Des enjeux et du fonctionnement des discours médiatiques

Une dynamique événementielle. Dans un premier temps, la dynamique événementielle est initiée par la sphère militante qui entre dans une stratégie de « coups médiatiques » et de braconnage de l’attention médiatique. Les médias se satisfont de cette dynamique qui leur offre leur pain quotidien –l’événement- et leur permet de porter un nouveau regard sur des événements –les « grands sommets »- dont la routinisation et l’esthétique ne répondent pas (ou plus : cf. intérêt des médias pour ceux de la guerre froide) aux critères de valeur médiatiques (newsworthiness).

La presse et l’intérêt général. Le contexte de description offert par l’événement Seattle émerge de ce qui est perçu comme le spectacle revigorant de la démocratie. La foule mobilisée apparaît comme les prémisses d’une société civile internationale, communauté politique spontanée qui lutte pour « l’intérêt général ». Ce dernier, rappellent Bernard Delforce et Jacques Noyer, « ne se mesure pas tant à l’échelle de sa généralité plus ou moins grande dans le public mais comme discours public, à sa capacité à être reconnu, accepté, intégré comme un intérêt défendable au nom des principes généralement partagés »847. Malgré certaines réserves (l’OMC est-elle la bonne cible ? par exemple), la presse accorde le cadre de l’intérêt général à l’antimondialisation. C’est que, contrairement aux mouvements sociaux traditionnels, traiter des revendications de l’antimondialisation n’impose alors pas un positionnement au sein des oppositions traditionnelles de l’espace politique national. Qui peut ouvertement s’opposer au rééquilibrage Nord/Sud, à la préservation de l’environnement, à une sphère financière raisonnablement régulée, à la sauvegarde des tortues du Pacifique, à la pauvreté et à la guerre ? Sur ce type de questions, l’opposition gauche/droite qui structure la scène politique française se dilue largement.

La presse et la violence. Le cadre de l’antimondialisation reconduit dans le paradigme événementiel souffre des violences de 2001 et demande à être actualisé : le discours doit être réajusté. L’assise des discours médiatiques portés jusqu’alors sur le mouvement est précarisée et le monde commun déstabilisé. Nous insistons : violences de Gênes et violences du 11-Septembre ne s’inscrivent pas dans le même registre. C’est leur proximité temporelle qui les inscrit dans une même conjoncture. L’événement violences à Gênes est largement anticipé et un horizon d’attente commun est configuré par les différents titres de presse. Cette anticipation partagée ne résiste pourtant pas à la mort du manifestant. L’événement dépasse les attentes et, dès lors, la violence et la mort interrogent le regard que portent les médias sur le légitime et l’illégitime. En jeu, la façon dont chaque journal intègre la violence dans la symbolique sociale et l’espace démocratique. L’espace des discours de presse apparaît ainsi comme un lieu de pouvoir pour l’ensemble des acteurs sociaux qui souhaitent peser sur la définition à accorder à l’antimondialisation. Une large partie de la presse relaie la stratégie des grandes organisations militantes : il s’agit de préserver l’antimondialisation en excluant du label les éléments les plus radicaux. La configuration d’identités est inhérente aux processus de cadrage au sens où le cadre, par la médiation du label antimondialisation, lie des individus et des collectifs, au sens où il en exclut d’autres. Au contraire, dans Le Figaro et Le Point la stratégie est d’inscrire ces violences dans un référentiel d’extrême-gauche. La politisation de l’antimondialisation semble s’inscrire dans une stratégie de dévalorisation et de radicalisation d’un mouvement qui a perdu son aspect bon enfant et son privilège démocratique.

L’événement-monstre 11-Septembre illustre l’interdépendance des événements et la solidarité qui les unit dans l’actualité (perçue comme l’ensemble des occurrences qui accède au statut d’information). Le réseau des informations est perturbé et nous constatons une rétroactivité du regard médiatique qui encourage les éditorialistes et autres commentateurs du Figaro et du Point à repenser la légitimité de l’antimondialisation au regard à la fois de l’événement violences à Gênes et du 11-Septembre.

