II.4. L’anti-américanisme antimondialisation interrogé

Si cette confusion entre violences urbaines/politiques et violences terroristes peut se déployer, c’est finalement moins par l’évocation de pratiques similaires (l’amalgame n’est assumé que par les éditorialistes du Point et du Figaro) que par la médiation de l’anti-américanisme supposé partagé par les militants antimondialisation et les terroristes. Ainsi, le 14 septembre, dans l’éditorial du Point, Jean-François Revel condamne « les primates vociférateurs et casseurs de l’antimondialisation [qui], en déshérence de maoïsme s’en prennent en réalité à l’Amérique, symbole du capitalisme. »634 C’est que l’attaque contre le World Trade Center est perçue comme une attaque dirigée contre les seuls Etats-Unis. Or, ceux-ci sont perçus par une bonne part des militants antimondialisation comme le symbole de ce qu’ils combattent et notamment de l’« impérialisme » économique et culturel. Dès lors, si l’anti-américanisme se confond avec la critique du modèle économique dominant néolibéral et avec la contestation de l’ordre politique international, il ne peut être tout à fait étranger à l’antimondialisation635.

Dans l’immédiat après-11-Septembre, les quotidiens de la presse française affirment unanimement leur solidarité avec les Etats-Unis. C’est notamment l’emblématique éditorial du Monde du 13 septembre signé par Jean-Marie Colombani et intitulé « Nous sommes tous américains »636. Ne pas l’être, c’est adopter le camp des barbares et des ténèbres, c’est abandonner celui de la civilisation. C’est, du moins, le discours développé à l’initiative des dirigeants américains et notamment du président George W. Bush : « Today, our nation saw the evil, the very worst of human nature. And we responded with the best of america »637. Les discours proposés par le président des Etats-Unis et son administration aboutissent à une alternative de type « avec nous » ou « contre nous » (« either you are with us, or you are with the terrorists »638) et revêtent clairement une dimension morale : la lâcheté des terroristes s’oppose à la vertu des Etats-Unis. A ce titre, les Etats-Unis ont une mission imposée : « We wage a war to save civilization »639 : face au djihad, la croisade.

La rhétorique manichéenne de la « guerre contre le terrorisme » qui vise à monopoliser les opinions publiques de façon à les convaincre de la nouvelle nature du conflit engagé (et des inéluctables restrictions en matière de sécurité publique) encourage la presse à s’interroger sur l’anti-américanisme et sur les liens que l’antimondialisation entretient avec lui. Libération remarque ainsi que :

‘« Le choc des attentats contre le World Trade Center et le Pentagone n’a fait taire que quelques heures durant l’expression de l’une des idéologies les plus répandues en France et dans le monde : l’anti-américanisme. […] L’émergence du mouvement antimondialisation s’était chargée de remettre à l’avant de l’actualité un discours antiaméricain qui est plus qu’une résurgence de celui des années 70. » 640

Dans La Croix, Bernard Frappat profite de sa chronique hebdomadaire « L’Humeur des jours » pour interroger les racines du ressentiment français :

‘« D’où vient cette rage antiaméricaine, ce front du refus global de cette société ? De son arrogance, de sa puissance, de son indifférence au reste du monde, de son passé, de ses erreurs, de ses injustices, de sa dureté, bref de ses nombreux défauts. Mais elle nous vient aussi de ses qualités : de son dynamisme, de son énergie, de son patriotisme, de sa pluralité assumée, de son efficacité, de son inventivité dans les domaines des arts et de la création. Et puis, risquons-en l’hypothèse pour ce qui concerne la France : la gratitude vis-à-vis du peuple qui nous libéra naguère n’est pas dénuée d’ambivalence. Le souvenir de cette libération s’accole à celui de notre déroute, de nos compromissions, de notre abaissement. La France rescapée n’en finit pas d’éprouver un amour haine pour son sauveteur. Et cette ambivalence lui brouille l’esprit […] La mondialisation, blanche selon les uns, noire selon les autres, a franchi le 11 septembre une nouvelle étape, couleur sang. » 641

Jusqu’à la fin de l’année 2001, les articles se multiplient. Jean Birnbaum propose dans les pages « Horizons » du Monde un long article intitulé « L’Amérique mal aimée. Enquête sur une détestation française » et dans lequel l’antimondialisation est sommée d’éclaircir une position dont les ambiguïtés, jusqu’alors entretenues, ne peuvent perdurer dans le contexte de l’après-11-Septembre :

