I.4.7. Bilan de l’évaluation

La réponse donnée à la question « Qu’est-ce qui s’est passé ? » (la définition de l’événement violences à Gênes)est dépendante de la dimension politique accordée ou non aux violences. Relèvent-elles de la délinquance urbaine ? Elles sont alors de fait l’œuvre de « casseurs » qui se trouvent exclus de l’antimondialisation. Relèvent-elles d’une violence politique ? Elles sont alors l’œuvre d’activistes qui nient l’assimilation légalité/légitimité/moralité et sont porteurs d’un idéal. Relèvent-elles d’une violence terroriste ? Elles sont alors l’œuvre d’ « individualités, de sujets singuliers, sans engagement et sans identité autre que leurs propres croyances ou leurs propres imaginations »614. En jeu, la façon dont chaque journal intègre la violence dans la symbolique sociale et l’espace démocratique.

Le Figaro est le seul quotidien qui individualise l’événement comme une manifestation de la violence politique, inspirée par l’extrême-gauche et inhérente à l’antimondialisation615. Cette inscription de la violence dans un horizon politique est ensuite projetée dans un même continuum sécuritaire que la violence terroriste. Comme dans Le Point, l’assimilation des violences propres aux militants antimondialisation radicaux (type Black Bloc) à de la violence terroriste (type Brigades rouges) illustre la difficulté de la presse à penser la violence politique. Pour ces deux journaux, le problème public qui se constitue à partir de la violence des radicaux permet l’émergence d’un cadre critique.

Aucun autre titre de presse n’accorde une valeur politique aux violences. Autrement dit, aucun n’inclut les éléments violents à l’antimondialisation ; et nous vérifions là que la configuration d’identités est inhérente aux processus de cadrage au sens où le cadre, par la médiation du label antimondialisation, lie des individus et des collectifs, au sens où il en exclut d’autres.

L’Humanité assimile les éléments violents à des « casseurs », les excluant ainsi de la nébuleuse antimondialisation. Cette stratégie permet au quotidien de préserver l’intégrité morale de l’antimondialisation et d’affirmer, malgré les violences, le succès de la mobilisation. Le cadre initial est sauvegardé par l’inscription dans la narration des journées de Gênes de la figure du « casseur »616. A ce titre, la charge événementielle accordée à la mort du manifestant est modérée et le quotidien n’encourage pas l’empathie de ses lecteurs vis-à-vis du jeune homme.

Dans Libération, la responsabilité des éléments les plus radicaux n’est pas interrogée. Il est ainsi impossible d’évaluer le sens que le quotidien offre à ces violences. C’est que la question d’une éventuelle responsabilité des éléments violents disparaît et laisse place à une critique cinglante des forces de l’ordre et, à travers elle, de Silvio Berlusconi. La mort de Carlo Giuliani est le résultat d’une bavure policière. Le Monde diplomatique prolonge et développe : ce n’est pas une bavure policière mais l’effet secondaire d’une stratégie planifiée de criminalisation de l’antimondialisation.

Nous remarquons naturellement que les seuls journaux à politiser la violence sont des journaux habituellement perçus comme « de droite ». Dans un schéma certainement trop simpliste pour rendre compte de la complexité des répertoires d’action et de leurs articulations, les autres s’attachent à fixer une barrière entre les militants antimondialisation et les autres, les « casseurs ». Autrement dit, dans la configuration du monde commun, ces journaux participent clairement à configurer l’antimondialisation « à leurs images » : un mouvement pacifiste, parfois parasité par l’intervention d’électrons libres dépolitisés, et victime d’une répression injuste à Gênes. Tant bien que mal, l’imaginaire Seattle est sauvegardé.

Ce que nous retenons en premier lieu est la disqualification de la violence comme forme d’action politique. Bref détour historique avec le philosophe Alain Brossat :

‘« Dans les années 70, des conflits dits sociaux débouchent localement sur des affrontements très violents entre policiers et ouvriers ; la jeunesse scolarisée, elle, relayée par les organisations révolutionnaires, s’enflamme pour des causes anti-impérialistes, universitaires ou lycéennes et manifeste sa détermination en se mesurant avec les CRS et les gardes mobiles les « armes » à la main : bâtons, pieds de tables métalliques, pavés… L’opinion se divise à propos de ces mouvements et des stratégies mises en œuvre par les uns et par les autres –mais du moins la violence politique est-elle, pour l’essentiel, identifiée dans sa relation aux enjeux mêmes du conflit, à l’intensité de celui-ci. La violence politique est alors en débat et les modes divers, souvent opposés, de subjectivation de ce problème sont alimentés par toutes sortes de sources intellectuelles et politiques. » 617  ’

Au contraire, le traitement médiatique des événements de Gênes illustre la difficulté contemporaine à penser la violence politique ; notamment et principalement au sein de la presse généralement qualifiée « de gauche ». Libération et L’Humanité ne rêvent plus du « grand soir », conquête par la violence du pouvoir en vue de transformer radicalement la société. L’acte violent est vidé de son éventuelle dimension politique et les règles d’intelligibilité propres au domaine politique deviennent caduques lors de son évaluation : « Le moyen le plus efficace, le plus sûr de discréditer toute espèce de violence politique, c’est d’organiser la disparition de son trait spécifiquement politique, c’est de faire en sorte de créer un continuum compact de perception des actions et conduites définies comme violentes en tant qu’actions délinquantes ou criminelles. »618

Alain Brossat évoque « un moralisme anti-violence » qui se manifeste pour nous par la propension des médias à conjurer l’acte violent par une définition qui l’éloigne du domaine politique. Précisons néanmoins que dans notre perspective, ce positionnement moral tient autant d’un état global du discours social que de stratégies éditoriales spécifiques visant à préserver un mouvement qui jouit dans un premier temps d’un privilège axiologique (assimilation à « une société civile mondiale » -cf. Seattle). A Gênes, l’imaginaire démocratique de Seattle prend un premier coup. Le 11-Septembre le fait voler en éclat.

Notes
614.

LAMIZET, 2002, p. 322

615.

Doit-on rappeler avec la politiste Isabelle Sommier qu’au sein de l’antimondialisation existe effectivement « une mouvance d’influence libertaire qui légitime et qui recourt à la violence contre les biens, mais avec une dimension symbolique (attaque contre les enseignes commerciales, etc.) qui peut d’ailleurs s’accompagner d’un discours sur la répartition des richesses, et à des fins spectaculaires pour attirer l’attention des médias. » [SOMMIER Isabelle, « L’altermondialisme : une nouvelle forme d’engagement ? », Traces. Revues de sciences humaines, n°11, p.161-174, 2006]

616.

Au Heysel, en 1986, c’est l’inscription dans la narration de la figure stéréotypée du « hooligan » qui permet de ré-écrire l’histoire et d’établir une chaîne de responsabilité qui, vaille que vaille, préserve le cadre de la compétition sportive. [DE FORNEL, 1993]

617.

BROSSAT Alain, « Le paradigme du lancer de chaussettes », Lignes, n°29 , « De la violence en politique », p. 9-27, 2009, p.13

618.

idem