II. Le cadre altermondialisation comme espace d’investissement idéologique

II.1. Alter comme mouvement culturel aux frontières mouvantes

La visibilité offerte à l’antimondialisation dans les trois années qui suivent le contre-sommet de Seattle relève clairement d’une dynamique événementielle. Est ainsi configuré un paradigme événementiel qui contribue à la configuration de l’identité et du récit du mouvement. Ce paradigme s’établit sur des épisodes qui sont clairement identifiables comme des parenthèses antimondialisation. Ce sont les sommets, les contre-sommets et les forums sociaux auxquels s’ajoutent les événements qui ont trait aux activités de José Bové (récit de l’antimondialisation et récit de José Bové convergent jusqu’à se confondre707).

Petit détour sociologique. Les tenants de l’approche symbolique des mobilisations insistent : l’émergence et la pérennisation d’un mouvement social dépendent d’un travail symbolique de cadrage de l’action de protestation ; autrement dit, les mobilisations collectives ne sont pas porteuses de croyances et de significations préexistantes. Cette perspective est théorisée par Robert Benford, David Snow, Burke Rochford Jr et Steven K. Worden en 1986708, précisée à l’occasion de plusieurs articles709 et inspire, aujourd’hui, de nombreux travaux sur la configuration des problèmes sociaux. Les organisations partisanes pratiquent notamment ce que les auteurs nomment un alignement de cadres (frame alignment) dont l’objectif est de faire concorder le cadre interprétatif de l’organisation à ceux des individus à mobiliser. Les auteurs distinguent plusieurs types d’alignement de cadres. Par frame bridging, ils entendent un processus de convergence d’organisations dont les cadres, bien qu’idéologiquement conciliables, étaient structurellement autonomes (le cas du syndicalisme paysan et de l’antimondialisation par exemple710 ou encore le cas des OGM qui s’inscrit rapidement dans le cadre de la lutte contre la mondialisation711). Par frame amplification, ils se réfèrent au processus de clarification d’un cadre interprétatif autour de valeurs dites universelles et de croyances largement partagées (convergence entre organisations pacifiques et altermondialisation après les attentats du 11-Septembre, par exemple). Enfin, le concept de frame transformation désigne le processus par lequel une ou des organisations cherchent à se dégager d’un cadre interprétatif qui n’est plus en adéquation avec la population ou avec d’autres acteurs ou qui n’est plus en adéquation avec la conjoncture sociopolitique (antimondialisation et anti-américanisme après, là aussi, le 11-Septembre).

Les acteurs du champ partisan initient ainsi des convergences entre des thèmes ou des événements, du moins entre ceux qui en ont les ressources. En effet, d’une part, l’espace des mouvements sociaux est un espace de concurrence au sein duquel les organisations luttent pour obtenir une visibilité leur permettant d’inscrire leur revendication dans le débat public. D’autre part, un mouvement comme l’altermondialisation est lui-même un lieu de pouvoir au sens où les différents acteurs-promoteurs peuvent entrer en concurrence sur la question de la définition des revendications et des stratégies de promotion des événements. Par ailleurs, le sens ne se construit pas ; il se configure tant bien que mal au cœur de l’interaction et de l’interdiscours. A ce titre, si les médias relaient les discours des sources, notamment militante, ils n’en sont pas, pour autant, pas réduits à enregistrer les stratégies de cadrage militant.

Notes
707.

infra, p. 161-166

708.

SNOW David A., ROCHFORD Jr. Burke E., WORDEN, Steven K. & BENFORD Robert D., « Frame alignement processes, micromobilization, and movement participation », American Sociological Review, vol. 51, p. 464-481, 1986

709.

Notamment : BENFORD Robert D. & SNOW David A., « Framing processes and social movements: An overview and Assessment», Annual Review of Sociologie, n° 26, p.611-639, 2000

710.

MARTIN Jean-Phillipe, « Du Larzac à la Confédération paysanne de José Bové », in AGRIKOLIANSKY Eric, FILLIEULE Olivier & MAYER Nonna, L’altermondialisme en France. La longue histoire d’une nouvelle cause, Flammarion, Paris, p. 107-141, 2005. Le rapprochement entre le mouvement syndical paysan et les revendications anti- ou altermondialisation a naturellement été facilité par la figure centrale de José Bové.

711.

JOLY Pierre-Benoit, MARRIS Claire, « Mise sur agenda et controverse : une approche comparée du cas des OGM en France et aux Etats-Unis », Communication au colloque « Risques collectifs et situations de crise », Paris, 7-9 février 2001. Les auteurs illustrent la convergence entre les « anti-OGM » et les « anti-mondialisation » par la création d’Attac-OGM.