De l’altermondialisation comme mouvement culturel

Nous portions dans l’introduction un regard sociologique sur l’altermondialisation et mobilisions à cet effet un ensemble de travaux dont la finalité est de comprendre les modes d’organisation et de constitution matérielle, pratique et symbolique du mouvement. Notre travail, par sa perspective communicationnelle, vient compléter ce regard et l’éclairage sociologique.

La mondialisation interrogée. La notion de mondialisation est issue des sphères économiques et financières et désigne originellement un faisceau de processus macro-économiques. Elle se prête rapidement à l’investissement idéologique. Les premiers débats sur la mondialisation sont, en effet, le terreau sur lequel l’antimondialisation puis l’altermondialisation se sont constituées. A partir de la seconde moitié des années 1990, la mondialisation est constituée en objet du débat social et des voix s’élèvent qui imposent la mondialisation comme l’origine des maux contemporains. Ces discours, relayés au sein de la périphérie des journaux, contribuent à une appréhension de la mondialisation comme un processus condamnable car injuste et immoral (et non plus inéluctable, malheureux mais tolérable). Un cadre d’interprétation, construit autour de la dénonciation des effets pervers de la mondialisation néolibérale et qui impose les institutions internationales comme cibles privilégiées, est donc disponible.

L’antimondialisation naît de l’événement. Le contre-sommet de Seattle est un événement provoqué et « anti-routine » au sens d’Harvey Molotch et Marilyn Lester842. Il y a un braconnage de l’attention médiatique dont la réussite s’explique notamment par les formes le plus souvent festives et colorées que revêtent les mobilisations. Ce succès s’explique également par l’imaginaire démocratique sur lequel s’élaborent les discours : face aux puissants, la société civile internationale.

Seattle offre un premier contexte de description sur lequel la presse configure son cadrage de l’antimondialisation. Le cadre appliqué au mouvement est alors doté d’attributs qui assurent sa reconnaissance dans l’espace public médiatisé : c’est une esthétique (des images), des mots d’ordre, des visages (ou, plutôt, un visage, celui de José Bové), voire des genres privilégiés (le papier « d’ambiance » en est un). Ainsi se constitue l’antimondialisation :

‘« La qualification des intérêts à défendre ou à combattre, la délimitation des fractures et des fronts de controverse, le rassemblement autour d’identités collectives, d’objets désirables et d’aspirations partagées ne sont pas seulement les effets de migration, de la transplantation et de l’acclimatation de systèmes symboliques. Ils dépendent aussi de séries d’événements discursifs ou d’action symbolique qui ont une force instituante. »843

Une surprenante et rapide routinisation de l’événement anti-routine s’ensuit au cours des mois suivants et le public, jusqu’alors grand délaissé des réunions internationales, politiques ou économiques, devient central dans la mise en scène des événements. Dès lors, les militants sont les coproducteurs médiatiquement reconnus de la dialectique sommet/contre-sommet. Mobilisation après mobilisation, le paradigme événementiel qui se configure alors assure sa pérennité au mouvement. La dynamique événementielle participe à inscrire l’antimondialisation dans le temps long de l’actualité (voire de l’histoire) en même temps qu’elle rend compte du « déclin de la logique du long terme »844. En effet, il faut bien parler d’épisodes antimondialisation ou altermondialisation. La politique est pensée dans le temps court de la performance militante. La presse contribue à la configuration d’un conflit politique piégé dans le symbolique de la confrontation sommet/contre-sommet. Ainsi, elle n’hésite pas à relayer « la victoire de Seattle », victoire, pourtant, à court terme et aux implications politiques nulles. Le temps court et clos de la performance n’est pourtant pas celui du débat politique et du changement social.

Le label, c’est l’antimondialisation comme événement discursif. Il est l’illustration de la matérialité discursive comme matérialité même du social845. Il est ce par quoi et à travers quoi l’antimondialisation s’individualise. Le label apposé sur certains événements, discours, organisations, personnes… atteste de leur attachement ou de leur inscription au sein d’un master frame construit autour de la dénonciation des effets néfastes de la mondialisation. Rappelons que si le label antimondialisation apparaît au cours de l’événement Seattle (novembre/décembre 1999), il se généralise réellement qu’au cours du début de l’année 2000. Seattle reste, en effet, le temps des désignations, instables et éphémères (« anti-OMC », « manifestants contre les effets de la mondialisation », « société civile internationale », etc.) et pas encore celui de la réelle dénomination de l’acteur et du récit. Au cours des jours et des semaines suivantes, le label facilite la catégorisation en coordonnant la diversité par un processus de regroupement, d’inclusion et d’exclusion : c’est la naissance d’un acteur et d’un récit antimondialisation (et l’illustration de la performativité du label).

C’est dans le discours que les stratégies de dénomination et de catégorisation trouvent à s’objectiver et leurs résultats à apparaître sur le mode du « cela va de soi ». Autrement dit, la qualification « antimondialisation » ne relève pas d’une signification immanente mais d’une configuration discursive stratégique au sens où elle est, pour les journalistes, à « toutes fins pratiques » (rendre le monde racontable et discutable). L’antimondialisation ne constitue pas une réaction spontanée à la mondialisation. Elle est une configuration symbolique initiée dans l’espace militant et largement reprise par les médias.

Sociologie, mouvements sociaux et culturels, médias. Les sociologues pourraient trouver dans le discours une prise qu’ils délaissent pourtant trop souvent. A ce titre, notre dernière partie peut offrir une piste. En effet, qu’est-ce qu’un mouvement culturel si ce n’est une dynamique de redéfinition de la réalité sociale et donc du discours social global ? Afin de dépasser le seul temps des performances, la « réussite » d’un mouvement ne peut-elle pas être traitée par sa capacité à s’inscrire dans les formes du discours social global ? Les sociologues considèrent souvent la langue comme « un outil transparent de représentation du monde et des idées »846 et les discours médiatiques comme des discours de l’éphémère. A ce titre, les études sociologiques gagneraient peut-être à élargir leur analyse : du temps de la performance (de la manifestation comme chez Patrick Champagne) au temps long de la régulation du discours social global. Ce travail contribuerait à apporter des éléments de réponse à l’alternative laissée en suspens quant à la régulation des discours spécifiques par le discours social global : neutralisation hégémonique des discours spécifiques ou capacité de ces derniers à peser sur l’état du discours social global.

Le directeur actuel du Monde diplomatique, Serge Halimi, reconnaissait récemment que « le déclin de l’altermondialisme nous a atteint plus durement que d’autres. L’hégémonie intellectuelle du libéralisme fut remis en cause, mais très vite l’argile s’est durcie ».

Investi dans l’altermondialisation, Le Monde diplomatique s’est vu confisqué un discours

Notes
842.

MOLOTCH, LESTER 1996

843.

CEFAI Daniel, Pourquoi se mobilise-t-on ? Les théories de l’action collective, Paris : La découverte, 2007, p. 395

844.

VERON 1995, p. 208-209

845.

ACHARD 1995, p. 82

846.

UTARD 2004, p. 47