IV.2.2.2. Hypothèse 2 : le discours de l’alternative neutralisé par le discours social global

Il nous semble pourtant difficile de ne pas concevoir la relation entre utopie et hégémonie dans un autre registre que celui de la confrontation. L’utopie veut décentrer le discours social global ; l’hégémonie, au contraire, est un processus, un effort, pour en assurer la stabilité et le renouvellement.

Le recours à la notion d’hégémonie encourage à penser les tendances centrifuges qui régulent le discours social global et les discours sociaux spécifiques. Dans son étude fondatrice sur le traitement médiatique des mouvement sociaux, Todd Gitlin insiste sur les capacités intégratrices de l’hégémonie : « The hegemonic ideology of bourgeois culture is extremely complex and absorptive ; only by absorbing and domesticating conflicting values, definitions of reality, and demands on it, in fact, does it remain hegemonic »836 [Traduction : L’idéologie hégémonique bourgeoise est extrêmement complexe et assimilatrice ; et c’est justement en s’en tenant à absorber les nouvelles valeurs et les définitions conflictuelles de la réalité qu’elle assure sa pérennité]. Ainsi, le sens commun [« common sense »] est à la fois le produit de l’hégémonie et ce qui la préserve.837

Les médias contribuent à la définition d’une identité du mouvement altermondialiste et de son récit à travers la dynamique événementielle qui contraint sa visibilité. Ils configurent un mouvement qui répond aux critères d’acceptabilité qu’ils imaginent être ceux en vigueur dans le discours social.

Quand un discours social spécifique est soutenu par des transgressions verbalisées, théâtralisées et symbolisées dans une parole (mots d’ordre notamment) ou des pratiques symboliques (manifestation, performance), il est en mesure de peser sur le discours social global, de l’intégrer et d’y laisser des traces à plus ou moins long terme. Au contraire, quand un discours s’appuie sur des pratiques violentes (par exemple destruction d’enseignes commerciales dans le cas des radicaux de l’antimondialisation), celui-ci est irrémédiablement confiné à la périphérie du discours social global.

Quand Jacques Chevallier s’attache à l’intégration du dynamisme périphérique dans l’espace politique, il relève que la violence sociale ou politique rompt avec les critères d’acceptabilité admis par le système politique :

‘« Le système politique manifeste une vive allergie aux actions directes, interventions ponctuelles, expérimentations immédiates, qui visent, même de manière symbolique, les attributs du pouvoir et tendent à exorciser sa toute-puissance : sa réaction est totalement hostile dès l’instant où la périphérisation prend une forme violente et remet en cause le monopole public de la contrainte. La violence sociale ou politique paraît bien constituer la degré ultime de périphérisation qu’aucun Etat ne peut tolérer parce que son existence même et sa fonction dans la société sont en cause. » 838

Une nouvelle fois, l’analogie entre l’espace politique pensé par Jacques Chevallier et le discours social global auquel nous nous attachons peut être prolongée au regard de nos conclusions quant à l’antimondialisation comme problème public et, plus spécifiquement, au traitement des journées de Gênes en 2001.

Il y a un réglage du cadre identitaire de l’antimondialisation autour du critère de la violence. A la fois promu par une majorité du mouvement et largement repris dans l’espace des discours médiatiques, cet ajustement contribue à exclure les radicaux et préserve ainsi la légitimité et l’intégrité de l’antimondialisation et de ses acteurs. L’évolution de la dénomination antimondialisation à celle d’altermondialisation en est la plus évidente manifestation.

L’énergie de la périphérie ne se répand jamais librement dans le discours social global : elle est filtrée et contrôlée au regard de critères d’acceptabilité assurant la pérennisation du système discursif global, assurant aussi une intégration et une assimilation progressive de la périphérie. Le discours social global filtre les discours sociaux spécifiques en cours d’assimilation et leur retire leur part d’illégitimité.

Pour Jacques Chevallier, « les systèmes libéraux renouvellent en permanence leurs formulations idéologiques en reprenant à leur compte les thèmes nouveaux apparus à la périphérie en réaction contre le discours dominant »839. Un discours social spécifique perd son potentiel déstabilisateur dans les processus de banalisation qui l’inscrivent au sein du discours social global. C’est ainsi que l’hégémonie est un principe de régulation du discours social global qui fait indéfiniment boule de neige en adoptant les potentialités des discours sociaux périphériques, en les bricolant, en les recodant. Les remises en question, les positionnements radicaux, les désaccords, les propositions utopiques s’inscrivent alors dans le champ d’acceptabilité du discours social global ; ils en viennent à confirmer les dominantes de l’interdiscours desquelles ils cherchent à se dissocier.

