III.1.2. La valeur sémantique du préfixe

Loin de n’être qu’une ressource à la création langagière, le préfixe est l’objet d’un usage clairement stratégique et relève du « mot argument »770, du moins, du préfixe à valeur argumentative. L’usage est stratégique au sens de la fameuse leçon de Michel Foucault : le discours est un lieu politique ; il est ce par quoi et pour quoi on lutte771. Et c’est aussi vrai pour les journalistes que pour leurs interlocuteurs dont le discours est relayé dans les formes du discours rapporté direct ou indirect. Sémantiquement, le nouveau préfixe a une valeur essentiellement politique et utopique et contribue à relayer un discours de l’alternative.

Le préfixe donne à penser que les pratiques, les revendications, les discours actuels… peuvent être renouvelés au sein d’un nouvel horizon utopique. Il ne s’agit pas ici de s’interroger trop longuement sur le statut utopique de l’altermondialisation. Nous suivons simplement l’anthropologue Alain Bertho :

‘« L’altermondialisation prend-il la place des utopies naufragées de la modernité ? Une telle utopie, si utopie il y a, ne fonctionne pas comme celles que nous avons connues. Elle est sans doute le meilleur révélateur de son époque, de ce monde, ou plutôt de cette mondialisation dont elle porte un désir d’altérité au même titre que le socialisme fut, au XIXe, un puissant révélateur du monde industriel en train de se mettre en place » ».772

Selon la charte fondatrice des Forums sociaux mondiaux de Porto Alegre, l’ensemble des acteurs réunis sont censés « faire prévaloir, comme nouvelle étape de l’histoire du monde, une mondialisation solidaire qui respecte les droits universels de l’homme, ceux de tous les citoyens et citoyennes de toutes les nations et l’environnement ». En d’autres termes, l’utopie altermondialiste ne s’attaque pas à l’idée fondamentale qui sous-tend le grand récit de la mondialisation : elle préserve l’idée d’un monde réconcilié et unique, d’un monde plein. Comme le propose Michel Löwy, « l’utopie altermondialiste ne se manifeste que dans le partage de certaines valeurs communes et ce sont elles qui esquissent les contours de cet autre « monde possible » »773.

La qualification préfixale correspond à la mobilisation du discours de l’alternative, discours de l’utopie qui exprime une volonté de réappropriation de « l’historicité » c’est-à-dire des grandes orientations politiques et sociales.774 C’est un discours qui bouscule les représentations du monde commun et les représentations de l’historicité même (comment imaginer l’évolution autrement ou alternativement).

L’horizon utopique ouvert n’est pas défini et s’inscrit, le plus souvent, dans l’implicite d’une prise de position. Ainsi, ce que désigne la forme composée en « alter- » ne peut être défini que par la prise en compte du statut de l’énonciateur : la préfixation ouvre un espace d’investissement idéologique. Autrement dit, accorder du sens (politique) à l’alternative proposée par l’énonciateur usager du préfixe est une tâche qui revient en grande partie au lecteur. Le préfixe « alter- » est signifiant si, et uniquement si, le lecteur saisit l’implicite qui en motive l’usage. Le préfixe se dote d’une signification que si l’énonciateur (le journaliste ou l’acteur social dont le discours est rapporté), son statut et son positionnement sont connus du lecteur. Bref, mobiliser le préfixe ne revient pas à diffuser ou communiquer un contenu idéologique mais seulement à affirmer la possibilité d’une alternative dont la définition apparaît dans l’acte de communication c’est-à-dire dans la relation qu’entretiennent énonciateur et lecteur.

C’est donc dans l’usage, à la fois dans le temps de l’énonciation et de la réception, que le préfixe devient signifiant et que l’horizon utopique qu’il désigne se précise. Nous pouvons néanmoins avancer que celui-ci revêt généralement une dimension historique. La mobilisation du préfixe illustre, le plus souvent, la volonté de l’énonciateur d’opposer le passé, le dépassé et l’archaïque à la contemporanéité et à la modernité de sa position. Un exemple est donné par Jean-Marie Le Pen dans une prise de position relayée par Le Figaro en mars 2006 :

‘« [l’affrontement Le Pen/Jospin] c’est le second tour « qui aurait dû avoir lieu en 2002, opposant en quelque sorte une espèce d’archéomarxisme et un alternationalisme nouveau », a-t-il expliqué ».775

A l’opposé de l’échiquier politique français, c’est cette même valeur de modernité qui est accordée au préfixe et au discours social spécifique de l’alternative. Dans une tribune proposée à L’Humanité, David Zerbib s’attache à ces « nouvelles mobilisations » qui « sans domicile politique fixe […] revendiquent l’espace de la contestation démocratique » et illustrent « les vagues de « l’alter gauche » ». A droite, comme à gauche, être « alter- », c’est affirmer sa modernité et sa capacité à inscrire ses revendications et son projet au cœur du contexte sociopolitique contemporain.

