III.2.2. « Une autre Europe est possible » : de l’exploitation d’un lieu discursif

Après le contre-sommet de Seattle, le slogan privilégié de l’antimondialisation « le monde n’est pas une marchandise » se fait une place dans l’espace des discours de presse. Il lui offre le moyen de lutter contre la cacophonie antimondialisation et la possibilité de rendre compte des revendications et du projet de manière efficace (au sens où l’efficacité symbolique est une efficacité pragmatique -les actes de discours comme performatifs). Ce premier slogan, et le caractère d’évidence qu’il revêt, laisse place à partir de 2002 à un second mot d’ordre : « un autre monde est possible ». Chronologiquement, cette évolution accompagne précisément le passage d’« anti- » à « alter- » et rend compte de l’affirmation qu’une alternative (non définie) est possible et, indirectement, qu’un nouvel horizon utopique peut venir combler le déficit idéologique laissé par l’abandon, notamment, des idéaux marxistes.

Dès le mois de mai 2004, à quelques semaines des élections, le mot d’ordre est l’objet d’une exploitation par les acteurs de l’extrême-gauche française. Ainsi, Le Figaro rapporte les stratégies politiques de la Ligue communiste révolutionnaire :

‘« Le souci des dirigeants de la LCR est surtout de prouver que leur organisation n'est « pas du tout isolée ». Aussi insistent-ils sur leur participation « à toutes les mobilisations en cours ». Pour les européennes, la LCR fera campagne sur le slogan altermondialiste, «  Une autre Europe est possible  ». Pour rattraper les électeurs perdus... »788

Alors que les élections européennes de juin 2004 approchent, le projet des listes « 100% altermondialistes » est lancé avec, justement, comme mot d’ordre privilégié « une autre Europe est possible ». Libération en rend compte :

‘« Les listes « 100 % altermondialistes » tenaient hier soir, à Paris devant une petite centaine de personnes, leur première réunion publique en vue des élections européennes du 13 juin. Leurs promoteurs, proches d'Attac, assurent « être prêts » en Ile-de-France, « pas tout à fait» dans le Nord, le Sud-Ouest, le Sud-Est et «en préparation » dans l'Est et l'Ouest. Ces encore hypothétiques listes poursuivent «un seul objectif : ouvrir un nouvel espace citoyen dans le débat public pour dire non au projet d'Europe libérale contenu dans le traité constitutionnel pour l'Europe [...] pour dire qu'une autre Europe est possible ». Elles cherchent surtout le moyen de financer leur campagne électorale (au moins 2 millions d'euros) et ont lancé une souscription à cette fin. »789

Bien que la source des propos ne soit pas clairement identifiée, la mobilisation du mot d’ordre peut être accordée à un des intervenants de la réunion publique c’est-à-dire à un des promoteurs « proche d’Attac ». Moins d’un mois après, toujours dans Libération, ce sont les socialistes qui revendiquent le droit d’user du mot d’ordre altermondialiste alors que, de son côté, la LCR condamne le monopole sur le mot d’ordre que veulent s’adjuger les « 100% altermondialistes » :

‘« A la fois secrétaire national chargé de la mondialisation et tête de liste PS dans le Sud-Ouest, Kader Arif fait valoir qu'il est lui-même altermondialiste « comme la plupart des électeurs socialistes ». « Dans notre campagne, nous allons montrer qu'une autre Europe est possible », explique-t-il en plagiant le célèbre slogan altermondialiste. Les listes « 100 % altermondialistes » ne lui posent « aucun problème ». Pour Alain Krivine, si. Le porte-parole de la LCR s'insurge contre ceux qui « tentent un hold-up sur l'altermondialisme. Personne n'en a le monopole». Et de dénoncer «cette petite opération politique d'Attac. »790

Dans ce seul court extrait, le mot d’ordre apparaît comme un lieu de pouvoir que se disputent les socialistes, la LCR et les « 100% altermondialistes » d’Attac. Au centre du débat : la question de la légitimité de l’usage. Et la foire d’empoigne continue puisque ce sont ensuite les communistes du PCF et leurs collègues européens qui avancent leurs pions. Dans Le Monde :

‘« « Une autre Europe est possible. » Empruntée aux altermondialistes, la formule conclut le projet de manifeste que devrait adopter le nouveau Parti de la gauche européenne, aussitôt après sa création, les samedi 8 et dimanche 9 mai à Rome. »791

