III.1. Le parcours d’un préfixe 

III.1.1. Circulation du préfixe et processus créatif

Le préfixe « anti- » à valeur antonymique ou adversative est une ressource discursive depuis longtemps diffusée que ce soit dans des unités figées ou dans des dérivations plus ou moins éphémères. A ce titre, nous notions que, contrairement au terme « antimondialisation », le mot-valise « altermondialisation » revêt un caractère néologique total. L’unité « alter- » acquiert une valeur préfixale seulement quand s’opère l’évolution terminologique entre les deux dénominations c’est-à-dire quand elle vient à qualifier le radical « mondialisation ». La capacité à se constituer comme préfixe se renforce ensuite rapidement. C’est qu’« alter- » gagne une surprenante autonomie et devient une ressource langagière au même titre que son prédécesseur.

Ainsi, cette petite unité linguistique se met à circuler dans l’espace des discours de presse. Assimilé médiatiquement dans son usage préfixal premier (alter-mondialisation et ses dérivés grammaticaux) au cours de l’année 2002, le préfixe « alter- » s’inscrit dans un processus de circulation créative à partir de 2003. Il contribue à la naissance d’une progéniture discursive ; et ce faisant, il renforce son statut de préfixe mobilisable. Les éléments de cette progéniture doivent être considérés comme autant de traces qu’un discours social spécifique, le discours de l’alternative, peut laisser sur le discours social global.

La progéniture discursive issue de l’usage stratégique du préfixe « alter- » profite d’un faible degré de figement. Autrement dit, les dérivés sont des formes éphémères qui s’inscrivent dans un processus de circulation créative et situées en dehors de tout projet de lexicalisation. Le préfixe « alter- » se nomadise et poursuit un parcours qui le voit qualifier et ainsi modéliser de nouveaux radicaux. Des illustrations de formes, souvent très éphémères, peuvent être données : « alter-gauche »750, « alter-écolos »751, « alter-information »752, « alter-économie »753, « alter-université »754, « alter-militant »755, « alternationalisme »756, « altermonde »757, « alter communisme »758, « alter-protectionnisme »759, « alteraltermondialiste »760… Alors que la préfixation en « alter- » n’existe tout simplement pas jusqu’en 2002, elle est ainsi l’objet, à partir de 2003, d’un effet de mode et les dérivés se multiplient.

Des formes profitent d’un degré de figement un peu plus important. En 2003, Le Monde introduit dans l’espace des discours de presse le terme « alterpolitique », dont la forme unifiée (absence de tiret) tend à voiler son caractère tout à fait éphémère. L’article s’attache à l’émiettement de la gauche française et s’intitule « Une alterpolitique ? » :

‘« Voilà donc trois mouvances qui, chacune à sa manière, ont bousculé la gauche traditionnelle, avec l'ambition d'en renouveler les idées et les dynamiques. Toutes les trois, cependant, butent cruellement sur leur incapacité à définir ce que pourrait être, dans le prolongement de leurs revendications, une « alterpolitique » convaincante, capable de faire la synthèse entre posture idéologique et pratique politique. A l'inverse, les socialistes se doivent, selon la formule de Daniel Cohn-Bendit, d' « assumer leur réformisme sans désespérer le Larzac ». C'est la condition de leur renouveau. Ils en sont encore loin. » 761

Remarquons que le terme est accompagné de guillemets dans le corps du texte alors qu’il en est dépourvu dans le titre comme s’il existait déjà, en interne, un processus d’assimilation de la dimension néologique entre le temps de la rédaction de l’article et celui de la rédaction du titre. Quelques mois après, lors du Forum social européen de Paris, c’est Libération qui s’interroge sur les perspectives d’avenir d’un mouvement dont beaucoup relèvent l’essoufflement. C’est l’occasion pour le quotidien de s’interroger sur la possibilité d’un renouvellement de la pratique politique. La question est posée dès le titre : « Vers une « alterpolitique » ? »762.

