamne, d’une part, les dirigeants des pays industrialisés, insensibles à la misère des pays pauvres, et d’autre part, un métadiscours (un journaliste parle des journalistes) mettant en cause le travail des reporters et leurs priorités éditoriales. Une du monde pour l’édition du 22/23 juillet 2001 :

Le dessin montre au centre une horde de journalistes agglutinés autour du corps de Carlo Giuliani ; sur la gauche, apparaissent les chefs d’Etat en réunion, protégés par un haut mur et par un militaire dont le fusil fume encore ; sur la droite, apparaît une famille d’Africains désabusés par le spectacle proposé. Le dessin est en noir et blanc à l’exception du sang, rouge, qui coule du cadavre du manifestant. Malgré l’autonomie éditoriale revendiquée de Plantu, remarquons que son dessin, par sa composition, relaie parfaitement le titre de Une : entre les uns –les dirigeants du G8- et les autres –les miséreux-, le corps ensanglanté du jeune manifestant.

A la manière de Libération, Le Monde met clairement en cause les capacités des forces de l’ordre présentes mais ne développe pas un argumentaire assimilant la police à l’Etat italien. La ligne éditoriale vise plutôt à condamner parallèlement les chefs d’Etat qui persistent dans leur volonté à se réunir au cours de grands sommets médiatiques, les forces de l’ordre et leur brutalité et, enfin, les antimondialistes et leur laxisme envers la minorité violente.

Ces condamnations sont exprimées très clairement dans l’éditorial de la page 9. Ce dernier, intitulé «Mort à Gênes » est axé sur la mort du manifestant et sur ce que ce drame illustre. Loin d’en faire l’objet autonome d’une série chronologique comme Le Figaro, Le Monde inscrit l’événement dans le discours social et le présente comme le symptôme de maux plus généraux. Il ne s’agit pas de s’attacher au destin individuel mais, au contraire, de s’interroger sur le caractère collectif des responsabilités. L’éditorial inscrit la mort du manifestant à la fois dans le passé -montée des violences en marge des sommets depuis Seattle- et dans l’avenir en insistant sur ses répercussions. Ainsi cet éditorial propose une condamnation claire des violences militantes mais soutient dans le même temps qu’elles illustrent l’abîme qui sépare les dirigeants politiques de leurs citoyens. Nous retrouvons ainsi, comme dans Libération, la volonté d’inscrire l’événement dans une problématique sociale et politique générale.

Une dernière remarque sur l’édition du week-end du Monde. La retenue habituelle du journal du soir se traduit notamment par le fait que des énonciateurs seconds assument le poids du jugement et de la sanction. Ainsi, la brutalité des forces de l’ordre est évoquée par Vittorio Agnoletto, porte-parole du Forum Social ; le terme d’ «assassinat » est mis dans la bouche de Luca Casarini, leader des Tute Bianche ; l’imposant dispositif policier est moqué par «un vieil homme »590… Cela peut être considéré à la lumière des propos sur la subjectivité de Catherine Kerbrat-Orecchioni : « la meilleure façon, pour un journaliste d’être subjectif sans en avoir trop l’air, c’est de laisser parler la subjectivité d’une instance, individuelle ou collective « autre »».591

Notes
589.

« La mort d’un manifestant endeuille le sommet du G8 », « Les Black Blocs, des radicaux contre la « propriété » », « « Le carabinier a tiré deux coups de feu sur le jeune », « Monsieur Chirac : « comprendre les manifestants », « Les Huit appellent à « isoler les extrémistes » », 22/23-07-01, Le Monde

590.

« La mort d’un manifestant endeuille le sommet du G8 », 22/23-07-01, Le Monde

591.

KERBRAT-ORECCHIONI Catherine, L’énonciation. De la subjectivité dans le langage.Paris : Colin 1980