III.2. Dynamique d’apparition

L’apparition de l’unité lexicale composée « alter-mondialisation » ou unifiée « altermondialisation » et de ses dérivés grammaticaux (altermondialiste, altermondialisme) peut être facilement datée dans chacun des titres du corpus grâce aux bases de données653. Parmi les journaux du corpus, L’Humanité est le premier à utiliser le terme au tout début du mois de février 2002 ; Les Echos est le dernier avec une première occurrence repérée à la fin du mois de janvier 2003. Entre les deux, et à quelques jours près, une amplitude de douze mois.

C’est clairement au cours de l’année 2002 que le terme s’impose au cœur des discours de presse. L’Humanité est le seul titre qui offre une très large couverture au second Forum social mondial qui se déroule à Porto Alegre au début du mois de février654. C’est à cette occasion que le quotidien communiste utilise pour la première fois, puis à de multiples reprises, le néologisme. Le terme apparaît le 1er février en rubrique « International » dans le titre « L’Histoire de l’irruption du mouvement altermondialiste »655. L’article s’attache à dresser la généalogie de l’altermondialisation depuis les années soixante-dix. Remarquons que s’il se rapproche ainsi de la thèse de « la longue histoire d’une nouvelle cause » soutenue par divers sociologues et politistes, il s’en éloigne largement quand il assimile l’altermondialisation à une réaction quasi-mécanique à « l’apparition de puissantes lignes de fractures sociales entre les pays du Sud et ceux du Nord » 656.

Durant le même mois de février 2002, La Croix emploie le terme à une reprise en insistant sur son origine : « Pas question de se définir comme antimondialistes. A Porto Alegre, au sein de la communauté francophone, on affirme que les Belges auraient trouvé une nouvelle formule pour définir le mouvement : les alter mondialistes ». Seulement deux autres occurrences sont repérées en 2002 ; ce n’est qu’en 2003, que le quotidien adopte véritablement le néologisme.

C’est ensuite Libération qui introduit le néologisme dans son dispositif le 21 mars 2002. Dans la rubrique politique, l’occurrence est repérée dans une interview d’Aminatat Traoré qui assume la responsabilité de l’usage657.

Au mois de juin, c’est Le Monde qui relaie le néologisme. Nicolas Weil, journaliste au quotidien du soir, propose en rubrique « Horizon-Analyse » un long article sur l’état de la gauche française au lendemain de son naufrage au premier tour des élections présidentielles. Le journaliste cite Yves Salesse qu’il présente comme « président de la Fondation Copernic et partisan de l' « altermondialisation » »658. Le mois suivant, c’est Noël Mamère qui utilise le terme dans une longue tribune dans la rubrique « Horizon-Débat ». Le thème est le même, la gauche traumatisée :

‘« Engagés dans notre processus d'institutionnalisation, nous n'avons pas suffisamment intégré cette dimension, tout comme nous avons raté le grand tournant qu'a constitué le mouvement altermondialiste né de Seattle, de Millau et de Gênes. Pourtant, à l'exemple de ce que fut Mai 68 pour la génération des années 1970, il constitue l'acte fondateur de l'engagement politique pour la génération des années 2000. » 659

Après L’Humanité, Libération, Le Monde, c’est au tour du Figaro de prendre part au processus de diffusion du néologisme. La première occurrence est repérée le 23 novembre 2002 dans la rubrique « Débats » où le terme est utilisé par Robert Redeker, « philosophe », dans un article intitulé « Le défilé Pravda »660. L’auteur répond sur le ton de la polémique à une intervention précédente de Daniel Bensaïd sur « les nouveaux réactionnaires »661. Plus d’un an après le 11-Septembre, le débat sur l’antiaméricanisme présumé de l’altermondialisation continue :

‘« Lorsqu’il évoque les attentats contre les Twin Towers, Bensaïd verse dans l’abjection. Les terroristes et les victimes ont disparu de sa réflexion. Relisons-le : « Après les tours de Manhattan, l’année écoulée aura vu la chute de la maison Enron, symbole de la nouvelle économie et de la débâcle de l’économie argentine. » Autrement dit : le 11 septembre est une défaite du capitalisme, s’inscrivant dans la lutte mondiale, peut-être finale, tiers-mondiste et altermondialiste, contre le capitalisme. Comme si Ben Laden était un héros libérateur […] Le pire de tous les destins risque de s’abattre sur ce mouvement antimondialiste : tomber sous la coupe d’idéologues à la Daniel Bensaïd, s’acharnant à appauvrir la créativité politique de l’antimondialisation en la corsetant dans le rideau de fer et de barbelés d’un marxisme passé de saison, celui de la guerre froide. » ’

Au cours du mois de mai 2003, soit douze mois après la première occurrence relevée dans L’Humanité, Le Point et Les Echos rendent compte dans leurs usages de l’évolution du préfixe. C’est donc lors du troisième Forum social mondial, une nouvelle fois installé à Porto Alegre du 23 au 28 janvier que sont définitivement enregistrés l’évolution terminologique et le passage d’antimondialisation à altermondialisation.

