III.3. Accompagnement métalinguistique

Quand l’usage du terme « antimondialisation » se développe à la suite de l’événement Seattle, il n’est que très rarement accompagné des marques minimales de la modalisation autonymique (les guillemets) et il est encore plus rarement l’objet d’une glose métadiscursive qui vise, en quelque sorte, à distinguer l’énonciateur de l’expression qu’il emploie⁶⁶³. Au contraire, nous constations un usage transparent de la notion. Autrement dit, les discours sont aveugles à la dimension néologique de la notion d’ « antimondialisation » et l’imposent comme un référent social immédiatement viable⁶⁶⁴. Qu’en est-il du second néologisme de forme « altermondialisation » ?

Sont ici répertoriés les formes prises par le néologisme dans les quinze premiers articles où le terme et ses dérivés grammaticaux figurent⁶⁶⁵ :

Comme c’est le cas avec les formes en « anti-», les formes néologiques en « alter- » relèvent le plus souvent d’un usage adjectival. Le terme vient qualifier un « mouvement », une « mouvance », une « lutte », une « manifestation », un « rassemblement », une « nébuleuse », etc. Il vient également qualifier des « militants », des « manifestants », un « leader », etc. Seuls Le Monde et Le Point emploient systématiquement la forme « altermondialiste(s) » dans leurs usages adjectivaux. Les autres journaux l’utilisent également mais elle cohabite avec un usage adjectival de la forme nominale (« le mouvement altermondialisation », « un militant altermondialisation », etc. ).

Nous relevions que le néologisme en « anti- », lors de son apparition, n’était que très rarement accompagné de guillemets ( 8 sur 181 occurrences relevées dans nos tableaux). L’usage des guillemets est plus fréquent dans le cas des formes en « alter- » et ce sont ainsi 37 occurrences sur 152 qui sont accompagnées de cette marque minimale de la modalisation autonymique. Ces guillemets fonctionnent tels un signal énonciatif qui vise à démarquer l’énonciateur du terme employé ; le journaliste attire l’attention sur le fait qu’il emploie ce mot-là et pas un autre. Il s’agit ici sans doute moins d’illustrer la non-correspondance entre le terme et le sens recherché que d’indiquer que le néologisme est issu d’un discours autre, d’un discours primaire. Il est un emprunt et s’inscrit à ce titre dans l’hétérogénéité montrée qui caractérise les discours médiatiques. Il ne s’agit pourtant que très rarement d’un véritable discours rapporté, direct ou indirect, au sens où la source n’est généralement pas citée. On devine seulement que les guillemets indiquent que le terme employé est issu de l’espace militant et que sa création ne relève pas d’une initiative du journaliste.

Nous relevions aussi que l’emploi du néologisme en « anti- » n’était pas davanatage accompagné d’un commentaire, c’est-à-dire d’une glose métadiscursive qu’il ne l’était de guillemets. Là encore, nous constatons une évolution avec l’apparition des formes en « alter-». Ces commentaires laissés au fil du texte sont intéressants car ils repeuplent le discours d’acteurs. Ils laissent deviner les stratégies d’acteur et par là même la nature inter-discursive des discours médiatiques. Faut-il à ce titre rappeler à la suite de Paul Siblot que « nommer, ce n’est pas seulement se situer à l’égard de l’objet, c’est aussi prendre position à l’égard d’autres désignations du même objet, à travers lesquelles des locuteurs prennent également position. C’est en conséquence se situer par rapport à eux. »⁶⁶⁶

Il est remarquable que L’Humanité, premier quotidien à employer les formes en « alter- » et, surtout, premier à les assimiler dans ses discours dès le début de l’année 2002, soit le seul, avec Le Point, dans lequel on ne trouve aucun commentaire relatif à la nouvelle préfixation. Dans le cas de L’Humanité, l’on constate même qu’aucune occurrence n’est accompagnée de guillemets. Sans doute est-il possible de faire l’hypothèse que la proximité que le quotidien communiste entretient avec l’espace militant explique l’absence de commentaire : le journal est un acteur impliqué dans l’altermondialisation et, à ce titre, les formes en « alter- » qu’il relaie ne relèvent pas, à proprement parler, d’un emprunt à l’espace militant. Dans ce cas, utiliser les guillemets, c’est préserver une distance. Ne pas les utiliser, c’est illustrer sa proximité avec un discours et l’acteur qui l’énonce.

