I.4.3. L’Humanité et Le Monde diplomatique : préserver l’antimondialisation

Là où Libération estompe la distinction entre la minorité violente et le reste du mouvement (les uns et les autres appartiennent à l’espace identitaire ouvert par l’antimondialisation), L’Humanité, au contraire, s’applique à distinguer les éléments violents en les assimilant à des « casseurs » c’est-à-dire à des délinquants qui n’entretiennent pas de lien direct avec le mouvement antimondialisation. Nous l’interprétons comme une stratégie de préservation de l’antimondialisation, de sa légitimité et de son « succès » génois.

Comme expliqué préalablement, l’édition du week-end n’offre pas l’occasion au quotidien de revenir sur les violences. A ce titre, il est relativement surprenant de constater que dans son édition du lundi, L’Humanité privilégie en Une le « succès » des manifestations à la mort du manifestant. Loin du plan serré de Libération sur le corps gisant de Carlo Giuliani, L’Humanité propose une photographie d’une foule rassemblée, illustration à la fois physique et symbolique de l’importance de l’antimondialisation :

La stratégie de désolidarisation des éléments violents est illustrée par l’article « Qui manipulait les casseurs ? ». La violence interroge le mouvement, son identité, sa composition. Face à cet état de fait, le quotidien communiste fait le choix d’exclure de l’antimondialisation ceux qui intègrent la violence à leurs répertoires d’action : L’Humanité vise ainsi à circonscrire l’identité antimondialisation de façon à en préserver une définition dans laquelle le quotidien peut se reconnaître et s’investir idéologiquement. Notons que la condamnation des « casseurs » s’inscrit tout de même, comme dans Libération, au cœur d’un discours polémique visant le gouvernement italien et son plus haut responsable :

‘« En laissant les manifestants pacifiques se débrouiller avec ses encombrants voisins, le gouvernement a très clairement utilisé la présence des casseurs pour laisser la police charger dans le tas et surtout ternir l’image populaire du mouvement de protestation […] La responsabilité du gouvernement italien est désormais posée. Silvio Berlusconi ne pourra pas y échapper en adressant des sourires sous l’œil des caméras de télévision ; dans une ville militarisée à l’excès, ses forces militaires ont répandu le sang. Il l’a cherché, il a laissé faire, il l’a eu. » 601  ’

La couverture des événements se poursuit le lendemain avec une nouvelle Une qui inscrit les violences dans le prolongement des stratégies sécuritaires de Silvio Berlusconi.

En pages intérieures, dans la rubrique « Plus loin que les faits », L’Humanité s’emploie une nouvelle fois, à distinguer les casseurs du reste de mouvement antimondialisation :

‘« Abandonnant la ville aux casseurs et cassant elle-même incognito, la police a cherché à terroriser les milliers de manifestants pacifiques ; mais face aux témoignages, l’amalgame entre manifestants et casseurs a fait long feu. » 602

Le lendemain, le mercredi 25 juillet, c’est la clôture de la couverture des événements de Gênes. Puisque les éléments violents ne sont pas des antimondialistes, simplement des « casseurs », et puisque la répression des forces de l’ordre fut consciemment mal dirigée, le quotidien communiste peut légitimement appeler à manifester à Paris contre les violences. C’est l’objet du court article qui clôt les événements et qui se termine par l’horaire et le lieu de la manifestation et par la liste des organisations qui, « aux côtés du Parti Communiste » s’apprêtent à défiler.

Le Monde diplomatique participe lui aussi à la phase d’évaluation dans son édition d’août, et ce, à travers deux articles. Tous deux sont précédés d’un surtitre « Violences à Gênes » qui délimite immédiatement l’espace de l’événement603. Les deux auteurs s’insurgent sur le traitement infligé aux militants à Gênes et, de manière plus générale, sur la criminalisation dont l’antimondialisation serait l’objet. Car si violence il y a eu, elle est, indubitablement pour les deux auteurs, le fruit de la police italienne. Susan George précise qu’elle est le résultatde la complicité entre les forces de l’ordre et les membres des Black Blocs : ces derniers sont donc exclus de l’antimondialisation. Et enfin, d’ajouter qu’elle est le résultat de « la machination montée par le gouvernement de M. Silvio Berlusconi qui a sciemment laissé dévaster des quartiers entiers de la capitale ligure afin de faire porter la responsabilité de la violence aux centaines d’organisations non-violentes ». Au-delà de cette double et obscure théorie du complot (qu’aucune enquête ne vient ensuite accréditer), l’éventuelle responsabilité des militants présents se dilue dans une condamnation sans appel des Etats et de leurs forces de l’ordre. C’est que :

‘« Après le G8 de la honte de Gênes, une question lancinante se pose désormais aux entreprises transnationales, aux autorités nationales et aux institutions européennes et internationales devenues les cibles de ceux que les médias appellent les « antimondialisation », étiquette d’ailleurs unanimement rejetée par les intéressés : comment discréditer, affaiblir, manipuler et, si possible, anéantir le mouvement citoyen international qui, depuis Seattle, ne cesse de perturber les grand-messes des maîtres de l’univers ? »’

L’idée d’une grande manipulation est également relayée par Ricardo Petrella qui s’interroge : les affrontements n’étaient-ils pas « attendus et voulus » par les forces de l’ordre ? Et, au terme de son enchaînement argumentatif de s’en prendre aux Etats-Unis, « seule puissance hégémonique sur les plans militaire, technologique, économique, politique et culturel »  :

‘« Dans un tel contexte, toute manifestation anti-mondialisation est perçue, par un nombre croissant de dirigeants des Etats-Unis et de la plupart de leurs « alliés », comme une opposition au système capitaliste mondial lui-même, et dans la mesure où Washington est la puissance régulatrice de ce dernier comme une opposition aux Etats-Unis. Il n’en fallait pas plus pour que le Pentagone et d’autres secteurs des Etats-Unis élaborent et répandent la « théorie » de la nature « génétiquement » violente de l’opposition à la mondialisation. »’

L’événement violences à Gênes offre ainsi aux deux auteurs l’occasion de réitérer un discours et un récit militant dont Le Monde diplomatique est un des principaux vecteurs au sein de l’espace de la presse française. La réflexion sur les violences et leur éventuelle dimension politique est délaissée (les éléments violents sont exclus puisqu’ils participent à une grande manipulation initiée par Silvio Berlusconi) et l’évaluation de l’événement est surtout, comme dans Libération et L’Humanité, l’occasion de valoriser un positionnement idéologique largement assimilé par les journalistes et leurs lecteurs.

Notes
601.

« Qui manipulait les casseurs ? », 24-07-01, L’Humanité

602.

« Le livre noir des violences policières », 24-07-01, L’Humanité

603.

« L’ordre libéral et ses basses œuvres », par Susan George », « Criminaliser la contestation », par Ricardo Petrella, août 2001, Le Monde diplomatique