Giacometti devient alors en peu de temps le sculpteur à la mode :
‘Et puis je me suis décidé à porter, à la rigueur, deux de mes plaques, ces essais très précaires, chez Jeanne Bucher. Huit jours après elles étaient vendues et j’avais sur ma table trois propositions de contrats. D’un côté j’étais content à cause de mon père. Mais d’un autre côté je me disais : « comment ces gens peuvent-ils marcher si vite, et pour quelles c… !50 ’Ce passage d’un texte de Charles-Albert Cingria nous donne une idée de la rapidité de ce succès. Il nous dit aussi le rôle décisif joué alors par les écrivains dans l’accès à la renommée d’un jeune sculpteur :
‘J’avais été frappé, depuis un certain nombre d’années, de l’insistance avec laquelle le hasard me faisait rencontrer un jeune homme ayant une tête exactement comme une figurine étrusque. J’étais loin de me douter que j’étais en présence d’Antonio Falconetti [Alberto Giacometti], sculpteur prodigieux, dont tout Paris s’entretient en ce moment. Quelqu’un de très en vue, mais dont j’aime mieux ne pas citer le nom continuellement [Jean Cocteau], vient, paraît-il, de donner le signal. Un autre l’avait devancé, c’est le poète surréaliste (maintenant, comme tant d’autres, plus surréaliste du tout), Michel Leiris51.’Les écrivains sont donc un relais entre les artistes et le marché de l’art parisien, ils donnent « le signal ». Cet aspect publicitaire de la relation entre les artistes et les peintres n’est pas à négliger, nous y reviendrons52. Notons simplement que si à cette époque Giacometti a pu bénéficier de la notoriété d’écrivains déjà reconnus, qui donnèrent une première légitimité à son œuvre, il n’hésitera pas, une fois parvenu à son tour à la notoriété, à donner quelques dessins pour aider tel jeune écrivain dont la personne, l’œuvre, et plus souvent les deux ensemble ont pu le toucher. En 1959 par exemple, il donne toute une série de gravures à un poète en grande difficulté matérielle, Olivier Larronde, pour son recueil Rien voilà l’ordre 53.
Malgré ses réserves sur un succès qui devance la maturité de son œuvre, Giacometti ne peut que prendre acte du bouleversement de sa vie :
‘J’ai connu Masson à une exposition, ce jour même j’ai connu une bonne partie de mes amis qui le sont encore aujourd’hui, c’est-à-dire Masson, Bataille, Leiris, Desnos, Queneau et beaucoup d’autres, n’est-ce pas, et du coup c’est comme si j’avais toujours été là54.’Masson se montre très enthousiaste devant les sculptures de Giacometti lorsque Jeanne Bucher lui demande son avis, et il aborde le jeune sculpteur alors qu’il se trouve seul à la terrasse du Dôme55. Le bouleversement radical que provoque cette rencontre, Yves Bonnefoy le souligne également : « D’inconnu qu’il était la veille, Masson et Leiris [font] de lui un homme presque célèbre autant chez de riches amateurs qu’à Montparnasse, autant à la cour qu’à la ville »56. André Masson est alors une des personnalités les plus marquantes d’un groupe d’artistes qui se réunit dans son atelier et que pour cette raison on désigne généralement comme le groupe de la rue Blomet. Une polémique récente les oppose au groupe surréaliste duquel ils ont été exclus, si bien que ces dissidents sont paradoxalement le premier contact de Giacometti avec ce groupe. Il n’est peut-être pas anodin que ce soit à l’envers, en remontant son cours, qu’il ait abordé ce mouvement.
