4) Le projet de Bataille

Il y eut des tentatives de rapprochement, par l’intermédiaire de Leiris, entre Bataille et le surréalisme. L’une d’entre elles se concrétisa par la publication dans La Révolution surréaliste de mars 1926 de sa transcription des Fatrasies, poèmes du XIIIème siècle dégagés de toute intention signifiante. Cette publication fut anonyme, mais Michel Surya y voit un indice que son rejet du surréalisme n’aurait pas été aussi immédiat que Bataille a pu le laisser penser. Une lecture de ce texte fut organisée par Michel Leiris au Cyrano, le lieu de rendez-vous habituel des surréalistes place Blanche, et Bataille fut impressionné par leur « manière d’être si insidieusement en porte-à-faux » : « Je les aimais (ou les admirais) »103. Mais à l’en croire, c’est la peur de trop grandes concessions qui le retint de se rapprocher plus ouvertement du groupe : « …je savais que la force me manquerait pour être – devant eux – ce que j’étais. Ils menaçaient […] de me réduire à l’impuissance, littéralement de m’étouffer »104. Quant à Breton, son verdict ne se fit pas attendre : Bataille lui semblait être, Michel Leiris le rapporte, un « obsédé »105. De fait, leurs conceptions de l’érotisme n’étaient pas faites pour s’accorder. Pour Breton l’érotisme ne se conçoit qu’au sein d’un amour unique et électif, alors que pour Bataille « la débauche y suffit, tout au plus l’amour avive-t-il l’excès »106. Les divergences vont augmenter rapidement, si bien qu’en 1929, lorsque le surréalisme entre en crise avec l’exclusion d’Artaud et de Soupault et qu’Aragon a l’idée d’un symposium où quatre-vingts destinataires seraient invités à choisir entre l’action individuelle et collective107, sa réponse à cette nouvelle occasion de faire allégeance ne se fait pas attendre : « Beaucoup trop d’emmerdeurs idéalistes »108.

C’est à l’heure de la reconnaissance de l’idéalisme comme l’ennemi principal que se présente à Georges Bataille l’opportunité de participer à Documents. Jean Babelon et Pierre d’Espézel, qui avaient dirigé la revue d’art et d’archéologie Aréthuse, soumettent en 1928 à Georges Wildenstein le projet d’une revue qui viendrait la remplacer et porterait le titre de Documents. Georges Wildenstein, marchand de tableaux anciens, avait dirigé La Gazette des Beaux-Arts. L’idée d’élargir son champ d’investigation à l’ethnographie le séduit, d’autant plus que la participation de Georges-Henri Rivière, sous-directeur du musée d’ethnographie du Trocadéro plaide pour le sérieux de ce projet. En tant qu’archiviste-paléographe, Georges Bataille a eu l’occasion de collaborer à Aréthuse, c’est à ce titre que lui est confié le secrétariat général de Documents, une direction déguisée. Avec la présence de membres de l’Institut, de conservateurs de musées et de bibliothèques et d’historiens de l’art dans le comité de rédaction, le but est clairement affiché : Documents doit être une revue scientifique, avec tout le sérieux que cela implique. Ce n’est pas l’obscur auteur d’Histoire de l’œil, et de L’Anus solaire qui est invité à diriger cette revue. Pourtant viennent à lui dès le début un certain nombre de transfuges du surréalisme : Georges limbour (secrétaire de rédaction vite remplacé par Michel Leiris puis Marcel Griaule), Jacques-André Boiffard, Roger Vitrac et Robert Desnos. La composition bigarrée de cette rédaction n’est pas sans générer des heurts et des incompréhensions entre les jeunes écrivains et le pôle plus assagi de la revue, mais Bataille a le soutien de Georges-Henri Rivière face aux critiques de Pierre d’Espézel : « Il faut revenir à l’esprit qui nous a inspiré le premier projet de cette revue, quand nous en avons parlé à M. Wildenstein, vous et moi »109. Les premiers numéros sont modérés, même si le texte publicitaire de lancement annonce son souci d’éclectisme : « Les œuvres d’art les plus irritantes, non encore classées, et certaines productions hétéroclites, négligées jusqu’ici, seront l’objet d’études aussi rigoureuses, aussi scientifiques que celles des archéologues »110.