La forme est encore identifiée en 2007 dans un papier d’analyse des pages « Débats et opinions » du Figaro et, là encore, elle désigne un renouvellement de la pratique du politique. Le contexte d’origine du préfixe « alter- » est mobilisé par la référence à José Bové, icône et symbole de l’altermondialisation :

‘« François Bayrou n'arbore pas de moustache : c'est un rebelle en costume-cravate. Les champs de maïs OGM, que José Bové voudrait interdire en France, s'appellent, chez François Bayrou, l'UMP et le PS, pas assez « bio » à son goût. Son affaire à lui, c'est l'alter-politique. Lui qui dit avoir changé, et laissé au vestiaire des années de compagnonnage avec la droite, a-t-il retrouvé le goût des chemins de traverse qui l'a porté, il y a bien des années, vers Lanza del Vasto ? En tout cas, il ne renierait pas cette phrase d'un autre « mystique », le poète surréaliste André Breton : « Tout porte à croire qu'il existe un point de l'esprit ou le blanc et le noir, le haut et le bas et la droite et la gauche cessent d'être perçus contradictoirement. » Et cela lui va au teint. » 763

Notons que les différents usages d’un même dérivé, d’une même forme en « alter- » –ici « alter-politique »- ne peuvent pas être inscrits dans une logique de la reprise. Le penser serait supposer une linéarité des usages qui sied mal à la complexité du discours social global et au processus de trivialité.

Cette circulation et cette exploitation rendent compte du pouvoir mobilisateur du préfixe et de la séduction qu’il exerce sur les journalistes et leurs interlocuteurs. Il existe une véritable élasticité du discours social de l’alternative dont la mobilité du préfixe rend compte. Ainsi, ce dernier est une ressource discursive dans des contextes de référence éloignés de la scène politique à proprement parler. Cette mobilité de l’unité linguistique « alter- » peut être illustrée par l’usage que les journalistes ou intervenants des pages périphériques en font dans le cadre du traitement médiatique du sport et de ses à-côtés.

Ainsi, dans un article qui trouve sa place en rubrique « Débats et opinions » du Figaro, la référence à l’altermondialisme et la création lexicologique « alterfootball » n’est pas issue d’un discours primaire (à moins que les traces de l’interdiscours aient été effacées) ; elle est à l’initiative des auteurs qui font le choix d’appliquer le discours social spécifique configuré depuis l’altermondialisation pour rendre compte des tendances antagonistes qui, selon eux, structurent le football contemporain. Ainsi, face aux excès du football contemporain, les auteurs « voient émerger un alterfootball »764.

Dans un article de Libération, c’est l’adéquation entre le discours social spécifique de l’alternative et les stratégies du président de la Fédération internationale de football que le journaliste interroge :

‘« Blatter, partisan de l'alterfoot ?[titre] Le mouvement altermondialiste a hérité d'un nouvel adhérent plutôt inattendu. Dans une interview publiée hier par le Financial Times, Sepp Blatter, patron de la Fédération internationale de football, peu connu jusque-là pour son opposition au footbusiness, s'en prend au «colonialisme» des clubs européens, notamment anglais, accusés de se livrer à «un shopping abject en Afrique, en Amérique du Sud et en Asie (...), un véritable pillage social et économique. »» 765

Nous pourrions aussi citer l’article d’avril 2007 de Libération : le journaliste perçoit dans l’investiture de Michel Platini à la tête de l’UEFA (Union of European Football Association) « la première pierre de l’alterfootball » [titre] ; et de poursuivre sur le thème : « le football vit son altermondialisme »766. Le traitement médiatique du football contemporain n’a néanmoins pas le monopole de la référence à l’altermondialisation dans les rubriques « Sport » des différents quotidiens ou, dit autrement, le football n’est pas le seul à encourager la mobilisation du discours social spécifique de l’alternative. Dans les pages « Rebonds » de Libération, c’est Pierre Parlebas, « sociologue », qui, durant l’été 2003, milite pour « une alteréducation  au sport » pratiquée par des « altersportifs » et qui « serait basée davantage sur l’échange, le soutien le faire ensemble, la coopération plutôt que la domination »767. C’est L’Humanité qui, en décembre 2003, s’interroge sur l’emprise du dopage sur le sport de haut niveau et qui prône un changement de mentalité et la constitution d’un « monde de l’alter-sport » capable de s’imposer face au « sport réalité » 768. C’est encore L’Humanité qui couvre les premiers Jeux sportifs mondiaux que le journaliste définit « pour faire court, [comme] une sorte d’alter-JO organisés par la Confédération sportive »769.

