IV.2.2. Un modèle métaphorique : centre/périphérie

Dans son étude du rôle social joué par le quotidien El Pais dans l’après-franquisme et l’Espagne de la transition démocratique, Gérard Imbert mobilise et exploite le modèle centre/périphérie : la presse libérale a une tendance « centripète » qui la pousse à intégrer l’altérité c’est-à-dire ce qui relève de la périphérie de l’espace social (luttes sociales, marginalité, sous-cultures…) dans un modèle « rassurant »819.

Sans prétendre à une généalogie du modèle centre/périphérie, sans doute pouvons-nous rapidement préciser la présentation qu’en fait Gérard Imbert. La distinction centre/périphérie est initialement mobilisée en géographie et, à partir des années 1970, par la science politique. Quand le politiste Jean Leca propose à la Revue française de science politique une analyse comparative des systèmes politiques méditerranéens, il précise que « l’objet central de l’étude est le processus de formation du centre, entendu comme principal réceptacle des valeurs et des forces dominant une société »820. Chez Jean Leca, une unité politique doit être abordée comme un système d’interactions entre un centre politique et culturel et les secteurs périphériques qui sont, en principe, sous sa domination ou qu’il cherche à intégrer. Dès lors, « les questions empiriques qui en découlent sont entre autres : quels types d’élites occupent le centre ? quelles sont les valeurs qui s’y trouvent ? par quels mécanismes d’autres élites et d’autres valeurs sont soit rejetées à la périphérie, soit cooptées avec un statut subordonné au sein du centre ? »821.

L’apport de Jean Leca est manifeste au sein du Centre de recherches administratives et politiques de Picardie qui, en 1978, récupère le modèle et propose l’ouvrage Centre, périphérie, territoire afin de mettre en évidence à la fois les implications et les applications possibles du modèle. Ce dernier ne prend sens que rattaché à un système : chez Jacques Chevallier, coordinateur de l’ouvrage , ce système est « l’ordre politique » ; dans notre perspective, c’est le discours social global. Dans un très long article d’introduction, Jacques Chevallier précise :

‘« Par centre, on entend le principe d’ordre, d’unité, de cohérence, qui est au cœur de tout système organisé ; par « périphérie », on entend les éléments désordonnés, disparates et atomisés qui gravitent à la frontière du système et échappent à son emprise. Ces deux notions sont relatives l’une à l’autre et forment un couple indissociable ; reflétant la division, la séparation, la contradiction provoquées par l’apparition d’un système organisé, elles restent en tant que telles, unies symbiotiquement et se parasitent mutuellement : non seulement l’ordre ne peut être défini que par opposition au désordre qu’il combat, et le désordre n’a de sens que rapporté à l’ordre qu’il récuse, mais encore l’ordre est produit à partir du désordre, qui renaît lui-même sans cesse de l’ordre institué. » 822

Les systèmes libéraux reposent, selon l’auteur, sur « un fonds de représentations commun, d’images symboliques, relativement invariant »823 ; en revanche, la trame du discours qui soutient ce dernier évolue. Cette plasticité lui assure son efficacité. En effet, la dialectique centre/périphérie se déploie moins dans un système répressif (« répression du désordre périphérique »824) que dans un système intégratif qui repose sur l’assimilation par le centre du dynamisme périphérique. Il y aurait comme chez Jürgen Habermas un principe de conflictualité entre une société civile dynamique et périphérique et l’inertie d’un centre, lieu de la politique institutionnelle et de la production des formes institutionnalisées et légitimes des opinions et des volontés825.

Le modèle centre/périphérie relève clairement de la métaphore et, à ce titre, n’a de valeur qu’appliqué à un objet, pour nous, à la régulation du discours social global –comme système- et des discours sociaux spécifiques. Il ne s’agit pas d’accorder au modèle une matérialité qu’il ne revendique pas (ne pas le réifier). Le modèle n’a aucun pouvoir magique et nous lui accordons, à la suite de Jean Leca, le statut de paradigme  au sens où il est à penser comme un cadre conceptuel visant à organiser la façon d’aborder un sujet concret et à découper un certain nombre de questions à propos de cet objet.826

Notes
819.

IMBERT Gérard, Le discours du journal, Paris : Editions du CNRS, 1988

820.

LECA Jean, « Pour une analyse comparative des systèmes politiques méditerranéens », Revue française de science politique, vol. 27, n°4/5, p. 557-581, 1977, p. 577

821.

LECA, 1977, p. 578

822.

CHEVALLIER Jacques, « Le modèle centre/périphérie dans l’analyse politique », in CHEVALLIER Jacques (dir.), Centre, périphérie, territoire, Paris : PUF, p. 3-131, 1978. Suivant la perspective du Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie, l’auteur applique le modèle au « système politique » dans une théorisation dont la finalité est de penser les processus décisionnels au sein des réseaux d’acteurs, des institutions politiques et des politiques publiques.

823.

idem, p. 55

824.

idem, p. 46

825.

Dans Droit et démocratie, le philosophe voit le principe de régulation de l’espace public médiatique dans les conflits de représentation et de définition de l’agir entre groupes sociaux, dans la définition de la réalité et de l’ordre des choses. [HABERMAS Jürgen, Droit et démocratie, Paris : Gallimard, 1997]

826.

LECA, 1977, p. 571-573