Pourtant, le discours de l’alternative est à ce point élastique que sa mobilisation peut s’inscrire dans une visée opposée à la précédente. Dans un article que nous nous permettons de citer une seconde fois, la forme en « alter- » vise à désigner un passé regretté :

‘« Face à l'offensive des « barbares », la rébellion joue le contre. Après l'altermondialisme, on voit émerger un alterfootball, qui prône les bonnes vieilles valeurs du foot à papa. Saucisse-frites à la buvette contre canapés des loges; beau jeu contre victoire à tout prix; mauvais garçons contre mannequins qui le valent bien; So Foot contre France Football; On refait le match contre Téléfoot. »776

La référence à un alterfootball revêt ici la dimension nostalgique de l’âge d’or qui, après avoir disparu, semblerait être de retour sous une forme inspirée de l’altermondialisme et dont rendrait compte l’évolution du paysage de la presse spécialisée. Ainsi, les usages du préfixe peuvent s’inscrire dans des stratégies diverses et même opposées. Son caractère argumentatif se manifeste finalement sous des fonctionnements différents selon les communautés qui l’utilisent.

La valeur axiologique semble être fondamentalement positive, et ce quelles que soient la stratégie et la communauté d’appartenance de l’énonciateur. Qu’il soit mobilisé par un partisan de l’extrême-droite ou un partisan de gauche, le préfixe fait autorité au sens où il jouit d’un a priori positif. Nous pouvons néanmoins identifier quelques rares cas où l’usage d’une forme en « alter- » s’inscrit dans une stratégie de dévalorisation de l’adversaire.

Ainsi, dans l’extrait cité supra 777, et dans lequel Charles Jaigu, « journaliste au service politique du Figaro », analyse le positionnement politique de François Bayrou, il y a clairement de l’ironie et du sarcasme dans la référence au goût du leader du Modem pour « l’alter-politique ». L’usage du préfixe renvoie moins à une alternative que proposerait François Bayrou qu’à une pratique du politique sur le mode du courant alternatif, une fois à droite, une fois à gauche, aboutissant à une dilution idéologique de l’inscription politique.

Si le préfixe « alter- » jouit d’un privilège axiologique évident, illustré par un usage qui dépasse les communautés politiques, il peut donc aussi s’inscrire dans une phase de sanction et de jugement négatif. L’identification de la valeur axiologique à accorder au préfixe et aux dérivés auxquels il donne naissance est définie par le lecteur au regard du contrat qui le lie à son quotidien. C’est dans la relation entre le journaliste et son lecteur que le nouvel horizon utopique que vise à établir l’usage du préfixe peur être défini et être reconnu. Le discours de l’alternative est un discours accueillant au sens où il s’offre facilement, parfois même à des usages contradictoires. Si « l’imaginaire est l’ensemble des utopies politiques »778, le discours de l’alternative est l’affirmation d’un renouvellement possible de cet imaginaire, indéfini idéologiquement.

Notes
770.

MOIRAND 2007

771.

FOUCAULT Michel, L’ordre du discours, Paris : Gallimard, 1971

772.

BERTHO Alain, « L’autre monde ici et maintenant. L’altermondialisme est-il un avenir ?, Mouvements, n°47-48, p. 109-194, 2006, p. 191

773.

LÖWY Michel, « Négativité et utopie du mouvement altermondialiste », Contretemps, n°11, p. 44-50, 2004

774.

TOURAINE Alain, Production de la société, Editions du Seuil, Paris, 1973

775.

« Le Pen se voit en finale contre Jospin », 04-03-06, Le Figaro

776.

« Voyage en ballon rond » [« Débats et opinions » par Sébastien Le Fol, François Simon, Nicolas d'Estienne d'Orve et Laurence Haloche], 07-02-04, Le Figaro

777.

infra, p.270 [« Comment Bayrou l’« insoumis » pourrait priver Sarkozy du soutien des classes supérieures » [« Débats et opinions », par Charles Jaigu], 12-03-07, Le Figaro]

778.

LAMIZET Bernard, « Sémiotique des identités politiques dans les espaces publics démocratiques », Actes du 8e congrès de l’Association française de science politique (14-16 septembre, Lyon), 2005. En ligne. URL : www.afsp.msh-paris.fr/archives/congreslyon2005/communications/tr2/lamizet.pdf . Consulté le 23 juin 2006.