C’est à partir du n° 4 que « l’irritant et l’hétéroclite, si ce n’est l’inquiétant »111 ne sont plus marginaux dans la revue. Ils en deviennent, Michel Leiris le soulignera plus tard, la marque propre : « Toutefois, il faut attendre jusqu’au numéro 4 pour voir Bataille – paysan obstiné, qui peut n’avoir l’air de rien mais ne lâche pas pour autant son idée – se décider à mettre cartes sur table »112. Or, ce numéro nous intéresse particulièrement, puisque c’est précisément dans celui-ci que paraît le premier article sur l’œuvre d’Alberto Giacometti. Sa présence dans la revue coïncide donc avec la révélation au grand jour de l’« idée » de départ de Bataille. Au sous-titre de la revue – « Doctrines, Archéologie, Beaux-Arts et Ethnographie » – est ajouté « Variétés et Magazine illustré », et outre la peinture et la sculpture – Giacometti bien sûr, mais aussi Gaston-Louis Roux, Dalí avant qu’il ne rejoigne le surréalisme, Picasso, Miró… – on en vient à s’intéresser au music-hall afro-américain, au jazz, au cinéma américain, à la chanson caf’conc’, l’imagerie populaire (les Pieds Nickelés)…

L’article de Leiris sur Giacometti porte la trace de cet élargissement soudain qui n’a pas été sans déconcerter les éditeurs de la revue. La sculpture de Giacometti y est en effet rapprochée de ce souvenir personnel de Leiris : « dans une rue lumineuse de Montmartre, une négresse de la troupe des Black Birds tenant un bouquet de roses humides dans ses deux mains »113. Ce souvenir représente en effet pour lui l’un de ces moments de « crise » que Giacometti serait parvenu à pétrifier. Que les proches de Bataille au sein de la revue se reconnaissent en profondeur dans les recherches du sculpteur suisse, et non fugitivement à l’occasion de ce seul article, cela nous est confirmé quelques numéros plus tard par un article publié par Carl Einstein à l’occasion d’une « exposition de sculpture moderne » :

‘Mais nous en avons assez de ces Vénus positives, exemples d’un classicisme mal compris qu’on n’enseigne maintenant que dans les institutions pour jeunes filles de province. Assez de ces torses orthopédiques qui font de la concurrence aux reliques cassées de la basse antiquité. On n’est pas moderne en évidant un angle, laissant un autre s’enfler. On fait du pseudo-cubisme en naviguant dans la fatale gondole des contrastes usés jusqu’à la corde. Assez de proportions élégantes de la Rome tardive.
Arp nous manque, ce poète de chansons populaires. Par contre nous voyons trop les dessous de cheminée anguleux de Bourdelle transposés en sale moderne.
Nous citons avec sympathie Lipchitz, Laurens, Brancousi et Giacometti. ’

Giacometti est donc reconnu ici dans sa filiation immédiate, à l’exclusion de celle de Bourdelle. Comment Giacometti a-t-il ressenti cette opposition violente entre un aspect de son travail et celui qui représente pourtant toute une face de son activité parisienne – il fréquenta la Grande Chaumière jusqu’en 1927, et exposa par trois fois cette partie de son travail en regard de son activité moderniste – il est difficile de le savoir, mais cette question ressurgira.

Pour connaître l’ennemi désigné de la revue qui fut à l’époque le premier soutien du jeune sculpteur, il suffit de se tourner vers la photographie de Nadar qui vient illustrer l’article « Figure humaine », dans précisément le numéro 4114. Elle donne à voir l’acteur Mounet-Sully déguisé en Jupiter au milieu d’un décor de carton-pâte entouré d’une frise de douze portraits d’artistes officiels du XIXème siècle. Ce montage, par sa disposition en damier autour d’une image centrale, fait en effet écho à celui que l’on pouvait voir dans La Révolution surréaliste depuis son premier numéro de 1924 jusqu’à son dernier en 1929. Dans le premier, les portraits des surréalistes entourent le visage de la criminelle Germaine Berton. Dans le dernier, ils ont les yeux fermés et entourent une femme nue « mythologique » de Magritte115 (l’ironie voudra que Man Ray compose un nouvel échiquier surréaliste en 1934, où l’on retrouve la figure…d’Alberto Giacometti). Michel Surya l’affirme, et ce parti-pris iconographique nous le confirme :