Le mot d’ordre est clairement issu de la sphère militante et des activistes altermondialistes. Sa reprise par les acteurs institutionnels de la politique répond à une volonté d’inscrire leur discours dans un nouveau contexte de sens. Le reprendre, c’est accomplir un acte par lequel on redéfinit les perspectives offertes par une situation ; l’utiliser, c’est adopter le discours social spécifique de l’alternative. Et puisqu’un discours social est anonyme, puisqu’il n’est pas une parole située, il se prête aisément à une exploitation politique dont les discours de presse rendent compte et qui dépasse le cadre de la gauche française. Les pages « Débats et opinions » du Monde accueillent ainsi l’intervention de Jane Carolan, « dirigeante d’Unison, le syndicat britannique de la fonction publique » et de Ian Davidson, « député travailliste du Royaume-Uni », qui rappellent que « dans toute l’Europe, des militants syndicalistes et des socialistes de base s’accordent pour dire que la Constitution n’est pas satisfaisante et qu’une autre Europe est possible ». Encore dans la périphérie du Monde, c’est Jacques Myard, homme de droite appartenant à l’Union pour un mouvement populaire (UMP) qui affirme à quelques jours des élections que « l’Europe de papa est morte » [titre de l’article] et qui poursuit :

‘« Si une Europe intégrationniste ne répond ni à la donne mondiale ni à nos intérêts, en revanche, une autre Europe est possible qui n'est pas exclusive, ne se substitue pas aux nations pour les fondre dans un super-Etat. Cette Europe est celle de l'union d'Etats souverains, nouant un pacte des nations européen qui s'organise à un double niveau dans la souplesse et l'intelligence des réalités. »792

L’usage du mot d’ordre n’est, ici, accompagné d’aucun accompagnement méta-linguistique, d’aucune trace d’un quelconque interdiscours. L’auteur semble être le seul responsable des propos tenus. Sommes-nous alors en train de les inscrire artificiellement à la suite des usages cités précédemment ? Nous illustrerions alors le travers de l’analyste qui finit toujours, en fin de compte, par trouver ce qu’il cherche. C’est possible. Pourtant, nous persistons à voir dans cet exemple la trace des usages précédents et la mobilisation, là encore, du discours de l’alternative.

Ainsi, l’adoption du mot d’ordre altermondialiste et par là même du discours de l’alternative, dépasse les communautés et les clivages politiques. Reste qu’elle peut encore être condamnée au nom du principe de réalité. C’est ainsi que Les Echos relayent les propos de Jean-Pierre Raffarin : « Il ne faut pas faire croire qu’une autre Europe est possible car si nous cassons ce que les générations précédentes ont construit, il nous faudra beaucoup de temps pour reconstruire la maison Europe » a-t-il indiqué, en appelant les Français à ne pas faire « un choix de légèreté » ».793 Là encore, la formule est vierge de tout accompagnement métalinguistique et peut apparaître comme une parole non-située. Pourtant, une nouvelle fois, il nous semble difficile de croire que les propos de Jean-Pierre Raffarin ne sont pas habités par les multiples exploitations dont le slogan a été l’objet depuis le début de la campagne. L’hétérogénéité est non-marquée mais le lecteur attentif à la campagne référendaire est, à la manière de l’analyste, capable d’identifier dans le discours de Jean-Pierre Raffarin un autre discours qui ne lui « appartient » pas mais par rapport auquel le Premier ministre propose un positionnement critique. Que les discours soient le produit de l’interaction des forces sociales et que les mots ne renvoient jamais à une seule voix, c’est le propos de Mikhaïl Bakhtine et l’apport essentiel de la perspective dialogique794.

Remarquons que les élections européennes de juin 2009 sont à nouveau l’occasion de constater le poids du mot d’ordre « Une autre Europe est possible » et de la capacité du discours de l’alternative à peser sur les termes du débat. A la fin du mois d’avril, ce sont les propos de Martine Aubry qui sont repris dans Le Monde :

‘« Devant les militants socialistes, la première secrétaire du PS a attaqué «  l'Europe de Sarkozy-Barroso-Berlusconi ». Son discours a parfois pris des accents altermondialistes. « Une autre Europe est possible », a lancé Mme Aubry, qui a pris soin de se placer d'emblée sous les auspices de Jean Jaurès, citant le dernier article du tribun socialiste réclamant, dès 1914, dans La Dépêche, «  une Europe un peu moins sauvage ».795

Dans Libération, quelques jours après et à un mois des élections, c’est le chef de l’Etat, Nicolas Sarkozy, qui, à son tour, reprend le slogan altermondialiste :

