I.2. … et discours sociaux spécifiques

Comme le notent Maurice Mouillaud et ses collègues lyonnais en 1979, il faut donc privilégier « une représentation de ce qu’on peut appeler le discours social non pas comme un tissu homogène, mais comme formé d’une pluralité de systèmes partiels »700. C’est à ce titre que Bernard Delforce et Jacques Noyer proposent de penser la médiatisation au regard de la « discursivité sociale ». Cette dernière n’est sans doute pas très éloignée de ce que Marc Angenot nomme le discours social ; l’expression utilisée par Bernard Delforce et Jacques Noyer a néanmoins le mérite de rendre plus évident le caractère toujours en cours de ce qui se trame discursivement au sein du social.

Comme chez Marc Angenot, les deux auteurs distinguent un « discours social global et diffus dans lequel nous baignons » et des discours sociaux spécifiques « relatifs à des types d’occurrences-événements ou à des thématiques, et qui résultent du fonctionnement de ce discours social global en même temps qu’ils le nourrissent »701. Dans le cas de la pratique journalistique :

‘« Tout se passe comme si le journaliste avait comme horizon de référence plusieurs discours sociaux susceptibles de donner sens à l’occurrence-événement qu’il rapporte, c’est-à-dire de les constituer en versions socialement acceptables parce que sous-tendues par des discours sociaux disponibles, connus, identifiés même s’ils sont inégalement partagés. L’article va alors construire une version de l’événement (des mots spécifiques, des images construites des différents protagonistes et leurs actions...) qui vient accréditer un discours social. On voit même, le plus souvent, se mettre en place une stratégie minimale qui vise à annuler toute possibilité de mise en œuvre du discours social concurrent en le privant de l’assise factuelle qui lui est nécessaire. » 702

A ce titre, les discours sociaux sont à appréhender à la fois comme résultat et processus. Ils sont à la fois des briques cognitives qui jouissent d’une relative autonomie et un processus continuellement en cours. Leur diversité permet à l’hétérogénéité et à la concurrence des points de vue de trouver une traduction discursive. Les discours sociaux, insistent les auteurs, préexistent à l’occurrence-événement ; peut-être pouvons-nous préciser que s’ils précèdent effectivement l’occurrence, l’événement est bel et bien ce par quoi ils trouvent à se manifester. Il n’y a pas d’événement sans discours social comme il n’y a pas de discours social sans événement capable de le rendre manifeste. Autrement dit, pour nous, l’événement est un processus de monstration des discours sociaux et c’est pourquoi il est une matière à privilégier dans l’analyse de l’état du discours social (dans une société donnée à un moment donné, doit-on le répéter). Le panel des discours sociaux dont use une société pour se raconter à travers ses médias renseigne sur l’état du discours social global, renseigne sur les lignes de fracture et de convergence qui le caractérisent.

Dans l’étude de la médiatisation, la théorie des discours sociaux complexifie l’instance énonciatrice (tel journal, telle chaîne de télévision…) : la parole singulière du journaliste est toujours l’expression de l’un des discours sociaux disponibles sur la question. Naturellement, la nature interdiscursive des discours médiatiques n’est pas une découverte comme l’illustrent, dès les années 1970 puis 1980, les premières études françaises qui prennent le dispositif sémio-discursif du journal au sérieux703. Néanmoins, la théorie des discours sociaux a le mérite de rappeler que le terme « médiatisation » est trompeur. La médiatisation d’un événement est trop souvent réduite à sa traduction médiatique perçue comme un objet empirique clos. Or, c’est à travers une interaction dynamique entre différents acteurs en lutte pour l’imposition du sens que se constitue le discours médiatique. L’hétérogénéité sémiotique du journal s’accompagne donc d’une hétérogénéité discursive qui se joue à deux niveaux : à un niveau interne à travers la tension entre le « nom-du-journal », comme archi-signature, et les multiples autres signatures704; à un niveau externe à travers la tension entre le discours du journal, assumé par le « nom-du-journal » ou par le journaliste, et les autres discours sociaux. Le discours du « nom-du-journal » est comme la partie émergée d’un iceberg : sous le discours assumé du nom-du-journal circulent et s’agitent une multitude d’autres discours705. Les discours médiatiques ne sont que « la sédimentation jamais achevée » d’interactions ininterrompues entre des acteurs qui mettent en œuvre des stratégies706.

Une conjoncture donnée n’offre pas une infinité de discours sociaux ; ils sont disponibles en nombre limité et si certains sont privilégiés, d’autres sont perclus à la périphérie du discours social global et ne trouvent pas la conjoncture favorable à leur manifestation événementielle. Le discours social, c’est aussi, indirectement, le discours que la société tient sur elle-même ou, du moins, les formes par lesquelles elle se donne à voir et se raconte. Nous reviendrons sur l’articulation à imaginer entre discours social global et discours sociaux spécifiques en fin de partie quand nous nous attacherons à l’hégémonie comme mode de régulation du monde commun.

Notes
700.

MOUILLAUD Maurice, « Problèmes et méthodes », in GOUAZE Jean, MOUILLAUD Maurice, TETU Jean-François, Stratégies de la presse et du droit. La loi de 1920 et l’avortement au procès de Bobigny, Lyon : Presses universitaires de Lyon, p. 7-24, 1979, p. 10

701.

DELFORCE, NOYER, 1999, p. 24

702.

idem, p. 25

703.

PAILLET 1974 ; MOUILLAUD, TETU 1989 ; DE LA HAYE Yves, Journalisme, mode d’emploi. Des manières d’écrire l’actualité, Paris : L’Harmattan, 1984 (Yves de la Haye propose une métaphore culinaire et assimile « le mouvement de la réalité, des luttes, des capitaux... » à l’aliment cru ; les dépêches, communiqués de presse, rumeurs etc… au pré-cuit ; et enfin, les discours médiatiques au cuit) .

704.

MOUILLAUD, TETU, 1989

705.

AUBOUSSIER 2008, p. 106

706.

UTARD, 2001