II.3. Antimondialisation et terrorisme : vers une menace globale

Dès les premières heures de l’après-11-Septembre, l’espace médiatique témoigne donc de l’instauration d’un lien entre le discours de l’antimondialisation et l’action des terroristes626. C’est par la violence des uns, illustrée par les affrontements de Gênes, et des autres que le lien s’instaure. Pour quelques observateurs, le répertoire d’action privilégié par les radicaux de l’antimondialisation semble alors rejoindre celui des kamikazes. Ainsi, Philippe Chalmin précise dans une tribune du Monde l’intervention qu’il fait à France Inter au lendemain des attentats. Entre mythe de la manipulation et choc des civilisations, il propose :

‘«Pourra-t-on encore parler de mondialisation et, a fortiori, d’antimondialisation comme avant, avec les mêmes arguments, sans que les attentats du 11 septembre nous amènent à modifier à la fois la forme et le fond de ce débat. Cela paraît bien difficile et franchement pas souhaitable. […]  La montée de la violence lors des derniers sommets internationaux a quand même de quoi laisser rêver. On pourrait même songer à quelques manipulations des milieux les plus extrémistes : un mouvement international voudrait en tout cas déstabiliser l’Occident qu’il ne s’y prendrait pas d’une autre manière. A semer le vent de manière désordonné, on peut récolter la tempête… et quelle tempête. L’amalgame est excessif. Mais il y a dans le passé tant de belles histoires de manipulation que l’on ne saurait être trop prudent. » 627

C’est le même amalgame, « excessif » mais néanmoins couché par écrit, qui est relayé dans Le Figaro Magazine le 6 octobre sous la plume d’Alain-Gérard Slama :

‘« En fait, tous les intégristes du monde entier et de toutes religions se sont reconnus dans les auteurs des attentats. […] Il est difficile de ne pas établir une relation entre le coup qui vient d’ébranler la Mecque du capitalisme mondial et le durcissement des mouvements antimondialisation, autonomistes ultra-fédéralistes, tous adversaires de l’Etat démocratique libéral. […] Pour l’instant, les casseurs des Black Blocs d’extrême-gauche ne sont que quelques milliers. Il faut pourtant être aveugle pour refuser de voir avec quelle vitesse le mal court. » 628

La violence des Black Blocs n’est pas la seule dont la stigmatisation permet l’inscription des militants de l’antimondialisation dans le champ des nouvelles menaces ouvert depuis le 11-Septembre. L’inscription de violences de différentes natures dans un même continuum a pour corollaire un nivellement de la gravité des faits. Et ainsi, Ben Laden et José Bové se retrouvent côte à côte sur le banc des accusés. Max Clos, grande plume du Figaro, ose :

‘« En France, José Bové fait arracher les cultures sensées être OGM par ses partisans, sous l’œil bienveillant des gendarmes, il démonte le McDo sous prétexte de battre la mondialisation. Ce n’est pas la même échelle que les attentats de New York, certes, mais cela procède du même esprit. » 629

Arrachage de cultures OGM, guérilla urbaine des Black Blocs et violences terroristes meurtrières s’inscrivent ainsi artificiellement dans un même continuum sécuritaire. C’est que l’on constate après le 11 septembre 2001 une extraordinaire sensibilité à la violence et une propension à l’assimilation au terrorisme de tout acte perçu comme asocial630. L’assimilation des radicaux de l’antimondialisation à des terroristes est en germe dès l’anticipation de l’événement sommet/contre-sommet de Gênes (cf. infra Le Point) et se poursuit dans le temps de l’évaluation (cf. infra Le Figaro). Alors implicite, elle n’est réellement assumée qu’après le 11-Septembre.

Dans une longue interview accordée à La Croix, Paul Ricœur met en garde les tenants de l’antimondialisation. Il y a urgence : sans éclaircissement sur son rapport à la violence, l’antimondialisation encouragera les critiques et les amalgames :

‘« Nos démocraties constitutionnelles et électives connaissent une crise de la représentativité. Nous assistons à une décrédibilisation des élus. Des gens s’autoproclament représentants de la société civile, disent parler au nom des pauvres et des opprimés, mais sans mandat, ni obligation de résultat. Ils exercent un vaste pouvoir critique mais la responsabilité qui leur incombe est tout à fait minime. Nous sommes là devant des groupes de pression. Du coup, il y a un risque de régression sur l’emploi des moyens : un éventail se déploie, de la simple contestation, claire et désarmée, en passant par le recours à des violences symboliques, sur le mode employé par José Bové, jusqu’aux casseurs. Ces contestataires occidentaux devront dire ce qu’ils admettent et ce qu’ils condamnent. Parce que de proche en proche, il y a la violence qu’on pratique, celle qu’on tolère, celle qu’on comprend en la désapprouvant, celle qu’on désapprouve nettement. La question est de savoir où l’on met la limite. » 631