Depuis son ralliement au surréalisme, le groupe de la rue Blomet est un « foyer de dissidence », où on admire des auteurs rejetés par Breton, comme Nietzsche et Dostoïevski57. Ce groupe informe, sans doctrine ni idéologie, qui davantage qu’un groupe apparaît comme « une cristallisation spontanée d’affinités esthétiques et humaines »58, se joint dès 1924 à La Révolution surréaliste. André Masson habite depuis 1922 au 45 de la rue Blomet. Roland Tual et Max Jacob le fréquentent, puis Artaud, Miró, Dubuffet, Limbour et Leiris qui considère l’endroit comme son milieu nourricier. Tous adhèrent au surréalisme à la suite de Masson, mais en restant attachés à l’indépendance d’esprit et à la liberté de mœurs qui étaient la leur rue Blomet. Cette liberté concerne la sexualité (Masson fut à l’occasion un peintre érotique), mais aussi l’alcool et l’opium, réprouvés par Breton. Enfin, si un accord existe sur les fins entre les surréalistes et l’entourage de Masson, les moyens divergent, et la rigueur morale de Breton n’est pas partagée. Rue Blomet, on ne juge les artistes que sur leur œuvre, et jamais la question morale ne se pose59. Un autre groupe rallie en 1924 le surréalisme, celui de la rue du Château. Ce pavillon du début de siècle, loué à l’origine par Marcel Duhamel, abrite ensuite Jacques Prévert et Yves Tanguy. André Masson analysera plus tard les rapports du surréalisme avec ces groupes nouveaux en termes religieux :
‘Il y avait plusieurs pôles d’attraction. La rue Fontaine, le Vatican, et puis les petites chapelles comme la rue Blomet qui n’étaient pas des chapelles ordonnées mais des réunions d’amis. […] Il est évident que la papauté, c’était André Breton, et Breton absorbait toutes les petites chapelles, y compris la rue Blomet, qui était une grande chapelle, mais une chapelle quand même60.’Malgré quelques différences, la rue Blomet et la rue du Château tissent rapidement des liens en raison de leur proximité géographique (l’une dans le XVème, l’autre dans le XIVème arrondissement). Breton vient peu rue du Château où se croisent Tual, Masson, Leiris, Queneau, Morise, Baron et Desnos dont les rapports houleux avec le surréalisme ne tardent pas à aller jusqu’à la rupture.
La proximité géographique de l’atelier d’Alberto Giacometti avec ces deux rues facilite son intégration à ces chapelles à l’heure de leur insurrection. S’il met alors un pied bien malgré lui dans une histoire qui lui préexiste, il faut avoir en tête la complexité de ces rapports, car dès ses premiers contacts avec le « foyer de dissidence » de la rue Blomet et avant même son adhésion au surréalisme, son activité prend un sens par rapport au mouvement. Sans qu’il en prenne forcément conscience, Giacometti est alors déjà rentré dans un espace polarisé – qu’il attire ou qu’il repousse – par le surréalisme. Du fait de sa présence dans la revue Documents, l’œuvre de Giacometti est aspirée par des enjeux idéologiques qui la dépassent. L’interprétation de son œuvre prend sens au sein d’un monde de l’avant-garde dont la vigueur polémique redouble.
Mesurer l’impact de ce moment, c’est mesurer la trace chez Giacometti de la pensée développée alors par la figure intellectuelle dominante de ce groupe : Georges Bataille. Celui-ci fréquente très tôt la rue Blomet puis la rue du Château. Comme Masson, il admire Nietzsche, Dostoïevski et partage son goût pour l’érotisme. Critique à l’égard du surréalisme, il tente d’en détacher ses amis, et semble avoir sur eux une certaine influence. Lorsqu’André Masson rencontre Giacometti en 1929, il a néanmoins déjà quitté la rue Blomet pour l’avenue de Ségur. C’est le moment où le monde surréaliste traverse la violente crise qui voit nombre de membres quitter le groupe et répondre aux invectives de Breton par un pamphlet virulent. Voici le témoignage tardif de Georges Bataille sur cette affaire dite du second Cadavre :
‘À l’automne de 1929, parut, dans La Révolution Surréaliste, le Second manifeste. André Breton m’y mettait en cause et, notamment, m’accusait de réunir contre lui les dissidents et les exclus du surréalisme : « Peut-être, disait-il, M. Bataille est-il de force à les grouper et qu’il y parvienne, à mon sens, sera très intéressant […]. En somme, le Second manifeste mettait en accusation ceux des surréalistes cités dans le « premier » qui, selon Breton, avaient moralement perdu le droit de se réclamer du mouvement : Artaud, Carrive, Francis Gérard, Limbour, Masson, Soupault, Vitrac, Jacques Baron, Pierre Naville, Desons, Ribemont-Dessaignes […]61.’Cette rupture ne donne néanmoins pas naissance à un deuxième groupe comparable à celui des surréalistes : « il n’y eut jamais rien qui répondît à un nouveau groupe, hétérodoxe, qui aurait fait pièce au premier ». Bataille témoigne n’avoir « mis en avant, à cette date, que l’érotisme, ou ce qui relevait de la subversion érotique », néanmoins « la plupart des signataires du second Cadavre ont en effet collaboré à Documents, et cette collaboration faisait la preuve de leur très faible cohésion »62.
