3) Alberto Giacometti et Georges Bataille

Le deuxième point a trait à la personnalité de Georges Bataille et au projet qu’il lui fut donné de pouvoir mettre en œuvre avec la revue Documents, jusqu’à en faire d’une certaine manière et malgré l’hétérogénéité de l’équipe qui constitua cette revue, un projet collectif. Le nerf de ce projet réside dans le travail que Bataille entreprend d’y faire subir à la notion de ressemblance. Sachant à quel avenir est promis cette notion de ressemblance dans l’œuvre de Giacometti, nous pouvons comprendre l’importance qu’il faut accorder à cet aspect de son « apprentissage du siècle »77. Que les idées et les images qui circulent alors au sein de la première revue à consacrer un article à son œuvre aient été pour Giacometti un objet de méditation et d’impression – si l’on veut entendre dans ce terme le contact qu’implique son sens étymologique – bien plus durable que le cadre fugitif de cette rencontre, nous pouvons en avoir un indice en songeant à ce que Jacques Dupin rapporte à Rosalind Krauss. Lorsque celui-ci commence à travailler à sa monographie pour Maeght parue en 1962, Giacometti lui apporte la collection complète précieusement conservée de cette revue78. À partir des reproductions photographiques rencontrées dans ces numéros, il avait exécuté de nombreux dessins. Parmi les collaborateurs de la revue, beaucoup restent des amis bien au-delà de son adhésion au surréalisme ou encore de son « retour à la figuration », au premier rang desquels les deux principaux protagonistes : Bataille et Leiris.

Vive jusqu’à la mort d’Alberto, l’amitié avec Leiris ne sera pas remise en cause par l’adhésion de Giacometti au surréalisme79. Lorsque Leiris fera partie de la mission Dakar-Djibouti, Giacometti sera refroidi un moment par ce qu’il considérait comme une forme d’acquiescement à la politique coloniale80, mais il ne lui en tiendra pas longtemps rigueur. Quant à Leiris, à cette époque-là, il considère toujours Giacometti et Baron comme ses amis les plus chers81. Ils se trouvent tous les deux, le 22 octobre 1930, à la première de L’Âge d’or, même si Dalí à cette époque a déjà rallié Breton.

Les relations qui ont pu unir Giacometti à Georges Bataille sont davantage sujettes à conjectures, car jalonnées d’un nombre beaucoup plus mince de repères lisibles. C’est pourtant à lui que Michel Leiris, depuis l’Afrique, demande entre autres détails sur les querelles au surréalisme : « Combien la grande affaire Aragon a-t-elle fait noircir de papier ? Est-ce, ou non, un salaud que le pauvre Giacometti »82 ? Mais surtout Giacometti réalise un buste de la femme de Bataille en 1946, une période charnière dans son œuvre. Giacometti est alors sollicité pour illustrer Histoire de rats de Bataille aux éditions de Minuit. Georges et Diane Bataille sont dans l’immédiat après-guerre de proches amis de l’un des modèles les plus importants de Giacometti, la fameuse « Anglaise » du boulevard Saint-Michel dont il a cherché, pendant toute la guerre, à rendre l’impression qu’elle lui avait laissée, avant son départ pour Genève, avec « l’immense noir au-dessus d’elle, des maisons »83. En février 1947, Giacometti écrit à Isabel : « il y a Bataille et Diane que je dois revoir demain »84. Isabel Nicholas est également une amie proche de Zette et Michel Leiris, ainsi que de Francis Bacon. Elle donne régulièrement des nouvelles de Bataille à Giacometti, par exemple en 1951, lorsqu’elle lui rend visite à Orléans85. Enfin, lorsque Bataille finit sa vie avec de grandes difficultés de santé et d’argent, il peut compter Giacometti au nombre des artistes donateurs dans la vente organisée pour lui venir en aide86. Jamais Georges Bataille ne ressentit le besoin de témoigner directement de la valeur qu’il pouvait attacher au travail de Giacometti. Pourtant, jusqu’à la mort de Bataille, chacun fut toujours en contact avec l’autre et avec son œuvre, ne serait-ce que par cet intermédiaire privilégié qu’était Michel Leiris qui témoignera, leur mort survenue, que la valeur de leur travail se plaçait pour lui sur le même plan87.

