II.2.1. Le FSE comme espace d’investissement : L’Humanité, Libération et Le Monde

L’inscription de la communication au sein du répertoire d’action des organisateurs, par ailleurs, souvent très critiques vis-à-vis des « mass medias »715, contribue donc largement à l’extraordinaire visibilité dont jouit la performance militante, notamment dans L’Humanité, Libération et, dans une moindre mesure, Le Monde.

Libération et L’Humanité sont les deux journaux qui accordent, quotidiennement, la plus grande surface rédactionnelle au forum parisien. L’Humanité propose un hors-série, également vendu dans les couloirs de la manifestation716, un numéro spécial de son édition du week-end et, quotidiennement, des Unes relatives à l’événement du 8/9 novembre au 15/16 novembre, c’est-à-dire au-delà même des jours de la mobilisation des militants. A partir du lundi 10, le quotidien propose « Le journal du FSE » dont les pages sont toutes précédées du titre rubrique « Forum social européen ». Comme Le Monde diplomatique, le quotidien communiste entretient un rapport spécifique à l’événement du fait de sa participation et de sa contribution directe à l’organisation et à la tenue du forum. Le Monde diplomatique (ainsi que l’association « Les amis du Monde diplomatique ») et L’Humanité appartiennent, en effet, au Comité d’initiative français (avec notamment Politis et Témoignages chrétiens). Faut-il rappeler que le mensuel est aussi co-fondateur d’Attac, principal acteur du forum ?

Libération réserve sa Une au Forum social européen et sa rubrique « Evénement » tout au long de la semaine, du 10 au 15/16 novembre. C’est l’information principale de Une le lundi 10 novembre, puis c’est une présence quotidienne en Une sous la forme d’encadrés jusqu’au lundi suivant. Tous les jours, ce sont entre quatre et six pages qui sont réservées à l’événement. Comme pour L’Humanité, l’importance accordée par Libération au forum doit être qualifiée d’extraordinaire tant un événement s’impose rarement aussi largement à l’agenda des deux quotidiens.

Dans une moindre mesure que Libération et L’Humanité, Le Monde bouscule son dispositif le temps du forum en instituant une rubrique quotidienne « Forum social européen ». Dans l’édition datée du mardi 13 novembre, la Une annonce les « Etats généraux de l’altermondialisation » [Titre de Une] ; deux pages intérieures s’attachent également à l’événement auxquelles s’ajoute un cahier spécial de 6 pages. C’est ensuite une ou deux pages quotidiennes et une nouvelle Une le 15 novembre : « Les idées du Forum social européen pour « un autre monde » » [titre de Une]. Pour le journal du soir, c’est une couverture quantitativement conséquente pour un événement de ce type (approximativement égale à celle ayant accompagné les contre-sommets de Seattle ou Gênes).

Faisons fi de toutes les réserves relatives à l’élasticité et à l’ambiguïté de l’expression, et reconnaissons que la presse quotidienne « de gauche » (et qui se revendique comme telle), avec Libération et L’Humanité investit et s’investit énormément sur le forum. C’est aussi le cas pour Le Monde qui ne revendique pas l’étiquette « de gauche ». Ainsi, dans les trois quotidiens, le dispositif est adapté aux journées parisiennes avec une rubrique, parfois un cahier, « Forum social européen » du nom accordé par les militants à l’événement depuis sa première italienne à Florence l’année précédente. La mobilisation militante est pour eux l’occasion d’un véritable « investissement publicitaire »717 qui, au-delà de l’importante surface rédactionnelle accordée, peut être illustré par les informations pratiques proposées aux lecteurs relatives aux moyens de transport à privilégier, aux horaires et aux thèmes des conférences (c’est le cas dans les trois quotidiens ; L’Humanité propose même une infographie qui présente le parcours de la manifestation de rue qui clôt le forum et les moyens de la rejoindre). Le quotidien communiste reprend par ailleurs le logo officiel du forum et l’inscrit quotidiennement en haut de page : l’imagerie du forum devient celle de L’Humanité. Libération s’investit en mobilisant l’opinion publique : un sondage relatif à l’altermondialisation est commandé puis diffusé le 12 novembre relayant l’opinion globalement positive des sondés vis-à-vis de l’altermondialisation. Remarquons enfin que le titre de l’éditorial du 12 novembre de L’Humanité est explicite : « Enfin ils en parlent »718. Le premier succès du forum est de s’être imposé dans les agendas.

Nous rejoignons ainsi le constat de Sandrine Lévque pour qui le forum est l’occasion pour Libération et L’Humanité de montrer, peut-être de rappeler, qu’ils sont « de gauche » et, à ce titre, investis dans le mouvement social et les mobilisations collectives contemporaines719 ; l’occasion pour « L’Huma » d’apparaître comme un acteur privilégié du champ d’investissement partisan ouvert par l’altermondialisation au même titre que Le Monde diplomatique.