L’adoption du préfixe « alter- » ne signifie pas que la préfixation en « anti- » disparaît ; et, en effet, les deux formulations cohabitent jusqu’à ce que le plus récent des préfixes prenne largement la pas, en termes d’usage, sur le plus ancien. Des graphiques peuvent illustrer la visibilité offerte aux deux formulations. Ils illustrent aussi la concordance du moment où le préfixe « alter- » est définitivement privilégié dans l’ensemble des journaux. C’est en mai-juin 2003, c’est-à-dire lors du sommet du G8 d’Evian (1-3 juin) et du contre-sommet organisé à la fois en Suisse à Lausanne et en France à Annemasse (29 mai-3 juin)662. L’adoption définitive du nouveau préfixe lors d’un sommet géographiquement à cheval sur deux pays francophones (qu’en partie pour la Suisse) peut sans doute être abordée au prisme de la question des sources. Entre Genève et Annemasse, l’espace militant est largement investi d’organisations francophones qui se constituent en sources privilégiées pour la presse française. C’est pour ces acteurs sociaux l’occasion de proposer aux médias une définition spécifique de la situation et les termes dans lesquels peuvent être pensés leurs revendications et leur projet.

Ainsi, après le sommet du G8 à Evian, la préfixation en « alter- » est définitivement privilégiée au détriment de la préfixation en « anti- ». Si cette dernière est largement délaissée, elle ne disparaît pas. Deux usages peuvent être identifiés. Soit « antimondialisation » et ses dérivés grammaticaux se trouvent réinscrits dans un référentiel relatif à l’extrême-droite : être antimondialiste, c’est prôner le repli sur soi. Soit « antimondialisation » et ses dérivés permettent de distinguer les radicaux qui ont recours à la violence (type Black Bloc) des « alter » qui s’inscrivent dans un projet politique de négociations et de construction d’alternatives.

Notes
653.

Libération, Editions CDROM SNI ; Le Point, Le Figaro, Le Monde, Les Echos, base de données Factiva ; L’Humanité, archives en ligne ; La Croix, archives en ligne.

654.

L’événement est bel et bien présent dans les autres journaux mais ne s’impose pas aussi clairement dans les agendas. De plus, L’Humanité est le seul à proposer un traitement de l’événement qui se dégage des enjeux soulevés par les élections présidentielles prévues en France pour le mois de mars. A titre d’illustration, le seul éditorial du Monde relatif au Forum social mondial -2 février- est intitulé « Tous à Porto Alegre » et s’attache à la ronde des candidats « de gauche » au Brésil. Le 25 janvier, Le Figaro titre en Une « Tous en campagne à Porto Alegre » et propose le 31 janvier, un article sarcastique titré « Samba électorale pour la gauche française ».

655.

« L’irruption du mouvement altermondialiste », 1-02-02, L’Humanité

656.

AGRIKOLIANSKY Eric, FILLIEULE Olivier & MAYER Nonna (dir.), L’altermondialisme en France. La longue histoire d’une nouvelle cause, Flammarion, Paris, 2005. L’ensemble des contributions de l’ouvrage relativise la nouveauté de l’altermondialisation et insiste sur les traditions militantes dont cette « méso-mobilisation » est issue. L’altermondialisation, c’est avant tout une reconfiguration de l’espace militant et, à ce titre, il faut « s’écarter des causalités qui reposent sur d’hypothétiques processus collectifs » [p. 22]

657.

« Quatre regards étrangers sur la contestation à la française du libéralisme », 21-03-02, Libération

658.

 « En attendant la refondation », 8-07-02, Le Monde

659.

« Point de vue » [« Horizon-Débat », par Noël Mamère], 22-08-02, Le Monde

660.

« Le défilé Pravda », [« Débats », par Robert Redeker], 23-11-02, Le Figaro

661.

« Intelligences serviles » [« Débats », par Daniel Bensaïd], 19-11-02, Le Figaro

662.

infra, annexe 4