Un discours ne prend sens que dans le rapport qu’il entretient à son énonciateur. Or, en passant de bouche en bouche, de communauté en communauté, d’usage en usage, de stratégie en stratégie, le discours de l’alternative est neutralisé dans une rhétorique trop partagée et qui délimite les interprétations communes et légitimes. C’est un effet de domination sur le monde commun que Paul Beaud repère, chez les médias, dans les procès de connivence qui contribuent à préserver le système social :

‘« Autant que leur rhétorique, c’est l’ensemble du vocabulaire utilisé dans les médias qui contribue à fixer les cadres de références en dehors desquels aucun débat n’est jugé possible. L’activité sociale des médias consiste à délimiter le nombre des définitions permises, à codifier ainsi l’état du rapport des forces, avec pour référent le pluralisme institué du parlementarisme et pour conséquence que tous ceux qui ne participent pas aux structures de pouvoir n’ont que de très faibles chances de pouvoir changer les termes des débats, même lorsque ceux-ci les concernent directement. […] Tribunal des mots et des idées, les médias n’instruisent que des procès de connivence [en italique dans le texte], pas des procès de rupture, sous peine de scandale. »840

Si les médias constituent un « tribunal des mots et des idées », c’est qu’ils jouissent d’une situation privilégiée dans la circulation du sens et des discours sociaux spécifiques (c’est-à-dire des ressources dont une société dispose pour se raconter). D’une part, ils rendent compte de l’usage stratégique et de la réussite de tel ou tel discours. D’autre part, ils sont des usagers, tout aussi stratèges, de ces mêmes discours (le discours social spécifique comme opportunité d’investissement idéologique).

Du temps de l’antimondialisation comme événement et comme problème public, le discours de l’alternative a provoqué des remous, a ouvert une brèche dans le système des valeurs que nos sociétés (perspective globale revendiquée par le mouvement) se donnent : remise en cause du capitalisme comme seul système économique viable, du caractère néolibéral des processus actuels de mondialisation, de la croissance et de sa nécessité, du poids du secteur marchand dans les espaces publics… ; revendication d’un meilleur équilibre entre « Nord » et « Sud », d’une véritable écologie politique, d’« un monde sans guerre » (après-11-Septembre)…

Après l’acte originel, « la bataille (et la victoire) de Seattle », le temps de l’évaluation de l’événement est le temps de grandes anticipations ; et de grands penseurs contemporains comme Edgard Morin n’hésitent pas à l’affirmer : l’humanité entre dansune nouvelle ère841. Le « peuple de Seattle » est le premier visage et l’incarnation d’une société civile internationale en gestation, à même de peser sur la gouvernance mondiale.

Et pourtant, ni crise, ni révolution, une brèche, une simple brèche dans un système de valeur et dans un discours social global aux processus de régulation hégémoniques qui ont inséré, recodé et assimilé l’antimondialisation au cœur de la discursivité sociale. Discours politique et fondamentalement critique, le discours antimondialisation a été travaillé par l’interdiscours et la discursivité sociale pour muter en un discours de l’alternative dont l’énergie originelle se dilue dans ses usages et sa perte d’autonomie. A ce titre, pister le discours de l’alternative, demanderait aussi l’investigation d’un corpus non-médiatique : c’est une chaîne de supermarché qui propose une opération « alter-économie » ; c’est une brique de lait de soja sur laquelle est inscrit « Une autre alimentation estpossible » et dont la fabricant prône une « alter-alimentation »… De nombreux usages stratégiques et commerciaux du discours de l’alternative peuvent ainsi en illustrer la malléabilité et la circulation au sein de l’espace économique.

Notes
836.

GITLIN 1980, p. 256

837.

« Hegemony is, in the end, a process that is entered into both by dominators and dominated […] the hegemonic sense of the world steps into popular « common sense » and get reproduced there ; it may even appear to be generated by the common sense . » [idem, p. 253]

838.

CHEVALLIER, 1978, p. 58

839.

idem, p. 55

840.

BEAUD Paul, La société de connivence. Médias, médiateurs et classe sociale, Paris : Aubier, 1981, p. 292

841.

infra, p. 141-142. En 2006, Edgard Morin ne désarme pas : « Les politiques, la politique, doivent comprendre qu’un humanisme planétaire en formation porte en lui des possibilités d’avenir. Vont dans ce sens des mobilisations de la société civile, comme l’altermondialisme. C’est un bouillon de culture passionnant, héritier de l’internationalisme. Ces mouvements sociaux, revendicatifs, portent en eux quelque chose de salutaire : une prise de conscience. Mieux : une conscience salutaire que nous ne sommes pas uniquement les citoyens d’une nation ou d’un bloc de nations (l’Europe), mais aussi et surtout les citoyens d’une même planète, d’une même maison, d’une même humanité. […] Voilà qui contraste avec le discours, trop souvent entendu, qui consiste à dire : « il n’y a plus de cause » ». Jamais une cause n’a été aussi essentielle, aussi vitale aussi pure et aussi belle ! » [MORIN Edgard « Introduction », in MORIN Edgard (et al.), Pour un nouvel imaginaire politique, Paris : Fayard, p. 19-26, 2006, p. 24-25]