1) Les années de formation d’Alberto Giacometti

Les premières sculptures de Giacometti auxquelles s’intéressent les écrivains sont ses « plaques », dont la fameuse Tête qui regarde 29 de 1928. Pour mieux comprendre leurs textes il nous faut retracer brièvement l’itinéraire artistique qui mène à ces œuvres.

Le 9 janvier 1922, Alberto Giacometti arrive à Paris où son père lui a conseillé d’aller étudier à l’Académie de la Grande-Chaumière, pour y recevoir l’enseignement d’un élève de Rodin : Antoine Bourdelle. Par ce père, c’est à l’héritage de la peinture moderne, de Cézanne en particulier, qu’il se trouve relié, mais aussi au plein-airisme de l’école munichoise, à l’impressionnisme et à la théorie pointilliste de la couleur étudiés par Giovanni Giacometti lors de son séjour à Paris dans les années 88-9130. Avec Ferdinand Hodler, parrain du frère d’Alberto, Bruno, et lui aussi continuateur de Cézanne, Giovanni Giacometti est l’un des grands peintres suisses de son époque. Par son parrain Cuno Amiet, qui se rendit pour un an à Pont-Aven, c’est en outre à l’héritage de Gauguin qu’Alberto Giacometti peut avoir accès. Fils de peintre, il peint et dessine très tôt. Dès l’âge de quatorze ans, il réalise en sculpture son premier buste, celui de son frère Diego. La grande facilité qui est alors la sienne reste dans son souvenir comme un âge d’or, celui d’une domination irrésistible de son sujet : « J’avais l’impression qu’entre ma vision et la possibilité de faire, il n’y avait aucune difficulté »31. Il veut être peintre ou sculpteur. En 1919, son père l’envoie étudier aux Beaux-Arts de Genève. En 1920-21, il part pour l’Italie.

Cette période voit l’apparition de ses premières « difficultés »: « Je dominais ma vision, c’était le paradis et cela a duré jusque vers 18-19 ans où j’ai eu l’impression que je ne savais plus rien faire du tout »32. C’est à Rome, essayant de réaliser le buste d’une de ses premières passions, sa cousine Bianca, que Giacometti connut ses premiers échecs : « J’avais commencé aussi deux bustes, un petit, et, pour la première fois, je ne m’en sortais pas, je me perdais, tout m’échappait, la tête du modèle devant moi devenait comme un nuage, vague et illimité »33. En Italie, il découvre Tintoret, Giotto, mais aussi les mosaïques, le baroque, la sculpture égyptienne…

À Paris, Giacometti découvre le cubisme, ainsi que les œuvres de Brancusi, Henri Laurens et Lipschitz. Par le filtre des avant-gardes, il accède également à la sculpture primitive, qui marque aussi ses premières œuvres parisiennes. Il visite le musée de l’Homme et les galeries qui exposent l’art africain. Un temps, Giacometti parvient à concilier ces deux directions. Au Salon des Tuileries dont Bourdelle est l’un des vice-présidents, il exposera de 1925 à 1927 une œuvre relevant de l’avant-garde et une œuvre traditionnelle. Entre 1922 et 1930, Giacometti cherche à concilier, par un « retour amont »34, la forme et la réalité vivante. Incapable de réaliser ce qu’il veut devant modèle, il commence à travailler de mémoire : « Comme je voulais tout de même réaliser un peu ce que je voyais, j’ai commencé, en désespoir de cause, à travailler chez moi de mémoire. J’ai tâché de faire le peu que je pouvais sauver de cette catastrophe »35. Il cherche ainsi, par une épuration des formes, la « matrice du visible sous les apparences », et « élabore des formes géométriques marquées d’un côté par les arts primitifs et de l’autre par la leçon des Cubistes et [de Brancusi] »36.