‘« De ce point de vue, les attentats du 11 septembre devraient inciter à plus de prudence, comme le signale Eric Fassin [sociologue, EHESS] : « Il me semble que la rhétorique antimondialisation va être amenée à faire plus attention à la confusion des genres et à bien marquer la différence entre le symbole de la globalisation et un pays particulier, entre la critique d’un système international et d’une culture nationale. Après tout, auparavant, ça ne coûtait pas de maintenir l’ambiguïté. »» 642

Finalement, après le 11-Septembre, c’est la vacuité même de la question « pour » ou « contre » la mondialisation qui est visée. La question a-t-elle un sens ? Peut-on réellement être contre un phénomène économique et politique aussi ancien et inéluctable ? S’opposer à la mondialisation, n’est-ce pas, finalement, prôner le repli sur soi ? Car, en effet, n’y a-t-il pas une contradiction fondamentale entre l’affirmation du sentiment antimondialisation et la volonté de voir se développer un mouvement social transnational, voire une démocratie mondiale ? Les acteurs de l’antimondialisation sont mal à l’aise : quel espace leur reste-il pour critiquer le système économique dominant ? Comment dénoncer à la fois la barbarie des terroristes et l’isolationnisme américain ? S’ils veulent condamner aussi bien le terrorisme que la mondialisation libérale, ils doivent les traiter comme des phénomènes distincts. Au contraire, juger que les deux phénomènes sont liés, c’est imputer le terrorisme à la mondialisation et, si l’on prolonge, aux Etats-Unis643. Or, la logique du « bien fait pour eux » est socialement et politiquement inacceptable.

Ces questions s’imposent au mouvement et sont largement relayées par la presse qui offre au débat, une nouvelle fois, ses pages périphériques. Dans une « Tribune libre » paru dans L’Humanité, Alain Bertho, « sociologue et membre du Conseil national du PCF » :

‘« Pour ou contre la mondialisation, la question n’a pas de sens. Le monde est en train de devenir l’échelle pertinente de l’accumulation, de l’exploitation et de la domination. Il est dans un même mouvement l’horizon contemporain déterminant des mobilisations et de la libération humaine. […] Chaque peuple, chaque femme et chaque homme, et l’humanité tout entière sont aujourd’hui à la recherche d’une citoyenneté d’un nouvel âge. Les mobilisations bien que regroupées sous le terme bien impropre « d’antimondialisation » portent cette aspiration : faire du monde un véritable espace d’intervention et de politisation pour que les nécessaires divisions qui nous concernent tous, parfois dans notre vie de tous les jours, soient prises selon des principes et des processus démocratiques. » 644

Comme l’illustre l’extrait précédent, si l’on ne peut décemment s’affirmer contre la mondialisation, c’est l’adéquation du mot –antimondialisation- et de la chose qui est en cause ; et les représentants de certaines grandes organisations de s’expliquer comme Susan George dans Libération : « Pour commencer, il est toujours utile de rappeler que nous ne sommes pas antimondialisation, encore moins, antimondialistes. »645

Notes
634.

« Pourquoi tant de haine ? », par Jean-François Revel, 14-09-01, Le Point

635.

LEMPEN Blaise, La démocratie sans frontière. Essai sur les mouvements anti-mondialisation, Lausanne : Age de l’Homme, 2003, p. 50

636.

« Nous sommes tous américains » [éditorial], 13-09-01, Le Monde

637.

Propos de George W. Bush, le 11 septembre. Cités dans : TETU Jean-François, « Préface », in LITS Marc, Du 11 septembre à la riposte. Les débuts d’une nouvelle guerre médiatique, Bruxelles : De Boeck, p. 5-8, 2004, p. 7

638.

Propos de George W. Bush, le 20 septembre. idem

639.

Propos de George W. Bush, le 8 novembre. idem

640.

« La plastique de l’anti-américanisme », Libération, 13-10-01

641.

« L’humeur des jours » [chronique de Bernard Frappat], 22-09-01, La Croix

642.

« L’Amérique mal aimée. Enquête sur une détestation française », 26-11-01, Le Monde

643.

CERI Paolo, « Les transformations du mouvement global », in WIEVIORKA Michel, Un autre monde…, p. 55-76, Paris : Balland, 2003, p. 70

644.

« Les citoyens du monde et l’Empire » [« Tribune » d’Alain Bertho], 14-09-01, L’Humanité

645.

« Le dilemme des antimondialisation », 19-09-01, Libération