Il est surtout un lieu qui leur est commun et à la porte duquel il est possible que plus d’une fois ils se soient croisés, ce lieu est le « bordel »88, et d’entre tous l’incomparable, le Sphinx89. Ce lien est profond, car tous deux y allaient comme on se rend au temple où les « putains »90 attendent un culte né dans le rejet de la morale et de la religion chrétienne. Giacometti ne l’a jamais caché, pour lui les prostituées sont « des déesses »91. Quant à Bataille, il voit en elles les prêtresses d’un culte surgi dans le vide creusé par la mort de Dieu : « Une maison close est ma véritable église, la seule assez inapaisante »92. Et ce n’est pas un hasard si Bataille demanda à Giacometti d’illustrer un livre où se trouve consignée son expérience d’un rituel dont il savait sûrement par de nombreuses conversations que Giacometti l’avait observé à sa manière :

‘J’ai déshabillé tant de filles au bordel. Je buvais, j’étais ivre et n’étais heureux qu’à la condition d’être indéfendable.
La liberté qu’on n’a qu’au bordel.
Je pouvais au bordel me déculotter, m’asseoir sur les genoux de la sous-maîtresse et pleurer. Cela n’importait pas non plus, n’était qu’un mensonge, épuisant néanmoins le pauvre possible93.’

Nous aurons l’occasion de retrouver ces rituels du bordel lorsqu’à Giacometti il sera demandé d’illustrer la couverture d’une pièce de théâtre dont ils constituent le prétexte94. Dans le triangle que dessinent Genet, Bataille et Giacometti, l’art poétique du bordel fait retentir son chant du cygne. Ce lieu d’une ascèse paradoxale a vécu, et alors que Genet dans le Journal du voleur essaie de mesurer la catastrophe spirituelle que représente pour lui la fermeture du bagne95, il a peut-être lu quelques années auparavant – et juste avant la parution du livre de Bataille que Giacometti illustra – ce texte d’une rare densité, qui dans la bouleversante attente de la fermeture du lieu adoré avait pris naissance. Dans Le Rêve, le sphinx et la mort de T., Giacometti retrace les dernières heures du Sphinx, et revient sur l’importance revêtue par ce lieu dans sa vie96. Cette expérience, comme nous le verrons97, fait alors ressurgir pour lui l’expérience traumatisante de la mort.

Ce lien de l’érotisme avec la hantise de la mort, Giacometti a pu depuis longtemps l’appréhender à la lumière des écrits de Bataille chez qui cette thématique est récurrente. La Déesse et la noce, par exemple, évoque la fascination de la mort qui guide l’entrée au bordel :

‘Mais je n’arrive pas dans cette effroyable église avec une tranquillité insolente et, au contraire, je suis transi et glacé. C’est seulement ainsi qu’angoissé dans l’étouffant royaume des cadavres, je suis entré dans un état presque cadavérique98.’

Alberto Giacometti hantera jusqu’à la fin de sa vie les bars louches autant qu’il recherchera la compagnie des prostituées. Qu’un lien privilégié se soit ici dessiné entre les deux hommes, et que ces affinités aient su éveiller l’attention du lecteur exigeant et du débatteur impénitent qu’était Giacometti à l’endroit de la personne et de l’œuvre de Georges Bataille, il n’y a pas lieu d’en douter. Toutefois gardons-nous de rabattre l’expérience de Giacometti sur celle de Bataille. Ce dernier est un débauché, non un libertin99. Les prostituées sont pour lui un moyen antihumaniste de s’avilir, de se vouer au bas. Giacometti non plus n’est pas un libertin, et il est difficile de savoir si sous l’influence de Bataille elles ne prirent pas à cette époque telle valeur pour lui. Mais il semble qu’à un certain moment cette divinité des putains en soit venue à revêtir un sens différent, et que peu à peu elle en vint à reposer sur cet acte unique qu’est la reconnaissance d’un être dans son existence particulière. Il est un moment où Giacometti n’a plus cherché – l’a-t-il jamais cherché ? – à s’avilir au bordel, mais où il a entrepris d’élever celles qu’il pouvait regarder sans les juger. Loin du monstrueux de Documents, il retrouvait alors une autre forme de merveilleux, mais un merveilleux qui se confondait avec le réel, au plus nu de l’acquiescement. De même Genet lorsqu’il aborde l’œuvre de Giacometti délaisse la problématique centrale dans les romans d’un avilissement retourné contre la société pour la reconnaissance que chaque homme « [vaut] exactement […] n’importe quel autre »100.