Après plusieurs déménagements, Giacometti s’installe au printemps 1927 rue Hyppolite Maindron, dans l’atelier qu’il ne quittera plus jusqu’à sa mort en 1966. Le travail de mémoire qu’il poursuit le mène peu à peu aux sculptures plates de 1927 qui apparaissent comme ses premières œuvres originales. À Georges Charbonnier, Giacometti relatera de quel travail ces plaques sont l’aboutissement :

‘Chez moi, je travaillais en m’efforçant de reconstituer par la mémoire seule ce que j’avais senti chez Bourdelle en présence du modèle ; et cela se réduisait à très peu de chose. Ce que réellement je sentais, ça se réduisait à une plaque posée d’une certaine manière dans l’espace, et où il y avait tout juste deux creux, qui étaient si l’on veut le côté vertical et horizontal que l’on trouve dans toute figure37. ’

On peut suivre la réduction à laquelle se livre Giacometti à travers la série sculptée des « têtes » de son père et de sa mère qui, en 1927, aboutissent aux plaques. Thierry Dufrêne insiste sur la dynamisation de l’espace que produit cette bidimentionnalité :

‘Dans les « plaques », l’espace n’est pas occupé par la sculpture, ce qui est le propre d’une sculpture en volume, mais orienté par lui, la densité de la sculpture lui étant conférée par la masse d’espace qu’elle affronte, à laquelle elle « tient tête », qu’en somme elle concentre en elle et ordonne […]. L’espace s’inscrit dans les parties concaves et entame l’intégrité de la sculpture ou plutôt substitue une nouvelle unité faite de la sculpture et de son entour à l’unité précédente de la sculpture enfermée dans son volume. La densité de la plaque tient à sa capacité de « faire face » à l’entrée en scène de l’espace extérieur38.’

À cette époque Campigli, un ami italien avec lequel Giacometti participe à des expositions collectives, se prépare à exposer à la galerie Jeanne Bucher. Décidé à montrer ses plaques, Giacometti les soumet à Mme Bucher, connue pour son discernement, qui les accepte39. Les deux sculptures, « Tête qui regarde » et « Personnage », sont vendues en moins d’une semaine. La première est achetée par le vicomte Charles de Noaille et sa femme, les plus grands mécènes du monde de l’art durant l’entre-deux guerres. Jean Cocteau est parmi leurs familiers. Bientôt Pierre Loeb, le marchand de tableaux le plus apprécié des Surréalistes, passe un contrat d’un an avec lui. E. Tériade choisit deux de ses œuvres pour l’exposition internationale de sculpture organisée par la galerie Bernheim, et Christian Zervos lui consacre une critique très poussée dans les Cahiers d’art, revue la plus représentative de l’art et de l’architecture modernes40. Carl Einstein, le plus grand spécialiste du cubisme et de l’art africain, visite son atelier et conseille à la revue Documents, à laquelle il collabore, de faire un article sur le sculpteur suisse. Les rencontres se précipitent dans ce monde de l’avant-garde si avide de nouveauté et Giacometti, qui depuis son arrivée à Paris avait peu de relations en dehors de l’Académie, à part quelques compatriotes ou d’autres étrangers exilés, sort brutalement de son isolement.

Notes
29.

Voir Yves Bonefoy, BO, p. 155, ill. 147.

30.

Cf. Reinhold Hohl, Alberto Giacometti, Lausanne, Clairefontaine, 1971, p. 12.

31.

 Alberto Giacometti, « Entretien avec Pierre Schneider », Écrits, op. cit., p. 263.

32.

 « Entretien avec Pierre Schneider », ibid., p. 263.

33.

 « Lettre à Pierre Matisse », ibid., p. 38.

34.

Voir Thierry Dufrêne, Giacometti, les dimensions de la réalité, Genève, Éditions d’Art Albert Skira, 1994, p. 20.

35.

 Alberto Giacometti, ibid., p. 39.

36.

Thierry Dufrêne, idem.

37.

 Alberto Giacometti, « Entretien avec Georges Charbonnier », ibid., p. 243.

38.

Thierry Dufrêne, ibid., p. 25.

39.

Voir James Lord, Giacometti [Farrar, Straus & Giroux, New York, 1985], traduit de l’anglais par André Zavriew, Paris, NiL éditions, 1997, p. 109.

40.

Voir Reinhold Hohl, ibid., p. 247.