III. De l’antimondialisation à l’altermondialisation

III.1. Altermondialisation : un second néologisme

Dès l’après-Seattle, certains acteurs de l’espace militant font part de leur regret de se voir affubler l’étiquette « antimondialisation », premier néologisme de forme appliqué au mouvement. En témoigne, par exemple, l’ouvrage de René Passet, membre éminent d’Attac, intitulé Eloge du mondialisme par un « anti » présumé 646 . En effet, depuis le tout début de l’année 2000, des militants s’interrogent quant à l’adéquation du mot à la chose, sans être réellement relayés par la presse. La nouvelle conjoncture ouverte par les violences de Gênes puis le 11-Septembre offre au débat l’occasion de se déployer plus largement dans l’espace militant. La valeur adversative que revêt le préfixe « anti- » pose en effet problème. C’est que condamner la mondialisation sied mal à un mouvement qui revendique haut et fort son internationalisme (« agir local, penser global ») et qui s’attache à faire converger des luttes disparates, notamment géographiquement. C’est aussi que le mouvement est trop souvent réduit par certains commentateurs à sa posture critique, perçue comme stérile, non-constructive et anachronique. A ce titre, l’adoption du préfixe « alter- » doit illustrer la force de proposition d’un mouvement qui, à partir de 2002, privilégie le dispositif du « Forum social mondial »647 à celui du contre-sommet dont les événements de Gênes ont illustré les limites et les risques. Par ailleurs, le passage d’« anti- » à « alter- » s’inscrit dans un processus de désolidarisation, d’une part vis-à-vis des militants les plus radicaux et, notamment, de ceux qui légitiment la violence au nom du droit à la désobéissance civile, d’autre part vis-à-vis des souverainistes qui prêchent l’antimondialisation au nom de la préservation des identités nationales ou de la « civilisation européenne »648.

L’ensemble des ces éléments encourage donc une nouvelle dérivation lexicale: le préfixe « alter- » vient qualifier le radical « mondialisation » et devient rapidement un composé lexical unifié. Selon Geoffrey Pleyers, le terme altermondialisation serait employé pour la première fois par le porte-parole d’Attac Belgique, Arnaud Zacharie649. Il est donc issu du monde francophone et ne se répand qu’ensuite au sein des autres langues latines. Ainsi, sa traduction anglaise « alterglobalism » n’est que très rarement utilisée et les anglo-saxons lui préfèrent les expressions « Global Justice Movement » [Mouvement pour la/une justice globale], « Global Citizen Movement » [Mouvement citoyen global/mondial], « Global Resistant Movement »[Mouvement de résistance global/mondial]650. En Allemagne, la langue offre de nombreuses possibilités de composition lexicale. A la suite de Seattle, apparaissent « Gegenglobalisierung » [anti-globalisation] puis « Globalisierungsgegner ». Après 2001, « die globalisierungs kritische Bewegung » [Mouvement (de) critique de la mondialisation] est largement privilégié651. Au contraire, les langues latines proposent des traductions proches de l’usage français. C’est le cas en espagnol avec « Movimiento altermundialista », en italien avec « Movimento altermondialista » et en portugais avec « Movimiento alterglobalização ». Dans l’ensemble de ces langues latines, cette nouvelle dérivation lexicale renforce le caractère formulaire du radical « mondialisation » en s’inscrivant dans sa progéniture discursive aux côtés d’autres unités lexicales plus ou moins figées (« antimondialisation » naturellement, mais aussi « mondialisation néolibérale », « mondialisation culturelle », etc.). Et comme nous l’avancions déjà pour « antimondialisation », l’énoncé « altermondialisation » constitue, en lui-même, un discours polémique sur la mondialisation.

Contrairement à son prédécesseur, le dérivé « altermondialisation » revêt un caractère néologique total. Aucune occurrence n’est repérée avant l’année 2002. En effet, si l’usage du préfixe « anti- » est fréquent dans des unités figées («antithèse », « antiadhésif », etc.) et reste largement disponible pour des dérivations plus ou moins éphémères (« anti-CPE », par exemple), l’usage du préfixe « alter- » relève en partie du mot-valise, création discursive qui consiste à composer un mot en en fusionnant deux autres652. L’on passe d’« alternative (à la) mondialisation » à « altermondialisation ».

Notes
646.

PASSET René, Eloge du mondialisme par un « anti » présumé, Paris :Fayard, 2001. L’ouvrage paraît au mois de mai 2001, c’est-à-dire avant les journées de Gênes et avant le 11-Septembre

647.

Le premier FSM, dont les dates correspondent au Sommet Economique Mondial de Davos (Suisse), se déroule à Porto Alegre (Brésil) du 25 au 30 janvier 2001. Il reste alors très largement investi par les militants brésiliens. Le dispositif du FSM est ensuite reconduit en février 2002 et connaît un énorme succès en termes d’affluence (aux organisations brésiliennes s’ajoutent une multitude d’autres associations internationales) et en termes de visibilité médiatique (en France). [FOUGIER, 2006, p. 70-80]

648.

Pour une étude de l’antimondialisation au prisme des droites populistes européennes : BETZ Hans-Georg, « Contre la mondialisation : xénophobie, politiques identitaires, exclusion populiste en Europe occidentale », in WIEVIORKA Michel (dir.), Un autre monde, p.217-240, Paris : Balland, 2003

649.

PLEYERS Geoffrey, « Le mouvement altermondialisation liégeois », communication au colloque « Les mobilisations altermondialistes, 3-5 décembre 2003, Paris. L’information selon laquelle Arnaud Zacharie est le premier à utiliser « altermondialisation » est difficilement vérifiable (des généalogies concurrentes peuvent être proposées par d’autres acteurs) ; néanmoins, sa reprise dans Le dictionnaire analytique de l’altermondialisme proposé par Eddy Fougier nous encourage à la tenir pour juste [FOUGIER 2006, p. 7].

650.

FOUGIER, 2006, p. 7

651.

AUBOUSSIER, NIEMEYER, 2010

652.

Exemples : franglais est issu de français et anglais, caméscope de caméra et de magnétoscope, etc. « Altermondialisation » ne relève qu’en partie du mot-valise au sens où l’intégrité d’un des deux mots d’origine est préservée.