2) La petite phrase de Cocteau

Peu avant la publication de son livre Opium en 1930, Jean Cocteau lui ajoute cette note de bas de pages :

‘Je connais de Giacometti des sculptures si solides, si légères, qu’on dirait de la neige gardant les empreintes d’un oiseau.41

André Lamarre, dans son mémoire de doctorat intitulé Giacometti est un texte, a produit une analyse particulièrement détaillée de ces quelques lignes, à laquelle nous renvoyons42. Il souligne notamment la convergence entre les préoccupations de l’écrivain et celles du sculpteur. L’œuvre de Cocteau, depuis le Cap de Bonne-Espérance et l’Ode à Picasso, a ses racines dans le cubisme et l’esthétique moderniste dont il cherche à se dégager au moment d’Opium. Une connaissance égale de la poésie contemporaine et de l’avant-garde artistique, ainsi que sa fréquentation des mécènes Charles et Marie-Laure de Noailles qui ont acheté « Tête qui regarde » expliquent sa rencontre avec les sculptures plates de Giacometti. L’itinéraire du sculpteur le mène quant à lui de certains essais « touch[ant] au cubisme »43 à l’épuration formelle des plaques. Peut-être Cocteau a-t-il vu également chez la clientèle du décorateur Jean-Michel Franck, qu’il fréquente, ou bien chez Franck lui-même cet albatros en plâtre que Giacometti en 1928-2944 a réalisé pour lui ? Il existe aussi un vase à tête d’oiseau de 193545, ce motif semble avoir été récurrent dans ses objets de décoration. La blancheur des plâtres et la simplicité de leur incision peuvent justifier la métaphore de Cocteau.

Opium, sous-titré « Journal d’une désintoxication », est un livre composite, fait essentiellement de notes prises à la clinique, et qui marque le retour de Cocteau à l’écriture après une période de stérilité. La note sur Giacometti apparaît au terme d’une série de fragments sur les oiseaux qui symbolisent pour Cocteau le geste créateur. Giacometti est celui qui sait « capter et garder les empreintes de l’oiseau dans la matière »46. Nous y retrouvons également le thème de la neige, car « l’expérience de la désintoxication correspond à une concentration de l’œuvre autour d’une scène et d’un personnage (Dargelos et sa boule de neige), traduite dans un nœud thématique associant vol et pétrification, neige et marbre »47 : « Ce coup de poing de marbre était boule de neige »48. Le passage consacré à Giacometti s’inscrit pleinement dans la mythologie personnelle d’un être-oiseau lié au retour à la création, et que contresigne la dissémination du nom même du poète dans cette phrase qui commence par « je » et se termine par « oiseau » : « je COnnais de GiaCOmeTTi […] ». Aucune tension vers la critique d’art dans ces quelques lignes, elles ne subissent pas le charme de l’homme ni ne mesurent l’envergure d’une entreprise encore dans ses premiers balbutiements. La marque spécifique des textes sur Giacometti est donc absente ici, nous sommes au plus nu du rapport avec l’œuvre d’art : un nœud de préoccupations esthétiques et vitales vient se prendre à une image créée par un autre, se projette sur elle. Cette rencontre purement fortuite semble avoir sa fin en elle-même et s’épuise dans l’acte qui signe son avènement. Aucune attente ne semble se faire jour au-delà de cet instant. Cette phrase reste sans lendemain, fait unique parmi les écrivains ayant connu Giacometti de son vivant et commencé à écrire sur lui. Cocteau semble heurter comme la matérialisation d’un passage déjà écrit de son livre et, sur un décrochage, lui adjoint cette petite phrase. Un dialogue se referme à peine ébauché, peut-être parce que contrairement à la plupart des écrivains qui s’intéresseront à Giacometti, Cocteau fut davantage porté à l’élaboration de mythes personnels, ici l’oiseau, qu’à une attention soutenue au réel immédiat dans son apparence sensible et à la critique du langage qui permettrait de les prendre en charge. Ce texte atypique par sa façon libre et franche d’assumer la pleine subjectivité du regard littéraire sur l’œuvre d’art n’en décèle pas moins chez Giacometti une tension entre des forces contradictoires que le développement de l’œuvre ne démentira pas. Cocteau est fasciné par la dualité matérielle de ces sculptures « si solides, si légères », leur neige en équilibre instable entre pétrification et volatilisation. La neige conserve par pétrification ces traces qui allègent le marbre, permettant aux formes nouées de garder une ouverture essentielle pour Cocteau. C’est en effet déjà la question du vide qui se pose, comme dans la tension interne des sculptures ultérieures, cet élan irrépressible contrarié par leurs « godillots de plomb49 ». Cocteau ressent le besoin de répondre au creusement de ces sculptures par une incise dans sa phrase : « si solides, si légères ».

L’artiste d’une hygiène acharnée du regard – n’est-ce pas en effet d’une ivresse de l’œil que Giacometti tentera de se (de nous) guérir ? – rencontre donc la littérature dans le livre d’une désintoxication.

Ces quelques lignes singulières traversent un moment extrêmement radical de l’œuvre, comparable seulement peut-être à celui des minuscules sculptures des années de guerre, et certains traits essentiels y apparaissent à nu. Giacometti sort de ces lignes débarrassé de son prénom, comme s’il avait déjà intégré la communauté restreinte des artistes reconnus, du moins par un petit cercle d’initiés.

Notes
41.

Jean Cocteau, Opium, journal d’une désintoxication, Paris, Stock, Delamain & Boutelleau, 1930, p. 221.

42.

 Voir André Lamarre, Giacometti est un texte, op. cit, pp. 60-86.

43.

Alberto Giacometti, « Lettre à Pierre Matisse », op. cit., p. 39.

44.

Voir Diego Giacometti, Paris, Les éditions de l’Amateur, Galerie L’Arc en Seine, 2003, pp. 22-23.

45.

Ibid., p. 30.

46.

André Lamarre, ibid., p. 68.

47.

Ibid., p.75.

48.

Jean Cocteau, « Le Camarade », poème qui clôt Opium, op. cit., p. 263.

49.

Francis Ponge, JS, p. 623.