C’est dans La Croix que l’évolution du préfixe est la plus commentée :

‘- « Pas question de se définir comme antimondialistes. A Porto Alegre, au sein de la communauté francophone, on affirme que les Belges auraient trouvé une nouvelle formule pour définir le mouvement : les alter mondialistes. »⁶⁶⁷
- « Etes-vous d'accord avec les mouvements «antimondialisation » qui s'expriment à Porto Alegre ?
On ne peut que donner raison à ceux qui disent que la mondialisation est déséquilibrée. Et qui demandent une régulation sur des bases plus solides. La mondialisation est aujourd'hui atteinte par l'inégale participation des nations. Je [Jérome Vignon, Président des Assises chrétiennes de la mondialisation] préfère d'ailleurs parler d'altermondialisation. Et si l'«alternative » signifie un élargissement des bases du système de décision au niveau mondial, je suis d'accord. »⁶⁶⁸ ’

Dans les deux cas, l’origine militante de l’évolution est montrée : ce sont les militants francophones et, plus spécifiquement « les [militants] belges », dans le premier, c’est « je », c’est-à-dire Jérome Vignon, Président des Assises chrétiennes de la mondialisation, dans le second.

Parfois, les deux préfixes sont conservés sans qu’aucun élément n’indique le terme le plus approprié, sans qu’aucun élément ne précise la distinction. Illustration avec un article relatif à la troisième édition du Forum social mondial :

‘- « L'année dernière, à Porto Alegre, les militants anti- ou « alter » mondialistes, avaient constaté que leur mouvement n'était pas mort avec le 11 septembre. »⁶⁶⁹ ’

Au contraire, l’évolution du préfixe peut être l’objet même d’un article. C’est le cas avec une chronique de Pierre-Yves Le Priol –chronique hebdomadaire intitulée « Fidèle au poste » :

‘« Ce n'est pas seulement la bataille médiatique du week-end qu'a gagnée le rassemblement dit altermondialiste du Larzac. C'est aussi la bataille du langage, plus durable, en réussissant à imposer à nos chaînes le choix de ses mots. Depuis peu, les opposants à l'ordre économique mondial cherchent à troquer l'expression « anti-mondialisation » contre celle d'« altermondialisme ». Subtilité sémantique ? Non, car la première dégage des relents « anti-tout », évoque une contestation polymorphe. La seconde, avec la magie de son « alter », ouvre le champ. L'altermondialiste n'est plus un monsieur Niet extrémiste. C'est, sous le même drapeau, un visionnaire qui veut réenchanter le monde […] Ce qu'a permis le Woodstock de José Bové, ces deux jours, c'est un assez large ralliement du langage télévisuel à une telle phraséologie. Le qualificatif « altermondialiste », repris par nos chaînes, n'attend plus désormais que l'onction du dictionnaire. […] » ⁶⁷⁰ ’

Et, en effet, le dictionnaire enregistre rapidement l’usage puisque « altermondialisation » et « altermondialiste » font leur apparition dans Le Petit Larousse dès l’édition 2004. Dans la chronique de Pierre-Yves Le Priol, l’origine militante du néologisme est clairement indiquée avec la référence aux « opposants à l'ordre économique mondial ».

Dans Le Monde, l’usage est également commenté, et ce, à trois reprises. Moins qu’une mobilisation collective ou une idéologie, le journaliste évoque avant tout un concept dont la pertinence est interrogée ou relayée :

‘- « Le Forum social mondial est un vaste lieu d'échanges, où se retrouvent des organisations non gouvernementales (ONG), des mouvements sociaux et des syndicats, réunis par la conviction qu' « un autre monde est possible » - d'où le concept développé d' « altermondialisation.»» ⁶⁷¹
- «  A la veille de l'ouverture du 3e Forum social mondial, la capitale de l'Etat du Rio Grande do Sul achevait de préparer les chapiteaux et les scènes destinés à accueillir les réflexions du monde bigarré de l' « altermondialisation »: un mot un tantinet barbare, pour rappeler qu'on rêve ici d'un « autre monde »... et pour ne plus dire « antimondialisation ».» ⁶⁷²
- « La social-démocratie ne fait qu'accompagner la mondialisation en donnant le sentiment qu'elle peut de moins en moins agir sur elle », objecte Yves Salesse, président de la Fondation Copernic et partisan de l' « altermondialisation » (terme préféré à celui d'antimondialisation, considéré comme trop négatif). » ⁶⁷³ ’

Dans Le Figaro, loin de l’emploi transparent de L’Humanité, l’origine du terme est clairement identifiée :

