IV.2.2.1. Hypothèse 1 : le discours social global renouvelé par le discours de l’alternative

La perspective marxiste porte un regard critique sur l’imaginaire politique –condamnation de l’idéologie. Pour autant, il est inenvisageable de penser la ou une politique en dehors d’un imaginaire de référence permettant la configuration d’un horizon d’attente et de désir, une utopie à même de fonder l’engagement des acteurs et des identités827.

Penser que le discours de l’alternative se diffuse et circule, penser qu’il se fait manipuler (et peut-être qu’il manipule), et ce au gré des usages stratégiques dont il fait l’objet dans l’espace social, c’est avant tout lui reconnaître la capacité à s’inscrire dans les formes de la communication contemporaine. Le discours de l’alternative trouve sa traduction discursive la plus immédiate dans le préfixe « alter-» et ses mots d’ordre. Il est un discours de l’utopie suffisamment neutre et vague pour être mobilisé par un grand nombre d’acteurs et, néanmoins, symboliquement assez efficace pour contribuer à la structuration de l’imaginaire social et politique. Son élasticité et l’autonomie qu’il gagne au regard de l’événement altermondialisation (et de l’acteur et du récit), le rend disponible à la communication sociale :

‘ « C’est par la communication que l’utopie, d’une façon plus générale l’imaginaire politique, trouve une place dans le débat public et, peut ainsi faire l’objet d’une adhésion ou d’un rejet de la part des acteurs sociaux. La dimension symbolique de son expression assure à l’utopie une place et une identité dans le débat public et dans l’expression des opinions et des choix des acteurs sociaux.  L’utopie, en particulier, […] constitue une référence imaginaire de l’argumentation dans le débat public. […] C’est par l’expression de l’utopie dans le débat public qu’elle peut faire l’objet d’une adhésion –ou d’un rejet et du choix d’une autre. Il faut la communication de l’utopie, sa mise en scène, sa représentation, pour qu’elle puisse prendre sa place dans le débat et faire l’objet d’une confrontation entre acteurs et entre institutions. » 828

Le discours de l’alternative pèse dorénavant sur la discursivité sociale, sur l’état du discours social global, sur les débats et les agendas. Il participe à l’élan qui pousse les acteurs, sinon à agir, du moins à débattre et à se confronter dans les formes institutionnalisées ou non de la politique, dans les multiples arènes de l’espace public. A ce titre, le discours de l’alternative ne serait pas l’objet d’une récupération (terme ô combien péjoratif) ; au contraire, il échapperait à sa première communauté (la sphère militante) pour venir s’inscrire dans les formes de l’échange symbolique et politique, dans les rapports de pouvoir qui contribuent au maintien d’une société.

Au niveau formel du dispositif sémio-discursif (auquel le modèle centre/périphérie peut également être appliqué829), il est remarquable que la périphérie du journal, ouverte à une énonciation subjectivisée830, relaie l’émergence médiatique du débat sur la mondialisation et les thématiques antimondialisation avant que celles-ci n’intègrent le discours du nom-du-journal.

Le discours de l’alternative intègre le discours social global et offre aux acteurs sociaux la possibilité de repenser leurs pratiques et leurs discours à partir d’un nouveau discours social spécifique. C’est un autre regard que le discours de l’alternative encourage à poser sur le politique, l’économique et le culturel, un regard qui rompt avec une lecture qui se déploie sur le registre du cela va de soi du monde commun. Et ce dernier se renouvelle par le seul fait qu’un nouveau discours spécifique est en mesure de contribuer à sa configuration.

C’est parce que le discours social n’est pas (plus) une parole située et parce qu’il échappe à ses lieux et à ses régimes d’énonciation originels, qu’il s’institue chez les acteurs de l’espace social comme une nouvelle ressource pour la définition du monde commun et de l’ordre des choses. Le discours de l’alternative apparaît comme un vecteur de changement ; il revêt les signes extérieurs de la modernité (ou de la post-modernité831) et encourage à renouveler les perceptions et les propositions politiques au prisme d’un nouvel imaginaire utopique. A ce titre, l’utopie exprime «  les logiques, les significations, les expressions mêmes de l’élan qui pousse les acteurs politiques à agir, à débattre, à se confronter les uns aux autres dans l’espace public »832.

Selon la conjoncture, le discours social global est plus ou moins ouvert à sa périphérie. Il est plus ou moins intégrateur ; il peut être plus ou moins répressif –à ce titre, l’après-11-Septembre est une période où l’amplitude du discours social global est momentanément réduite. Le discours social vise la préservation de ses dominantes interdiscursives, de ses règles d’engendrement et de coercition discursive. Au centre, c’est la préservation d’un « ordre du discours »833 hégémonique qui permet la préservation du discours social global comme tiers symbolisant et condition à l’échange et à la compréhension. Ainsi, le master frame promu par les militants autour de la condamnation des effets néfastes des processus de mondialisation est configuré en un discours social spécifique –discours de l’alternative- et assimilé par les acteurs de l’espace social qui l’adaptent à leur cadre de référence et à ses enjeux.

La logique de l’hégémonie relève du consensus, du sens commun, de l’opinion publique (et ce, dans une perspective interactionniste proche de celle d’Elisabeth Noëlle-Neumann834). Elle est bien ce mode de régulation du discours social global qui participe à légitimer les discours sociaux spécifiques. Certes, les médias et d’autres acteurs sociaux (politique, commerciaux…) banalisent une thématique sociale mais cela conduit le discours de l’alternative à déborder de son espace concret de référence pour condenser l’ensemble des interrogations sur le devenir de la société. Le discours de l’alternative s’inscrit dans un registre de discours plus large qui est celui de l’intérêt général. Ce dernier « ne se mesure pas tant à l’échelle de sa généralité plus ou moins grande dans le public mais, comme discours public, à sa capacité à être reconnu, accepté, intégré comme un intérêt défendable au nom des principes généralement partagés »835. C’est parce que le discours de l’alternative s’inscrit très clairement dans le discours plus large de l’intérêt général qu’il possède une telle force d’attraction et de séduction.

Notes
827.

LAMIZET Bernard, « L’imaginaire politique », in DACHEUX Eric, Communiquer l’utopie. Economie solidaire et démocratie, p. 139-158, Paris : L’Harmattan, 2007, p. 141

828.

LAMIZET 2007, p. 155

829.

IMBERT, 1988. cf. infra, p. 99

830.

MOIRAND 2000

831.

INGLEHART 1977

832.

LAMIZET 2007, p. 151

833.

FOUCAULT 1971

834.

NOELLE-NEUMANN 1989

835.

DELFORCE, NOYER, 2002, p. 30