D’une approche des discours médiatiques parmi d’autres

Analyser la communication, c’est s’attacher aux processus par lesquels une société se définit, se raconte et se donne à voir dans un monde commun. C’est prendre en compte les processus par lesquels se constitue « le théâtre des pratiques sociales »849 et c’est, notamment, analyser l’apparition des collectifs, leur évolution et, parfois, leur disparition. C’est s’intéresser aux discours qu’ils portent, à leur circulation et aux processus d’acceptabilité, de rejet, d’appropriation et d’interprétation dont ils sont l’objet, bref à leur trivialité. C’est étudier la façon dont les discours offrent une assise aux identités et à l’action individuelle et collective, d’une part, la façon dont ils constituent le lieu du politique par excellence (là où se joue la lutte pour le sens du monde), d’autre part.

A ces fins, les sciences de l’information et de la communication encouragent à se dégager d’une approche trop déterministe des processus de communication et à privilégier une approche compréhensive et dynamique des médias.

Le lecteur attentif aura peut-être remarqué que nous ne nous inscrivons à aucun moment dans l’« analyse de discours ». En dehors du discours rapporté (mode privilégié autant dans le journalisme que dans la recherche), nous évitons tout au long du travail l’expression figée « analyse de discours » au profit de l’expression « analyse des discours ». C’est que la première nous semble aujourd’hui monopolisée par une ambition : faire de l’analyse de discours une finalité. Cette ambition semble se nourrir d’une manière de fairedont la rigueur revendiquée, issue des sciences du langage, ne nous sied pas totalement. Aveu de faiblesse de celui qui ne veut pas, notamment, s’encombrer des règles contraignantes d’un corpus clos ? Aveu de faiblesse de celui qui use d’une méthodologie n’aspirant pas à la rigueur des sciences dites « exactes » ? Moins qu’une faiblesse, ce peut être un choix et un positionnement motivés par le refus de faire de « l’analyse de discours » une finalité (ou une réponse à tout).

Les tenants de l’analyse de discours le revendiquent souvent : tout est dans le discours, traces des conditions de production, marques de l’interdiscours, indices de la polyphonie énonciative, stratégies d’acteurs, etc. Et bien souvent, le recours aux disciplines annexes (sociologie, science politique, psychologie…) ne vient finalement qu’à l’appui de la démonstration confirmant ce que le discours expose dans le dit ou le non-dit, l’implicite, la connotation… Il nous semble pourtant que le discours ne nous dit pas tout. Des choses échappent à l’analyste du discours et ce malgré tout le sérieux mobilisé pour la réalisation de son corpus et son application méthodologique. C’est que le discours n’est pas… :

‘« […] ce trésor inépuisable d’où on peut toujours tirer de nouvelles richesses ; providence qui a toujours parlé par avance, et qui fait entendre, lorsqu’on sait écouter, des oracles rétrospectifs : il apparaît comme un bien –fini, limité, désirable, utile – qui a ses règles d’apparition, mais aussi ses conditions d’appropriation et de mise en œuvre ; un bien qui pose par conséquent, dès son existence, la question du pouvoir ; un bien qui est, par nature, l’objet d’une lutte, et d’une lutte politique. » 850

Il y a un « matérialisme de l’incorporel »851 que l’analyse de discours nous semble parfois nier. Sans doute, est-ce un peu le propos d’Yves Jeanneret quand il rappelle que « l’observable ne constitue qu’une part limitée de l’analyse des processus de communication liés à la trivialité des êtres culturels » et qu’il poursuit en affirmant que « la problématique des processus de mise en trivialité des êtres culturels demande de relâcher la discipline du circonscrit » car, en effet, « il n’est pas possible de rendre compte de façon exhaustive de toutes les médiations qui participent à l’institution du trivial »852.

De là à abandonner l’idée de corpus ? Ce n’est pas la perspective adoptée dans ce travail et nous n’avons pas hésité à circonscrire des corpus secondaires (le corpus principal étant le corpus ouvert) pour étudier les événements capitaux que le contre-sommet de Seattle en 1999 et celui de Gênes en 2001 ont constitué –des « moments discursifs » au sens de Sophie Moirand853. L’étude de corpus est fondamentale dans l’analyse des discours : elle offre une légitimité et permet de revendiquer l’objectivité. Reste qu’on en oublierait presque que « c’est le point de vue qui construit un corpus »854, d’une part, et que l’homogénéité du corpus peut voiler des affrontements, des ruptures et de la discontinuité qui le dépassent, d’autre part.

Si l’expression « l’analyse de discours » semble monopolisée par une ambition et une manière de faire, nous n’avons plus qu’à nous inscrire dans « l’analyse des discours », modeste artifice terminologique qui nous permet de revendiquer une analyse dont le discours est bel et bien l’objet mais qui ne se satisfait pas toujours des contraintes de « l’analyse de discours », aujourd’hui trop souvent perçue, à notre sens, comme une discipline à part entière. A la suite de Jean-Michel Utard, « on ne peut donc plaider que pour une véritable interdiscipline qui dépasse l’instrumentalisation réciproque. Le social n’est pas un simple contexte où se manifesterait un sens tout entier contenu dans la langue ; et le discours n’est pas que l’effet second d’une structure sociale qui le précèderait comme sa cause »855.

Des sociologues, des politistes, des historiens, des philosophes nous ont accompagné tout au long de ce travail et nous leur en savons gré. A chaque fois, ils nous ont tiré par la manche et attiré vers un ailleurs disciplinaire dont l’intérêt ne s’est jamais démenti (bien qu’ils nous aient aussi valu quelques errements !). Avec eux, nous n’avons pas tenté de « chercher à saisir un quelconque non-dit, une signification plus ou moins cachée »  mais, très imparfaitement, d’« établir selon quelles tactiques, sous quelles conditions et avec quels effets des énoncés s’imposent dans l’ordre des pratiques »856.

