2) Les surréalistes dissidents et le refus de « l’art pour l’art »

Yves Bonnefoy, qui consacre le cinquième chapitre de sa monographie à la rencontre de Giacometti avec « les avant-gardes », aborde ainsi la rencontre avec Bataille :

‘Il importe de reconnaître que Giacometti rencontra chez Bataille – et comprit, n’en doutons pas – une poétique de grande conséquence, et qui fut d’emblée en rupture avec tout ce que pensait ou éprouvait ou aimait l’avant-garde du moment même. Une poétique qui ne prenait appui, à l’occasion, sur des œuvres déjà perçues – ainsi celles de Van Gogh, ou de Picasso – que pour les réinterpréter violemment, les décaper de ce qui passait pour leur sens, les appeler à révéler ou à vivre plus pleinement une intuition qu’elles pressentaient peut-être, mais n’avaient pas su ou voulu dégager de leurs autres préoccupations ou valeurs73.’

Nous allons donc tâcher d’éclairer le sens de cette rencontre pour Giacometti, et pour cela il faut d’emblée insister sur deux points. Tout d’abord la constatation de ce que l’histoire des avant-gardes depuis Dada s’est construite dans le mépris de l’art pour l’art. Ce mépris fut théorisé, approfondi par le surréalisme. Rien de plus insultant que de passer pour un littérateur : l’activité artistique ne pouvait être comprise que dans la perspective d’une révolution radicale mettant en jeu tous les aspects de l’existence. La vie prime sur toute activité artistique, peintres et écrivains sont unis dans un but commun à l’égard duquel les moyens apparaissent comme secondaires. Le soupçon d’avoir pu transiger avec ces règles est un motif d’exclusion valable du groupe surréaliste : c’est le cas encore en 1929 d’Artaud et Soupault par exemple.

Leiris, bien qu’alors en rupture avec le surréalisme n’a aucune intention de remettre en cause ce postulat essentiel. Le texte sur Giacometti qu’il fait paraître dans le n°4 de Documents porte encore la trace d’un mépris dadaïste pour la presque totalité des œuvres du passé, celles qui ne témoignent pas de l’urgence vitale qui fait la force des sculptures primitives et dont la clef lui semble être dans une réponse offerte à notre désir : « C’est à cause de ce manque de consistance, de cette absence d’autonomie, que la presque totalité des œuvres sont épouvantablement ennuyeuses, plus ennuyeuses que la pluie […] »74. Michel Leiris maintiendra cette exigence d’une création chevillée à l’existence et le refus qu’elle implique de « l’art pour l’art ». Son Journal en porte encore la trace en 1978, à une époque où il en perçoit mieux les contradictions :

‘Porté à vilipender « l’art pour l’art »… Mais il me semble que les gens qui comptent parmi ceux que j’admire le plus […] n’y ont pas échappé : Picasso […], Giacometti (qui, presque toute sa vie, s’est proposé, sans plus, de rendre compte de sa vision), Bacon75…’

Malgré tout, si Giacometti, comme l’écrit Leiris, n’a pas « échappé » à « l’art pour l’art », il faut aussi souligner que jusqu’à la fin de sa vie il ne cessera de placer la réalité la plus anonyme radicalement au-dessus de toute œuvre réalisée. Il pourra même déclarer, avec une insistance provocatrice que Dada n’aurait pas reniée, que dans un incendie il laisserait brûler tout « Rubens » et tout « Titien » pour sauver un chat76. Bien sûr les enjeux se seront déplacés, mais reconnaissons la marque d’une exigence maintenue. Il n’est pas en effet question de rabattre les enjeux d’une telle déclaration pour celui dont l’œuvre s’est abondamment nourrie de la copie des grandes œuvres du passé et qui à l’époque de cette déclaration médite à nouveau les questions posées par Cézanne, sur la « table rase » que Dada avait en tête. Pourtant il y a là la persistance d’une idée très forte chez les surréalistes et que ne renient pas ces renégats qui auront été pour Giacometti une première prise de contact avec certaines de ses idées. La plus importante d’entre elles, c’est la valeur attribuée par le surréalisme à l’ici et au maintenant, au quotidien toujours sollicité par leur attente. Une attente encore présente dans le texte de Leiris à travers cet « ennui » qui précède et appelle les grands déchirements du réel.

Notes
73.

Yves Bonnefoy, ibid., p. 169. Nous reviendrons sur la critique de la pensée de Bataille dont s’assortit cette reconnaissance chez Bonnefoy. Voir chapitre XIII.

74.

Michel Leiris, « Alberto Giacometti », Documents, n°4, sept. 1929, p. 209.

75.

Journal 1922-1989, op. cit., p. 694.

76.

André du Bouchet, « Tournant au plus vite le dos au fatras de l’art », QPTVN, p. 102.