L’ensemble de ces exemples tirés des rubriques « Sport » (ou d’articles issus des pages périphériques traitant de sport) illustre la mobilité du préfixe « alter- » et par là même du discours social spécifique. Ce dernier se constitue comme une ressource pour offrir du sens à des événements ou des phénomènes sociaux qui, originellement, n’entretiennent aucune relation avec l’altermondialisation comme événement ou comme problème public. Dans tous ces exemples, le responsable de l’énonciation assume la responsabilité des propos. Autrement dit, ce sont bien les journalistes ou les intervenants extérieurs qui mobilisent le discours.

Notes
750.

« L’envie d’avoir envie », 09-09-03, Les Echos ; « Mouvement social, nouvelles mobilisations, les vagues de l’alter gauche » [« Idée » par David Zerbib], 10-11-04, L’Humanité ; « Le retrait de Mamère trouble des Verts », 06-12-05, Le Figaro

751.

« La vitalité citoyenne », 30-01-06, « Bové entre en compétition », 15-06-06, L’Humanité

752.

« Dossier sur l’alter-information » [encadré de Une], 13-11-03, Libération

753.

« Alternatives concrètes », 01-03-05, Le Monde

754.

« La réforme est urgente », 28-11-03, Le Figaro

755.

Légende de photographie de Une, 13-11-03, L’Humanité

756.

« Le Pen se voit en finale contre Jospin », 04-03-06, Le Figaro ; le journalistecite Jean-Marie Le Pen du FN.

757.

« Vue sur l’altermonde », 14-11-03, Le Monde

758.

« Premiers échanges, premières pistes », 25-06-07, L’Humanité ; le journaliste cite Philippe Stierlin du PCF.

759.

« Alter échos », 10-11-03, Libération ; le journaliste cite une interview disponible sur le site de Marine Le Pen (www.marine2004.com) et qui a trait à la stratégie politique du Front national pour les élections régionales. Un extrait plus large que celui cité par Libération et tiré directement du site : [question]  « Que pensez-vous de la mondialisation ? Comprenez-vous les motivations des militants d'ATTAC ? » [réponse] « Je suis tout à fait consciente des conséquences néfastes de la mondialisation sur notre économie et sur nos emplois. C'est la raison pour laquelle je ne comprends pas les militants d'Attac, altermondialistes, et donc adeptes d'une autre mondialisation. Les seuls anti-mondialisation ou alter protectionnistes, c'est nous. »

760.

« Les anarchistes alteraltermondialiste », 16/17-11-03, Le Monde. L’article s’attache au forum alternatif accompagnant le second Forum social européen de Paris.

761.

« Une alterpolitique ? », 26-08-03, Le Monde

762.

« Vers une « alterpolitique » ? », 10-11-03, Libération

763.

« Comment Bayrou l’« insoumis » pourrait priver Sarkozy du soutien des classes supérieures » [« Débats et opinions », par Charles Jaigu], 12-03-07, Le Figaro

764.

« Voyage en ballon rond » [« Débats et opinions » par Sébastien Le Fol, François Simon, Nicolas d'Estienne d'Orve et Laurence Haloche], 07-02-04, Le Figaro 

765.

« Blatter, partisan de l'alterfoot ? », 18-12-03, Libération

766.

« La première pierre de l’alterfootball de Platini », 19-04-07, Libération

767.

« Pour une alteréducation du sport » [« Rebonds » par Didier Hassoux], 25-08-03, Libération

768.

« La dope sur le divan du psy », 26-12-03, L’Humanité

769.

« Une autre idée du sport », 07-07-08, L’Humanité