‘- « « Le fonctionnement en réseau et au consensus du mouvement altermondialiste, néologisme préféré à l'expression « antimondialiste » fait sa force, mais c'est aussi une faiblesse, car le problème de l'alternative est très peu discuté », reconnaît Christophe Aguitton, membre du bureau[d’ATTAC]. » ⁶⁷⁴
- « Les flonflons de la fête antimondialiste, ou « altermondialiste », selon le néologisme utilisé par ses participants, se sont estompés. Une dernière manifestation a traversé les rues de Porto Alegre avant que les dirigeants ne mettent au point hier des textes conclusifs reprenant les thèmes plus ou moins consensuels d'une semaine de débats touffus et confus. » ⁶⁷⁵ ’

Parfois, comme dans La Croix, les deux préfixes peuvent également cohabiter dans Le Figaro :

‘- « Malgré cette belle rhétorique, cependant, le sommet est à nouveau un aimant pour les manifestants « anti » ou « alter » mondialisation, qui ont choisi pour thème de mobilisation l'illégitimité du G 8. » ⁶⁷⁶
- « Les partis extrémistes, de gauche comme de droite, ont saisi cette opportunité pour se distinguer des partis traditionnels avec le succès qu'on connaît désormais. Et de nouvelles formes d'action et d'organisation politiques ont vu le jour, capitalisant sur la popularité du mouvement anti- (ou alter) mondialisation, et de ce fait volant la vedette aux partis politiques. » ⁶⁷⁷ ’

Aucune ambiguïté dans Les Echos qui identifient l’initiative de la forme en « alter-» (« les « antimondialisation » veulent… », dans le premier extrait, « le mouvement a […] changé le terme qui le définit », dans le second) :

‘- « Dans les deux villes, il y a bien sûr ceux qui redoutent ce rapprochement. Il est pourtant significatif de constater qu'au Brésil les « antimondialisation » veulent se faire appeler les « altermondialisation »: ils ne sont plus opposés à la mondialisation - ils détestent même être soupçonnés d'une telle attitude - mais sont partisans d'une autre mondialisation. » ⁶⁷⁸
- « « Le cœur de son combat reste la lutte contre un monde qui oppose pays riches et pays pauvres, mais, ces dernières années, il a considérablement enrichi son cahier revendicatif, pour devenir une sorte de patchwork de tous les mécontentements, pas très réaliste sans doute, mais qui a l'avantage d'attirer largement. Le mouvement a d'ailleurs très subtilement changé le terme qui le définit, passant d' « antimondialiste », trop dur et réducteur, à celui d' « altermondialiste. » »⁶⁷⁹ ’

C’est ensuite au cours de l’année 2003 que les gloses et commentaires métadiscursifs, que les guillements aussi, disparaissent. La communauté langagière dont est issue l’initiative de la nouvelle préfixation n’est alors plus précisée ; les journalistes (et d’autres acteurs sociaux) s’en emparent et l’assimilent. Dans les deux exemples suivants tirés des Echos, les guillemets n’indiquent plus un emprunt à l’espace militant ; mais l’énonciation de celui qui, ici et maintenant, utilise le néologisme. Autrement dit, la communauté dont est issu le terme disparaît au profit des acteurs qui l’exploitent. Deux exemples tirés des Echos du 8 et du 10 septembre 2003 :

‘- « « C'est une tentative de brouillage méthodique », dénonce Laurent Fabius, au moment précis où le PS, qui se dit lui aussi très « altermondialiste », peine à pacifier ses relations avec les mouvements luttant contre la « mondialisation libérale ». »⁶⁸⁰
- « Alain Juppé s'est lui aussi exposé sur un terrain où on ne l'attendait pas. "Je dis banco à l'altermondialisation ", a-t-il lancé, foulard landais au cou, soucieux de donner de lui une image conciliante et d'afficher sa sérénité à trois semaines de son procès. »⁶⁸¹ ’

Ainsi, la nouvelle préfixation circule et si les discours de presse, l’espace de quelques mois, en indiquent l’origine militante, elle se voile rapidement et se trouve assimilée dans le dispositif des journaux ; puis les traces de l’interdiscours se renouvellent illustrant ainsi le passage, par la médiation de l’espace médiatique du discours militant à l’exploitation politique. A ce titre, le terme « altermondialistaion » et ses dérivés grammaticaux ne sont pas des objets neutre, doués d’une existence par eux-mêmes et qui n’appartiennent qu’au code de la langue mais bel et bien des éléments de discours.