Parmi les anciens surréalistes groupés au sein de la revue Documents, il en est d’autres qui l’heure venue prendront la plume pour essayer d’approcher la valeur d’une œuvre avec laquelle la revue leur aura permis un premier contact, ou simplement pour témoigner d’une amitié. C’est le cas de Georges Limbour, qui à deux reprises ouvrira après-guerre les portes de l’atelier pour les lecteurs des revues dans lesquelles parurent ses textes101. Jacques Prévert quant à lui, témoigna à la mort de Giacometti de son amitié pour celui qui l’hébergea tant de fois à l’époque de Documents 102. Enfin, on peut découvrir au hasard des pages de la revue le nom du dernier modèle de Giacometti. Élie Lotar, qui en 1965 scrute la mort de manière si intense dans trois des dernières œuvres de Giacometti publiait alors dans la revue de Bataille des photos d’abattoirs… Dès cette époque donc, tout naît d’un réseau d’amitiés, d’une convergence d’hommes. Mais ces hommes se rassemblent alors autour d’un projet, qui s’il n’est pas explicitement défini par quelque manifeste, n’en sera pas moins rigoureusement poursuivi, et ce projet a pour cible la figure humaine.

Notes
77.

Expression d’Yves Bonnefoy, ibid., p. 111.

78.

Voir Rosalind Krauss, « On ne joue plus », L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, traduction de Jean-Pierre Criqui, Paris, Macula, 1993, n. 39, p. 259.

79.

Voir Aliette Armel, Michel Leiris, Paris, Fayard, 1997, p. 285-286.

80.

Voir Jean Jamin, « Présentation de L’Afrique fantôme », in Michel Leiris, Miroir de l’Afrique, édition établie, présentée et annotée par Jean Jamin, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1996, p. 79.

81.

Voir Michel Leiris, L’Afrique fantôme [11 août 1931], in Miroir de l’Afrique, op. cit., p. 173 (note).

82.

Lettre de Michel Leiris à Georges Bataille, Gedaref (Province de Kassala, Soudan anglo-égyptien), 1er mai 1932. Voir Georges Bataille/Michel Leiris, Échanges et correspondances, Paris, Gallimard, 2004, p. 102.

83.

Alberto Giacometti, « Entretien avec Pierre Dumayet », ibid., p. 281.

84.

Lettre à Isabel de février 1947. Voir Alberto Giacometti, Isabel Nicholas, correspondances, introduction par Véronique Wiesinger, Lyon, Fage, 2007, p. 87.

85.

Ibid., p. 101.

86.

Voir Michel Surya, ibid., p. 594 (17 mars 1961).

87.

Voir ci-avant (introduction).

88.

Voir Jean Genet, AAG, p. 62.

89.

Voir pour Bataille Le Bleu du ciel, OC III.

90.

Jean Genet, idem.

91.

 Voir ibid., p. 46.

92.

 Georges Bataille, Le Coupable, OC V, p. 247.

93.

L’Impossible, OC III, p. 116.

94.

Voir Jean Genet, Le Balcon, Décines, Marc Barbezat, L’Arbalète, 1956.

95.