Cet « investissement publicitaire » se traduit, aussi et surtout, par la propension des trois quotidiens à reprendre les cadres cognitifs promus par les organisateurs. A Paris, lors du second Forum social européen, et dès la préparation de l’événement720, l’Europe, les prochaines élections du Parlement européen (printemps 2004) et les premiers débats autour du projet de constitution sont les thèmes privilégiés par les militants. L’Union européenne et Bruxelles remplacent l’OMC et, comme l’on réclamait à Seattle « un autre monde », à Paris, « une autre Europe » est revendiquée. Ce recadrage de l’altermondialisation au regard de l’actualité institutionnelle est initiée par la sphère militante et contribue largement à configurer l’information offerte à la presse durant les trois jours du forum. La question est toujours celle de la mondialisation mais le recadrage militant, relayé par un système de source rationalisé, consiste à déplacer les enjeux traditionnels du mouvement sur la question d’« une autre Europe ». A ce titre, le slogan officiel du forum -« Pour une Europe des droits dans un monde sans guerre »- entend opposer une Europe régulée par la concurrence et le marché, à l’idée d’une  régulation par les droits sociaux, politiques, culturels et écologiques des citoyens. Rien ne motive objectivement ce recadrage : il répond à une stratégie militante qui s’appuie sur le dispositif communicationnel analysé par Sandrine Lévéque.

Quand, plusieurs jours avant l’ouverture du forum, paraît son édition de novembre, Le Monde diplomatique, acteur de la manifestation,publie un article de François Houtart qui annonce déjà que « le second Forum social européen s’inscrira, lui, dans la perspective d’une Europe autre que celle de la finance »721.

La priorité accordée à la question européenne est identifiée et relayée par L’Humanité, Libération et, dans une moindre mesure, Le Monde. C’est illustré par le titre du hors-série de L’Humanité « Et si on refaisait l’Europe ». Dans son éditorial intitulé « Enfin ils en parlent ! », L’Humanité est claire et affirme que « la grande question posée au forum 2003 concerne l’avenir politique de l’Union européenne. […] C’est sur ces enjeux-là avant tout que les altermondialistes devraient montrer que, décidemment, oui, une autre Europe est possible ». Le titre donné au cahier spécial de six pages proposé par Le Monde est, lui aussi, explicite : « Les altermondialistes réclament une autre Europe ». C’est aussi illustré par l’attention que portent les médias à la position des altermondialistes sur le projet de constitution et le nombre d’articles dont la question fait l’objet durant la semaine722.

Comme le note Sandrine Lévéque, le Forum social européen est alors l’occasion pour certains journalistes d’entamer « le monopole des journalistes spécialistes des institutions (et notamment des accrédités à Bruxelles) et des journalistes économiques et financiers centrés sur l’introduction de l’euro »723 et de proposer une information plus attrayante, plus « sexy » dit-elle, que l’information institutionnelle. Autrement dit, si l’initiative du cadrage européen est clairement militante, les journalistes de L’Humanité, Libération et Le Monde trouvent là un « angle » particulièrement intéressant. Le sens se construit bel et bien dans l’interaction entre le cadre promu par les militants et le cadre appliqué à l’événement par les médias. Cette convergence et l’inscription de leurs discours dans le cadre cognitif privilégié semblent confirmer l’investissement publicitaire dont jouit le second Forum social européen de la part des trois quotidiens.

Notes
715.

Sandrine Lévéque note à ce titre que la critique des médias est un thème privilégié lors du forum et précise que l’axe 4 des conférences s’attache aux « processus de marchandisation de l’information ».

716.

LEVEQUE 2005

717.

JUHEM 1999, p. 132. L’auteur montre que « la couverture étoffée et favorable du Matin de Paris et de Libération entraîne celle des autres journaux « de gauche » mais aussi « de droite », contraints par la profusion des articles sur SOS-Racisme à traiter celui-ci plus abondamment » [p. 133]. Il montre aussi et surtout que SOS Racisme offre l’occasion pour une partie de la presse de valoriser un positionnement politique.

718.

« Enfin ils en parlent » [éditorial], 12-11-03, L’Humanité

719.

LEVEQUE 2005, p. 89-90

720.

LEVEQUE 2005

721.

« Forces et faiblesses de l’altermondialisation », 11-03, Le Monde diplomatique

722.

« Il faut d’autres critères européens », 11-11-03, « Ce projet de constitution européenne qui fait débat », 14-11-03, « Pas d’Europe sans les « alter » » [titre de Une], « Dessine-moi une autre Europe », 15/16-11-03, « Cette Europe-là a de la gueule », « Une autre loi fondamentale pour une autre Europe », « La gauche française se fissure sur la constitution européenne »,17-11-03, L’Humanité ; « L’alter-Europe se cherche » [dossier Evénement], 14-11-03, Libération ; « Les alter réclament une autre Europe » [titre du cahier spécial], 11-11-03, « L’UE s’interroge sur les moyens de construire un nouveau modèle social », 13-11-03, « Les altermondialistes se divisent sur la vison d’une « autre Europe » », 15-11-03, Le Monde

723.

LEVEQUE 2005, p. 92