D’anti- à alter- : une convergence d’intérêt. Dans le nouveau contexte global ouvert par les attentats du 11 septembre puis par le discours qui soutient la riposte militaire, la nouvelle préfixation s’impose au sein de la presse et l’antimondialisation laisse place à l’altermondialisation. L’évolution, qui relève d’une initiative militante, est le fruit de deux choses. Il y a, d’une part, une convergence d’intérêt entre les militants et une partie de la presse qui ne souhaite pas condamner au sceau de l’illégitimité politique un mouvement jusqu’alors perçu comme émancipateur. Il y a, d’autre part, les effets du mimétisme et le poids du monde commun qui oblige les différents titres à s’aligner. Très simplement, un journal ne peut persévérer dans une stratégie de dénomination abandonnée par la majorité de ses concurrents.

Du cadre épisodique au cadre thématique : du sujet au discours. L’antimondialisation est un mouvement, un acteur politique sujet de discours : elle parleet use d’un discours qui lui appartient. L’altermondialisation, elle, est discours et, rapidement, se modélise en un discours de l’alternative, souple et accueillant. Ce discours jouit du privilège de la modernité et propose de penser « une autre parole », une autre manière de dire et de faire que les acteurs de l’espace social n’hésitent pas à mobiliser, effaçant ainsi la parole de l’acteur militant. Les médias et notamment l’espace discursif ouvert par la presse, sont le lieu privilégié de cette dilution ou, du moins, pour l’analyste, le lieu privilégié pour son observation.

Nos deux hypothèses précédentes sont pensées comme exclusives : soit sur le registre de la diffusion-promotion, soit sur le registre de la récupération-assimilation. Sans doute gagneraient-elles à être pensées au regard des travaux de Jean Baudrillard sur « le reste » :

‘« Ainsi du social. Qui dira si le reste du social est le résidu non socialisé, ou si ce n’est pas le social lui-même qui est le reste, le reste gigantesque… de quoi d’autre ? D’un processus qui, aurait-il complètement disparu et n’aurait-il pas même de nom que le social n’en serait quand même que le reste. Le résidu peut être à la dimension totale du réel. Quand un système a tout absorbé, quand on a tout additionné, quand il ne reste rien, la somme entière vire au reste. Voir la rubrique « Société » du Monde, où n’apparaissent paradoxalement que les immigrés, les délinquants, les femmes, etc. – tout ce qui n’a pas été socialisé, cas « sociaux » analogues aux cas pathologiques. Des poches à résorber, des segments que le « social » isole au fur et à mesure de son extension. Désignés comme « résiduels » à l’horizon du social, ils entrent par là même dans sa juridiction et sont destinés à trouver leur place dans une socialité élargie. Mais qu’arrive-t-il lorsque tout est épongé, lorsque tout est socialisé ? Alors la machine s’arrête, la dynamique s’inverse, et c’est le système social tout entier qui devient résidu. Au fur et à mesure que le social dans sa progression élimine tous les résidus, il devient lui-même résiduel. »848

Si une généalogie du discours de l’alternative devait être dressée, elle en identifierait, sans aucun doute, de lointaines racines. Ce discours ne naît pas à Seattle ; il trouve seulement dans l’antimondialisation une forme accomplie, un acteur, un récit et une esthétique à même de le soutenir. Quand le discours de l’alternative s’émancipe et devient une ressource disponible, ses formes se modifient et il serait intéressant de le « pister », d’en repérer les usages, les reformulations, les exploitations et l’ensemble des processus de circulation qui en fondent la trivialité.

Notes
847.

DELFORCE, NOYER, 1999, p. 30

848.

BAUDRILLARD Jean, Simulacres et simulations, Paris : Gallilée, 1981, p. 227