IV.1.1. Une régulation sans domination ?

Si nous trouvons un véritable intérêt à confronter la proposition de Bernard Delforce et Jacques Noyer aux travaux de Marc Angenot, c’est que ces derniers s’attachent largement aux processus de régulation qui régissent le discours social et, par là même, contraignent la diffusion et la circulation des discours sociaux spécifiques. La théorie des discours sociaux spécifiques de Bernard Delforce et Jacques Noyer traite des modes de régulation du discours social en termes d’acceptabilité :

‘« Les discours ne peuvent s’entendre socialement que s’ils sont porteurs de valeurs, de règles culturelles qui, parce que partagées, permettent à la fois une scriptibilité et une lisibilité de ces discours. Cette dimension […] est intimement liée aux formes multiples de stabilisation mais aussi d’évolution progressive des discours qui permettent de « dire le social » et aux formats médiatiques (genres, rubriques, mises en page…) qui en configurent l’expression. »806

La résonance perçue comme l’adéquation réussie d’un discours social spécifique à une occurrence, un événement ou un autre discours tenu pour vrai, ne suffit pourtant pas, nous semble-t-il, à rendre compte des principes de régulation du discours social global. La perspective des discours sociaux spécifiques paraît laisser en suspens une question essentielle, celle du pouvoir ; et plus précisément, suivant ainsi notre perspective, celle du pouvoir de fonder le monde commun.

De son côté, Marc Angenot rejoint la perspective, du moins les préoccupations, de Michel Foucault pour qui « dans toutes sociétés, la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, redoutable matérialité »807. Chez le littéraire canadien,  le principe de régulation qui empêche l’éparpillement du discours social est l’hégémonie. Elle est le « moteur », l’élément structurant et régulateur qui organise le discours social global. A ce titre, elle doit être comprise « comme la résultante synergique d’un ensemble de mécanismes unificateurs et régulateurs qui assurent à la fois la division du travail discursif et l’homogénéisation des rhétoriques, des topiques et des doxaï »808. C’est notamment en accordant un certain degré d’acceptabilité et de légitimité aux dits et aux écrits que ces mécanismes participent à la régulation de la discursivité sociale.

C’est dans le réseau complexe et inachevé des Cahiers de prison qu’Antonio Gramsci élabore sa théorie de l’hégémonie. Sans doute aurions-nous tort de reléguer l’œuvre du théoricien à une philosophie périmée par le réel et l’histoire. Lecteur attentif des écrits du philosophe italien,  André Tosel rappelle le rôle qu’Antonio Gramsci accorde aux grands journaux (« d’opinion ») :

‘« La fonction de la presse quotidienne est d’assurer cette représentation organique polymorphe en produisant une mise en forme à la fois politique, morale et intellectuelle des enjeux et des questions vives. […] Ils [les grandes journaux] intègrent les intérêts, la préoccupation des forces sociales arriérées ou minoritaires, neutralisent ou filtrent les intérêts des classes subalternes modernes en lutte pour l’hégémonie, et bien sûr, combattent leurs revendications incompatibles avec la conception du monde dominante. »809

Quand il propose un état du discours social en 1889, Marc Angenot précise que, dans le cadre de son étude, l’effet de cette force d’attraction et d’assimilation est de « restreindre l’autonomie critique des doctrinaires socialistes ou féministes, tout comme l’indépendance spéculative ou imaginative du penseur et de l’artiste »810.

Notes
806.

DELFORCE, NOYER, 1999, p. 36

807.

FOUCAULT Michel, 1971, p. 10. Pour Marc Angenot, l’hégémonie « est aux productions discursives et doxiques ce que les paradigmes (de Khun) ou les épistèmes (de Foucault) sont aux théories et doctrines scientifiques qui prévalent à une époque donnée, un système régulateur qui prédétermine la production de normes discursives concrètes » [ANGENOT, 1989, p. 21 ; cité dans : PROVENZANO François, « Notes à la lecture de quelques travaux de Marc Angenot », Contextes, 2006.En ligne. URL : http://contextes.revues.org/index125.html . Consulté le 24 février 2007

808.

ANGENOT Marc, « Que peut faire la littérature ? Sociocritique littéraire et critique du discours social », in NEEFS Jacques, ROPARS Marie-Claire (dir.), La politique du texte. Pour Claude Duchet, Lille : Presses universitaires de Lille, 1992

809.

TOSEL André, « Le presse comme appareil d’hégémonie selon Gramsci », Quaderni, n°56, p. 55-71, 2005

810.

ANGENOT, 1989, p. 19-20