« En moi-même la destruction du bagne correspond à une sorte de châtiment du châtiment : on me châtre, n m’opère de l’infamie » : Jean Genet, Journal du voleur [1949], Paris, Gallimard, collection « Folio », 1982, p. 11.

96.

Alberto Giacometti, « Le Rêve, le Sphinx et la mort de T. », op. cit., p. 28.

97.

Voir chapitres X, XIII et XIV.

98.

Georges Bataille, La Déesse de la noce, OC IV, pp. 326-327.

99.

Voir Michel Surya, op. cit., p. 133.

100.

Jean Genet, AAG, p. 51.

101.

Voir bibliographie.

102.

Jacques Prévert, « Moyens de locomotion », Textes divers (1929-1977), Œuvres complètes, t. II, édition présentée, établie et annotée par Danièle Gasiglia-Laster et Arnaud Laster, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, pp. 579-580. Texte paru dans Paris-Match le 22 janvier 1966 et repris en 1980 dans Soleil de nuit :

« J’ai connu Giacometti en 1925 à Montparnasse. Il était comme moi – comme moi j’étais à cette époque : un homme de la nuit, c’est-à-dire qu’on restait des nuits entières à Montparnasse, au Dôme, et il était comme aujourd’hui, parce que, au fond, qu’est-ce que c’est, le temps ? En quarante ans, on peut dire : il y a la présence, l’amitié, et puis la mort. Plus jeune, on connaît beaucoup moins de gens qui meurent, mais, maintenant, on sait qu’on est sur la liste. Je crois que je suis encore plus âgé, de deux ans à peu près, qu’Alberto.

J’ai habité chez lui, il y a quarante ans. J’y suis retourné il y a quelques semaines. Rien n’avait bougé. Je crois qu’il changeait les draps, c’est tout. Bien sûr, tout le monde change, mais Alberto, comme son atelier, était toujours pareil, c’est-à-dire que, comme autrefois – dans un autrefois encore récent – il se passait toujours la main sur le visage. Il riait beaucoup. Il se passait toujours la main sur le visage comme pour le modifier, comme pour l’effacer. Il était rarement content de ce qu’il faisait. Il disait toujours : « Ça, je vais le foutre en l’air. Je vais le foutre en l’air. » Il disait : « C’est pas bien ça. » Il était en colère et, en même temps, il riait. Ça ne l’intéressait pas, « le désespoir de l’artiste ». Il travaillait et il poursuivait quelque chose. Et puis après, il montrait, si l’on peut dire, son gibier, les résultats de sa poursuite et alors c’était drôle, parce qu’à force de se passer la main sur le visage, il n’a rien effacé du tout. Il est pareil. Comme tous les gens qui font quelque chose de vrai ou qui obéissent à une nécessité, à la fois le plaisir, à la fois autre chose, c’est son portrait qu’il faisait, quand il prenait un autre pour modèle, Diego son frère, par exemple.

Je l’ai vu pour la dernière fois à Vence, à l’inauguration de la fondation Maeght, et là il y a une esplanade avec ses statues, les « Hommes courant ». J’ignore si, lui, il avait un univers à lui, mais, là, c’est un univers qui est sorti, qui a les pieds sur terre et qui est extraordinaire et qui n’attire pas seulement les spécialistes – je veux dire les esthéticiens, les connaisseurs. Non, là les enfants eux-mêmes s’arrêtent et regardent ses êtres. Ce sont des êtres, quoi. Il savait faire des êtres.

Je l’ai souvent rencontré à Saint-Germain-des-Prés, mais il était resté un homme de Montparnasse. Il retournait toujours aux mêmes endroits, il avait ses habitudes. Il y a des gens qui peuvent être ailleurs quand ils veulent, ils n’ont pas besoin d’avoir un passeport. Il avait ça en lui. »

Jacques Prévert a publié un autre texte dans le numéro des Lettres françaises du 20 au 26 janvier 1966, là encore à l’occasion de la mort de Giacometti. Voir également « Saint-Germain-des-Prés », Textes divers (1929-1977), op. cit., p. 949.