Les attentats sonnent le glas de la « formule gagnante » de Seattle. Les organisations qui dominent l’espace de l’antimondialisation souhaitent éviter les amalgames ; or, l’organisation de contre-sommets est trop propice aux violences des radicaux. Par ailleurs, ce type de mobilisation s’inscrit souvent dans une opposition aux institutions économiques internationales qu’il est de bon ton de réhabiliter dans l’après-11-Septembre. Dans les pages « Débats » du Figaro, André Levy-Lang pointe l’illégitimité des cibles de l’antimondialisation :

‘« Le moment est venu de le dire alors que cette organisation [OMC] est, avec le FMI et la Banque mondiale, une cible favorite du mouvement antimondialisation. L’OMC, en réduisant les obstacles aux échanges, permet aux pays pauvres de trouver et de garder des débouchés dans les pays développés pour leur production. De même, la banque mondiale permet aux pays en voie de développement d’attirer les capitaux privés en l’accompagnant. Avec la lutte anti-terroriste, la coopération internationale pour une aide efficace au développement sera à l’ordre du jour. Cela devrait accélérer l’essoufflement du mouvement antimondialisation qui apparaît comme ce qu’il est devenu : un luxe des pays riches et en paix. » 632  ’

L’amalgame peut aussi être motivé par le mépris partagé des grandes enseignes commerciales, notamment américaines. Ces dernières ne sont-elles pas une cible privilégiée à la fois des radicaux de l’antimondialisation et des terroristes ? :

‘« A New York, le terrorisme international ne s‘est pas contenté d’une cible politique ou militaire. Le World Trade Center est l’emblème d’une domination commerciale dont les grandes marques sont ambassadrices. « En s’attaquant à un tel symbole, les terroristes rejoignent le discours des antimondialisations dont la parole est devenue omniprésente pour dénoncer la tyrannie consumériste », précise Jean-Christophe Alquier, directeur général de Harrison & Wolf Corporate. » 633

Dans Le Figaro, et c’est aussi le cas dans Le Point, le raisonnement est clair et relève du faux syllogisme : les terroristes s’attaquent aux Etats-Unis, les antimondialisations s’attaquent à leurs symboles, donc les antimondialisations sont des terroristes. C’est faire peu de cas des répertoires d’action des uns et des autres.

Notes
626.

AUBOUSSIER, NIEMEYER 2010 [à paraître]

627.

«Mondialisation. Antimondialisation. A revoir », [« Horizons-Débats », par Philippe Chalmin], Le Monde, 21-09-01

628.

« L’Islam, fer de lance de la révolution », 6-10-01, Le Figaro Magazine. En novembre, Alain Gérard Slama tisse de nouveau le lien entre terroristes qui, dans la presse, ont alors trouvé un visage –Ben Laden- et les militants de l’antimondialisation. Alors qu’il s’interroge sur le meilleur moyen de stabiliser l’Afghanistan de l’après-Talibans. Il pense que les Afghans attendent moins une percée démocratique qu’une élévation de leur niveau de vie et poursuit : « il nous faut apercevoir que l’affirmation de principes a priori non négociables comme le droit de vote ou la justice pèse moins lourd dans les consciences et se révèle surtout moins efficace que le désir de participer aux bienfaits de la modernité. Ben Laden et, derrière lui les antimondialistes et les intégristes de toutes obédiences, se sont attaqués aux symboles du monde matériel en espérant entraîner derrière eux tous ceux qui tiennent à la sauvegarde des biens spirituels. Comme les nazis dans les années 30, ils ont cherché à retourner les techniques contre elles-mêmes ».

629.

« Le Bloc-Notes de Max Clos », 14-09-01, Le Figaro

630.

MASSE Jean-Pierre, BAYON Nathalie, « L’altermondialisme au prisme de l’exeptionnalisme : les effets du 11 septembre 2001 sur le mouvement social européen » 11 septembre au prisme de l’exceptionnalisme », Cultures & Conflits, [en ligne], URL : http://www.conflits.org/index1069.html Consulté le 12 janvier 2005

631.

« Décrypter la violence terroriste » [Interview de Paul Ricœur], 25-10-01, La Croix

632.

« La nouvelle donne », [« Débats », par André Levy-Lang], 15-10-01, Le Figaro

633.

« La responsabilité au cœur des stratégies publicitaires », 13-09-01, Le Figaro