II.3. Note sur L’Humanité : entre altermondialisation et luttes sociales

L’attitude de L’Humanité face à l’émergence de l’anti - puis de l’altermondialisation pourrait constituer un objet d’étude à part entière tant elle illustre la concurrence entre discours sociaux. Le quotidien, longtemps « organe officiel du Parti communiste français » s’est toujours distingué par ce que Jean Jaurès, dans le premier éditorial du 18 avril 1905, appelle « la continuité dans l’action » : « L’Huma » revendique non seulement le statut d’observateur mais aussi celui d’acteur et, à ce titre, son histoire se confond avec celle des luttes sociales, principalement celle du mouvement ouvrier. Face aux mobilisations collectives, le journal possède donc un discours social spécifique déjà solidement constitué et prêt à se déployer pour donner un sens à la contestation. Or, ce discours social « prêt à l’emploi » sur les mobilisations collectivesest en décalage avec les caractéristiques sociales et politiques du mouvement altermondialisation : organisation décentralisée sur le modèle du réseau ; répertoire d’action renouvelé ; enfin, le mouvement altermondialiste dépasse le projet d’une réappropriation de la propriété et affirme des revendications dites post-matérialistes. L’identité de classe et la logique rationnelle de la négociation (en termes de coûts/bénéfices) perdent quelque peu leur pertinence.

Nous soulignions, dans la partie B, la dynamique commune de mise en visibilité du néologisme en « anti- » : il apparaît en décembre 1999 ou au cours des premiers jours de janvier 2000 et se généralise rapidement. Or, L’Humanité (La Croix aussi) s’approprie et relaie la notion qu’à partir du printemps 2000 c’est-à-dire plusieurs mois après les autres quotidiens. Sans doute peut-on voir dans ce décalage et cette réticence les difficultés du quotidien à récupérer un discours originellement perçu comme concurrent de celui, fondateur, de la lutte des classes.

Si L’Humanité adopte la préfixation en « anti- » après la majorité de ses concurrents, elle est, en revanche, la première à relayer celle en « alter- » en février 2002. Entre 1999 et 2002, L’Humanité a saisi l’opportunité de renouveler son discours sur le mouvement social grâce à une rhétorique contemporaine et sa pratique de la lutte. L’adoption de l’altermondialisation comme mouvement social central et structurant au même titre que le socialisme, illustre donc un nouveau positionnement éditorial (et, sans doute, commercial : renouvellement du lectorat). Cette convergence entre le discours socialiste et le discours altermondialiste ne relève pas d’une épreuve de force tant le premier reste présent et contribue aux alternatives, diverses et partielles, issues de l’altermondialisation. L’utopie socialiste, dont l’idéal communiste constitue une forme, reste, en effet, une référence pour une partie des organisations de l’altermondialisation, parfois même, une référence indépassable. L’Humanité peut ainsi préserver ses cadres d’interprétation du mouvement social traditionnels tout en s’inscrivant pleinement dans l’altermondialisation. C’est ce que rappelle et illustre l’éditorial du centenaire :

‘« Depuis 1904, elle [L’Humanité] a été aux côtés des mineurs de Courrières, des ouvrières et des ouvriers d’Alstom, de Moulinex, de Renault, aux côtés des jeunes salariés précaires de la restauration rapide… […] Elle est aux côtés des sept millions de pauvres de notre pays, des chercheurs, des intermittents du spectacle, des enseignants, des étudiants. Hier avec les Brigades internationales […] L’Humanité est aujourd’hui partie prenante des mouvements altermondialistes ». 749

Dans L’Humanité, il n’y a pas, à proprement parler, d’alignement des deux discours au sens où les deux ne formeraient plus qu’un seul et même discours, fruit de leur convergence. Le discours de l’altermondialisation vient plutôt s’ajouter aux cadres jusqu’alors privilégiés par le quotidien et vient, ainsi, constituer une ressource supplémentaire.

L’Humanité dispose ainsi de deux cadrages et de deux discours sociaux à même de rendre compte des mobilisations collectives. En mobilisant l’un, elle privilégie la vieille rhétorique des conflits sociaux traditionnels et mets en avant alors certains acteurs (syndicats notamment) et une identité de classe ; en mobilisant l’autre, elle privilégie la rhétorique altermondialiste, ses acteurs (organisations non gouvernementales notamment) et ses enjeux. C’est souvent la dimension internationale de la mobilisation qui prévaut au choix du cadrage altermondialiste. En effet, les conflits sociaux nationaux restent, le plus souvent, traités à travers le cadre traditionnel, bien que modernisé, de la lutte des classes.

Notes
749.

« Un siècle d’avenir » [éditorial], 17-04-04, L’Humanité