III.4. Logiques et stratégies d’acteurs

La politiste et spécialiste des mouvements sociaux Isabelle Sommier constate qu’ « il y aurait une étude à faire pour comprendre la bonne disposition des journalistes à relayer immédiatement le terme anti-mondialisation et plus encore le passage d’anti- à alter-mondialisme qui apparaît en 2002 et qui va être repris rapidement par les médias. » 682 Nous relayons également le constat selon lequel la presse assimile assez facilement l’évolution tout en rappelant qu’une amplitude de douze mois existe entre le premier usage dans L’Humanité et le premier emploi dans Les Echos et Le Point. Reste qu’il est intéressant de confronter ce constat à certains discours issus de l’espace militant. Pour ces derniers, cette évolution doit être perçue comme un succès du mouvement contre les logiques médiatiques dominantes. Ainsi, pour Gilbert Wasserman, alors rédacteur en chef de la revue Mouvements, « le mouvement s’est révélé assez mature en choisissant un nom qui indique qu’il veut mener de concert une logique de résistance et une logique de construction alternative. Au bout du compte, les médias ont dûs’incliner. »683 Il est évident que l’initiative est issue de l’espace militant (certainement d’ATTAC Belgique684). Il est tout aussi évident que l’évolution du préfixe s’inscrit dans une stratégie de requalification qui vise au moins autant l’espace militant (sentiment d’appartenance, identité et configuration d’un nous) que l’espace public médiatique dans une période où l’antimondialisation veut échapper aux démons de la violence et légitimer sa force de proposition685. La requalification du mouvement illustre en effet bien moins l’assimilation de nouvelles normes de conduite individuelles et collectives dans l’espace militant qu’elle n’illustre la quête de reconnaissance publique entreprise par les organisations de l’antimondialisation.

Gilbert Wasserman affirme que l’évolution du préfixe est réalisée malgré la résistance des médias et notamment de la presse. A la suite d’Isabelle Sommier, il nous semble, bien au contraire, que cette évolution a été facilitée par une presse encline à enregistrer et à adopter le nouvel usage (rapidité de l’assimilation et disparition de l’accompagnement métalinguistique). Comment expliquer cette disposition des médias à assimiler l’évolution du préfixe ? Quelques hypothèses peuvent être avancées :

  • La nouveauté attire les médias en ce qu’elle permet d’échapper à la routinisation de l’information (la nouveauté crée l’information).
  • C’est pour un quotidien comme L’Humanité, dans une moindre mesure Libération, la possibilité de préserver le mouvement des critiques qui font suite à l’événement violences à Gênes et au 11-Septembre. Autrement dit, il y aurait une convergence entre les motivations des militants et d’une presse qui, depuis Seattle, assimile l’antimondialisation à un mouvement d’émancipation populaire. Et pourquoi ne pas envisager que cette réussite du préfixe « alter- » puisse aussi être expliquée par la capacité que celui-ci a d’illustrer le caractère irréversible des processus de mondialisation qui régissent en partie l’espace médiatique dans lequel s’agite la presse française ?686
  • Enfin, il est difficile de ne pas voir dans la dynamique qui prévaut à cette assimilation rapide du nouveau préfixe, les effets des logiques de mimétisme qui parcourent (et même soutiennent) l’arène médiatique. Quand, notamment, les trois quotidiens dits de référence adoptent le nouveau préfixe, il semble difficile pour les autres de ne pas rendre compte de l’évolution. Dans notre perspective, cette tendance au mimétisme soutient également le monde commun. Sans convergence des discours, le monde commun serait tiraillé et définitivement précaire et instable.
Notes
682.

SOMMIER, 2006, p. 164

683.

WASSERMAN Gilbert (et al.), Où va le mouvement altermondialisation ? Et autres questions pour comprendre son histoire, ses débats, ses stratégies, ses divergences, Paris : La Découverte, 2003

684.

PLEYERS, 2003 ; FOUGIER, 2006

685.

Nous évoquons un « espace public médiatique » en insistant sur le fait que celui-ci jouit d’une autonomie très relative. Nous pouvons le concevoir comme une « arène » de l’espace public c’est-à-dire comme un espace régi par des règles spécifiques (logique de sélection, modalités d’échanges, référentiel terminologique, schèmes de perceptions privilégiés…). La notion d’arène a le mérite de rendre compte du caractère « fragmenté » de l’espace public relevé, notamment, par Bernard Miège [« L’espace public : perpétué, élargi et fragmenté », in PAILLIART -Isabelle (dir.), L’espace public et l’emprise de la communication, p. 163-175, Grenoble : Elug, 1995].

686.

C’est l’idée entretenue par certains militants –qui s’opposent ainsi à Gilbert Wasserman- et qui peut être illustrée par les propos de Lorraine Guay, responsable au sein de « D’abord solidaire » et du « Mouvement des femmes » : « l’appellation « altermondialisation » est une concession qui a été faite aux médias. Les médias ont en quelque sorte sommé le mouvement de contestation de respecter la caractère sacré de la mondialisation. Il fallait dire qu’on était favorable à celle-ci pour être crédible à leurs yeux. » [Cité dans : RAVET Jean-Claude, « Désaccords féconds », Relation, n°695, 2004, p. 14-18]