On sait toutefois que l’histoire du surréalisme fut jalonnée d’autant de haines brutales que de rapprochements inattendus, et que si les circonstances exacerbaient la violence des attaques, celle-ci n’étaient souvent que le revers d’une certaine proximité. L’écart franchi par Giacometti en passant de Bataille au surréalisme n’est alors peut-être pas si grand. Les divergences sont réelles, mais au sein d’attentes communes, et l’atmosphère délétère de l’avant-guerre une fois dissipée, Bataille désavouera publiquement ce genre de règlements de comptes :
‘[…] il y a bien d’autres choses dans ma vie avec lesquelles je ne suis pas d’accord, mais Un Cadavre en est. Je hais ce pamphlet comme je hais les parties polémiques du Second manifeste. Ces accusations immédiates, sans recul, relèvent de la facilité et de l’agitation prématurée : combien le silence, de part et d’autre, eut été préférable. Breton lui-même n’écrit-il pas dans un « avertissement » : « Je me persuade, en laissant reparaître aujourd’hui le Second manifeste du surréalisme, que le temps s’est chargé pour moi d’émousser ses angles polémiques. Je souhaite que de soi-même, il ait corrigé, fût-ce jusqu’à un certain point à mes dépens, les jugements parfois hâtifs que j’y ai portés… »63.’Bataille reconnaît alors sa position à l’intérieur du surréalisme, comme ennemi certes toujours, mais ennemi du dedans : « Je me suis chaque fois que j’en eus l’occasion opposé au surréalisme. Et je voudrais maintenant l’affirmer du dedans comme l’exigence que j’ai subie et comme l’insatisfaction que je suis. Mais ceci d’assez clair ressort : le surréalisme est défini par la possibilité que son vieil ennemi du dedans, que je suis, a de le définir décidément »64. Bataille regrette alors seulement que « l’aptitude intellectuelle » des surréalistes n’ait pas été à la mesure de leur « force de renversement »65.
Mais derrière ce reproche adressé à Breton s’esquisse après-guerre la reconnaissance d’une estime mutuelle, tous deux se retrouvent alors dans le besoin de susciter à nouveau un grand mythe collectif, et Bataille reconnaît : « De tous ceux qui épient l’horizon ou le ciel pour y lire les signes de ce qui vient, il en est peu dont l’insistance à interroger et l’avidité de découvrir soient plus grandes que celles d’André Breton »66. Et Breton de renchérir : « Tant en raison de l’envergure de ses connaissances et de ses vues que du caractère exceptionnellement indompté de ses aspirations, j’estime que Bataille, en tout ce qui concerne l’élaboration de ce mythe, est qualifié pour jouer un rôle capital »67. Bataille peut conclure : « Je situe mes efforts à la suite, à côté du surréalisme »68. Une suite, relève Michel Surya, qui sous-entend que le surréalisme soit révolu, et qu’on puisse alors rêver d’un « grand surréalisme » dont seuls Breton et lui seraient en mesure de faire enfin une « instance impersonnelle »69. Citons enfin la dédicace d’Arcane 17 : « À Georges Bataille, l’un des seuls hommes que la vie ait valu pour moi la peine de connaître »70. Quant à André Masson, celui-là même qui attire Giacometti dans l’orbite de Bataille, n’est-il pas lui-même revenu quelques temps après à une « activité surréaliste orthodoxe », au point d’être à la veille de la guerre à la fois proche de Breton et « très près de Bataille »71 ? Il sert alors d’intermédiaire au sein des rapports conflictuels de l’un et de l’autre et c’est à lui que Breton confie : « Georges Bataille est de nous tous le plus proche de Sade »72.
Jean Clay, « Alberto Giacometti », Visages de l’art moderne, Lausanne, Rencontre, 1970, p. 157.
Charles-Albert Cingria, « Falconetti sculpteur », Le Musée de Genève, n° 65, mai 1966, pp. 15-16.
Voir chapitre XII.
Olivier Larronde, Rien voilà l’ordre, Décines, Marc Barbezat, L’Arbalète, 1959.
Jean-Marie Drôt, Alberto Giacometti, film télévisé, 35mm., 45 min., Paris, ORTF, 19 novembre 1963.
Voir James Lord, ibid., p. 114.
Yves Bonnefoy, BO, p. 182.
Voir Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Paris, Gallimard, 1992, p. 101.
Ibid., p. 98.
Voir Michel Surya, ibid., p. 100.
André Masson, Entretiens avec Michel Surya, cité dans Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 101.
Georges Bataille/Michel Leiris, Échanges et correspondances, Paris, Gallimard, 2004, p. 73.
Ibid., p. 74.
Ibid., pp. 76-77.
Georges Bataille, « À propos d’assoupissements », OC XI, p. 31.
Idem.
« Le surréalisme et sa différence avec l’existentialisme », OC XI, p. 70.
André Breton, Entretiens 1913-1952, OC III,pp. 253-254.
Georges Bataille, Méthode de méditation, OC V, p. 193.
Michel Surya, ibid., p. 505. Voir « À propos d’assoupissements », op. cit., p. 33.
Voir Georges Bataille, « Le Surréalisme au jour le jour », OC VIII, p. 178.
André Masson, Entretien avec Georges Charbonnier, Paris, Julliard, 1977, p. 180.
Cité par Michel Surya, ibid., p. 174.