I.1. Discours social global…

Marc Angenot est canadien et professeur de langue et littérature française. Originellement théoricien de la littérature, il se libère du cadre trop étroit offert par le texte et décide de prolonger ses travaux vers l’analyse des discours et l’histoire des idées. Il propose alors une lecture des textes attentive aux médiations socio-historiques et aux phénomènes d’interdiscours.

L’objet de Marc Angenot est « le discours social » qu’il définit, rapidement, comme « la représentation discursive du monde telle qu’elle s’inscrit dans un état de la société »694. Ailleurs, il précise. Le discours social est :

‘« Tout ce qui se dit et s’écrit dans un état de la société ; tout ce qui s’imprime, tout ce qui parle publiquement ou se représente aujourd’hui dans les médias électroniques. Tout ce qui narre et argumente, si l’on pose que narrer et argumenter sont les deux grands modes de mises en discours. Ou plutôt, appelons discours social non pas ce tout empirique, cacophonique à la fois et redondant, mais les systèmes génériques, les répertoires topiques, les règles d’enchaînement d’énoncés qui, dans une société donnée, organisent le dicible –le narrable et le l’opinable- et assurent la division du travail discursif.» 695

Le projet est vaste et l’entreprise téméraire ; mais elle est d’importance puisque le discours social est, pour nous, le médium obligatoire de la communication et de l’intelligibilité, le tiers symbolisant sans lequel la communication sociale est rompue et l’incompréhension menace. Il est l’assise discursive, la vaste rumeur faussement entropique, qui autorise l’existence et la configuration de discours sociaux spécifiques. Car, en effet, la perspective totalisatrice adoptée par Marc Angenot n’interdit pas de distinguer discours social global et discours sociaux spécifiques. Les discours sociaux spécifiques ne sont pas juxtaposés les uns aux côtés des autres ; ils ne sont indépendants ni du discours social global ni des autres discours sociaux spécifiques, parfois concurrents. Le discours social global est un système dans lequel l’interaction renvoie directement aux rapports que les discours sociaux spécifiques entretiennent dans une société donnée à un moment donné. Le rapport dialogique entretenu par les discours sociaux se joue « dans une confrontation de sens »696.

A ce titre, Marc Angenot adopte l’idée, issue du dialogisme bakhtinien, d’une interaction à la fois discursive et sociale généralisée. Influence capitale, les travaux de Mikhaïl Bakhtine sont néanmoins l’objet d’une évaluation critique. Il s’agit de rappeler que le dialogisme du philosophe et linguiste accentue la fluidité des langages. Mikhaïl Bakhtine propose une « représentation du social comme un lieu où des consciences « responsoriales » et dialogisées sont en interaction, un lieu où les légitimités, les hiérarchies, les contraintes et les dominantes ne sont prises en considération que dans la mesure où elles fournissent matière à l’hétéroglossie et, dans l’ordre esthétique, au texte polyphonique. » Marc Angenot, lui, préfère s’attacher « aux contraintes et entropies, non pour les décrire comme un système statique, mais une hégémonie, ensemble complexe de règles prescriptives de diversification des dicibles et de cohésion »697.

Les discours sociaux forment dans un état donné de la société (d’où la perspective synchronique adoptée par Marc Angenot- l’année 1889, par exemple698) un système d’interaction régi par des tendances hégémoniques et au sein duquel circulent, se hiérarchisent et se régulent les thèmes, les opinons, les goûts… Autrement dit, si l’auteur se satisfait du singulier (le discours social), c’est qu’il estime que la diversité, l’interdiscours généralisé et l’hétéroglossie qui caractérisent un état de la société ne sauraient dissimuler, au regard du chercheur, « une résultante synthétique, une dominance interdiscursive, des manières de connaître et de signifier le connu qui sont le propre de cette société, qui transcendent la division des discours sociaux »699.

Notes
694.

idem

695.

ANGENOT Marc, Mil huit cent quatre-vingt neuf. Un état du discours social, Montréal : Le Préambule, 1989, p. 13-14

696.

« Le rapport dialogique ne coïncide nullement avec le rapport qui existe entre les répliques d’un dialogue réel. Il est plus étendu, plus varié et plus complexe. Eux énoncés, séparés l’un de l’autre dans l’espace ou le temps, se révèlent en rapport dialogique à la faveur d’une confrontation de sens » [BAKHTINE Mikhaïl, Esthétique de la création verbale, Paris : Gallimard, 1984]

697.

ANGENOT Marc « Théorie du discours social », Contextes, n°1, 2006. En ligne. URL : http://contextes.revues.org/docuements51.html . Consulté le 12 décembre 2006

698.

ANGENOT, 1989. Marc Angenot précise ailleurs : « La notion de synchronie dont je me réclame en parlant d’un état du discours social est évidemment opposée à celle de la linguistique structurale par exemple. La synchronie « sausurienne » est une construction idéaltypique formant un système homéostatique d’unités fonctionnelles. La synchronie dont je parle forme une contemporanéité en temps réel » [ANGENOT, 2006, paragraphe 12]

699.

ANGENOT Marc, « Rhétorique du discours social », Langue Française, vol. 79, n°1, p. 24-36, 1988, p. 25