S’enfermer dans une perspective de la trace, c’est imposer « l’analyse de discours » comme finalité, comme seule légitime approche des discours. C’est aussi parfois chercher du systématique, du motivé et du pensé où il peut y avoir de l’incohérence et du discontinu, de l’in-intentionnel et de la coïncidence; et c’est ainsi courir le risque de la surinterprétation. Il y a une mythologie de la trace qui accorde une rigueur aux journalistes et une réflexivité dans leur pratique qui nous paraît parfois démesurée. Pensons, par exemple, à l’étude de l’accompagnement méta-discursif des notions « antimondialisation » et « altermondialisation ». Combien d’articles dans lesquels la notion d’« antimondialisation » est accompagnée de guillemets dans une phrase et les perd, sans raison, dans le paragraphe suivant ? En 2003, combien d’articles dans lesquels antimondialisation et altermondialisation se côtoient ? Toute trace n’est pas motivée et le « hasard » –que l’analyse de discours ne peut concevoir- peut être réhabilité. La rigueur de l’analyste n’est pas celle du journaliste. L’analyste s’agite, doucement, dans le temps long de la recherche ; le journaliste s’agite, frénétiquement, dans le temps court de la rédaction quotidienne de ses articles. Le journaliste fait face au temps et son impératif est moins la rigueur de l’accompagnement méta-discursif de chacun des mots utilisés que le temps qui reste jusqu’au bouclage !

Il y a aussi des questions que notre travail laisse en suspens. Ainsi, les discours médiatiques sont des discours seconds : ils se nourrissent de discours déjà tenus, de plus en plus souvent configurés selon leurs attentes et adressés à leur intention. A ce titre, l’analyse de discours a l’immense mérite de repeupler d’acteurs, engagés dans des formes déterminées de rapports sociaux, les discours médiatiques par l’étude de l’interdiscours et l’analyse des traces des discours primaires. Mais, est-ce que les sources journalistiques sont lesdiscours primaires et l’origine du sens ? Une impasse se devine : comment échapper à la régression quasi-infinie qui constitue l’effet second d’une prise en compte de la nature interdiscursive et polyphonique des discours ? Les discours des sources sont, eux-aussi, des discours déjà tenus. L’analyste est donc contraint de rompre cette régression pour s’en tenir à une source de sens dont il suppose un minimum d’autonomie, dans notre cas, Le Figaro, L’Humanité, Le Monde, etc. Il y a là une difficulté que « l’analyse de discours » seule ne semble pas pouvoir résoudre. Certes, la prise en compte de la nature interdiscursive des discours et l’adoption du cadre dialogique encourage une compréhension théorique plus fine des processus médiatiques et de leurs conditions discursives de production. Pour autant, il faut reconnaître qu’elle complique grandement l’ambition empirique du chercheur.

Le sujet nom-du-journal ne précède pas le discours mais « résulte d’une stratégie, à l’intérieur d’un champ de possibilité énonciative qui contraint et, pour cette raison, institue celui qui s’y énonce »857. Or, constituer un corpus, c’est forcément postuler l’existence d’un sujet du discours. Il nous semble y avoir là une ambiguïté entre l’apport théorique de l’analyse de discours et les méthodes jugées les plus légitimes. D’un côté, on s’attaque à l’autonomie du sujet, on le complexifie, on l’étire jusqu’à le rompre ; d’un autre côté, on prône le corpus comme condition à la légitimité scientifique. En d’autres termes, l’analyste a une ambition théorique que sa pratique même contribue à nier quand il cède à la tentation systémique qui présuppose que le discours est assez docile pour se laisser prendre et comprendre à travers l’application d’une grille d’analyse.

Il y a naturellement quelque chose d’un peu malhonnête dans cette conclusion : certains travaux visés par ces modestes remarques, nous ont largement inspiré. L’idée est simplement de rappeler qu’il existe de nombreuses manières d’analyser des discours médiatiques. Cette diversité des regards est à préserver car, aucun d’entre eux, tout seul, ne peut rendre compte de la complexité des processus discursifs. Notre manière de faire n’est pas la plus proche du texte ; et elle laisse une place importante à l’interprétation raisonnable. Si l’on conçoit les sciences de l’information et de la communication comme une interdiscipline, comme un lieu de rencontre et d’articulation (donc de bricolage) disciplinaire, sans doute peut-on l’accepter ?

Notes
849.

QUERE, 1982, p. 154

850.

FOUCAULT 1969, p. 158

851.

OLIVESI Stéphane, « L’analyse stratégique du discours : relire Foucault », in OLIVESI Stéphane (dir.) Questions de méthode, Paris : L’Harmattan, 2004, p. 57

852.

JEANNERET 2009, p. 234

853.

MOIRAND 2006, p. 4. Pour rappel : « Un fait ou un événement ne constitue un moment discursif que s’il donne lieu à une abondante production médiatique et qu’il en reste également quelques traces à plus ou moins long terme dans les discours produits ultérieurement à propos d’autres événements ».

854.

BEACCO Jean-Claude, « Corpus », in CHARAUDEAU Patrick, MAINGUENEAU Dominique, Dictionnaire d’analyse du discours, Paris : Seuil, 2002, p.149

855.

UTARD 2004, p. 46

856.

OLIVESI 2004, p. 61

857.

idem, p. 55