‘« Le chef de l'Etat est là pour donner le coup d'envoi de la campagne et tenter de mobiliser... au moins son camp. Une gageure. Pour convaincre ses amis d'aller le soutenir dans les urnes, Nicolas Sarkozy tente une démonstration : « La France d'après la crise, l'Europe d'après la crise, le monde d'après la crise, c'est pour nous, Français, un seul et même problème, un seul et même combat ».  Il convient donc, selon lui, de « changer l'Europe », comme il est lui-même en train de « réformer la France », pour « peser dans les destinées du monde ». C'est aussi simple que cela et, armé de son sacro-saint volontarisme, le chef de l'Etat va même jusqu'à assurer qu'une « autre Europe est possible ». Mais ses emprunts aux altermondialistes s'arrêtent là. »796

Alors que les élections approchent, la presse revient sur les semaines de campagne écoulées. A cette occasion, la parole devient événement par la médiation d’un dispositif que partagent notamment Les Echos et Le Figaro : « La phrase de campagne » pour le premier, « Les petites phrases qui ont marqué la campagne » pour le second. Il est alors amusant de constater que pour Les Echos la phrase à retenir est celle de Martine Aubry (« Tout l’enjeu de ce scrutin, c’est de leur montrer qu’une autre Europe est possible ») et que, pour Le Figaro, celle à retenir vient de Nicolas Sarkozy (« Il nous faut changer l’Europe. La présidence française de l’Union européenne en a apporté la preuve : une autre Europe est possible »).

Ainsi, le mot d’ordre circule de bouche en bouche et se colore à chaque reprise des teintes que l’énonciateur veut bien lui donner. Cette exploitation politique du slogan peut atteindre ses limites et être condamnée par les adversaires. C’est le cas après la prise de position de Nicolas Sarkozy évoquée supra. Le Monde donne ainsi la parole au député Vert François de Rugy qui se demande « quelle crédibilité peut-il avoir à proclamer qu’ « une autre Europe est possible » lorsqu’on soutient la reconduction de la Commission européenne présidée par José Manuel Barroso, connu pour ses positions libérales et conservatrices ? » 797.

Reprendre à son compte le mot d’ordre issu de la sphère militante est un acte d’énonciation par lequel l’acteur politique cherche à exploiter un discours social spécifique qui jouit d’un fort degré d’acceptabilité et de légitimité dans l’espace social. C’est vouloir faire apparaître un nouveau contexte de sens auquel on accorde, dans cet état-là du discours social global, une grande capacité de mobilisation, de séduction et d’« impertinence sémantique »798.

Dans le paradigme événementiel, l’antimondialisation s’institue comme un acteur politique (« le mouvement antimondialisation »). Quand la dynamique événementielle s’émousse, l’altermondialisation devient thème et discours. En partie émancipé de sa relation à l’événement et à l’acteur, le discours de l’alternative devient « libre de droit ». Il semble tomber dans « le domaine public », circule d’une communauté politique à une autre et devient ainsi l’objet d’une exploitation politique.

Notes
788.

« Le petit mea culpa de la LCR », 05-04-04, Le Figaro

789.

« Les listes « 100% altermondialistes » se lancent », 11-05-04, Libération

790.

« La gauche ne croit pas à un autre monde électoral possible », 04-06-04, Libération

791.

« Les communistes fondent un Parti de la gauche européenne », 09-05-04, Le monde

792.

« L’Europe de papa est morte », 02-06-04, Le Monde

793.

« A la peine, le camp du « oui » cherche à lancer sa campagne », 12-04-05, Les Echos

794.

BAKHTINE Mikhaïl, Problèmes de la poétique de Dostoïevski, Lausanne, L’âge d’homme, 1970. [« Le mot n’est pas une chose et ne renvoie jamais à une seule voix. La vie du mot c’est de passer de bouche en bouche, d’un contexte à un autre, d’un groupe social à un autre, d’une génération à une autre. Chaque membre du groupe reçoit le mot par la voix d’un autre et rempli par la voix de l’autre ; les mots sont habités par le sens donné par d’autres », p. 317]

795.

« Mme Aubry plaide « pour une Europe moins sauvage », 26-04-09, Le Monde

796.

« Nicolas Sarkozy célèbre son Europe », Libération, 06-05-09

797.

« Nicolas Sarkozy réaffirme l’ambition et les valeurs du projet européen » [Une], 07-05-09, Le Monde

798.

RICOEUR Paul, La métaphore vive, Paris : Seuil, 1975