‘Il ne fait pas de doute que, patiemment, obstinément, [Bataille] conçut Document comme une machine de guerre contre le surréalisme ; comme une position avancée sur ses terres qu’un à un rallieraient ses dissidents […] Documents sera l’abcès chaque mois crevé du surréalisme : ce que ce dernier n’ose pas être, ce que sa violence serait si ne le rattrapait pas, in extremis, la farouche volonté de Breton de l’assortir des raisons les meilleures, c’est-à-dire les plus hautes116.’

Si Documents n’atteignit jamais la notoriété, l’influence sur la jeunesse intellectuelle ni la longévité de La Révolution surréaliste, Michel Surya montre qu’elle força néanmoins le surréalisme à rendre clair ce qu’il ne pouvait pas être :

Documents est un goût douteux dans la bouche du surréalisme ; Bataille une dent malade dans celle de Breton […]. Et son « fou ». Celui-ci ne pouvait pas surgir du surréalisme même. Si Artaud affola les mots, Bataille le fit des idées. Pire, il les charogna. De l’entreprise très raisonnée de déraison surréaliste, il est le philosophe « fou », incontrôlé117.’

Lorsque l’on sait quel débatteur invétéré fut Giacometti, avide de comprendre et de se comprendre, on imagine la trace que put laisser chez lui cette pensée qui voulait prendre en charge tout le réel, qui ne promit jamais un monde débarrassé de sa pourriture, mais força l’homme à ouvrir les yeux sur elle. Documents fut cette entreprise de scruter le « jeu de l’homme avec sa propre pourriture »118. Comme ce jeu concerne les aléas de la figure humaine, de sa ressemblance et de sa dissemblance, qui fut pour Giacometti l’entreprise de toute une vie, il paraît nécessaire de nous y arrêter un moment.

La revue Documents travaille au fil de ses numéros à l’établissement de ce dictionnaire d’un genre inédit défini par Bataille : « Un dictionnaire commencerait à partir du moment où il ne donnerait plus le sens mais les besognes des mots »119. Pour Georges Didi-Huberman, auteur d’un remarquable livre sur l’expérience que fut Documents, une revue d’art telle que la conçoit Bataille commence, elle, à partir du moment où elle ne donne plus le sens, mais les « besognes des images ». Son livre – La Ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille – pose donc comme hypothèse de départ que Documents « fournit à Georges Bataille l’occasion de faire subir à la notion de ressemblance une épreuve – une expérience, un travail, une métamorphose – théorique et pratique d’altération et de redéfinition radicales ».

‘Cette expérience ou expérimentation de (ou sur) la ressemblance, Bataille la mena donc, dans Documents, sur deux fronts complémentaires : comme forme textuelle d’abord, à travers l’œuvre littéraire et conceptuelle, où, d’article en article se repère un véritable travail de démontage théorique à l’endroit de la notion classique de ressemblance ; comme forme visuelle ensuite, à travers la pratique éditoriale, où Bataille, d’article en article, mena un véritable travail de montage figuratif , créant sur toute l’étendue de la revue (et particulièrement dans l’illustration de ses propres textes) un stupéfiant réseau de mises en rapports, contacts implicites ou explosifs, vraies et fausses ressemblances, fausses et vraies dissemblances…120

Pour nous qui tentons d’approcher un dialogue en train de s’amorcer entre l’œuvre en cours d’Alberto Giacometti et la littérature qui lui fut immédiatement contemporaine, ce qui nous intéresse en premier lieu ici c’est de constater que d’entrée de jeu les deux pôles – texte et image – apparaissent confondus dans un travail commun qui leur donne sens. Que Giacometti ait été d’accord jusqu’au bout avec le sens que pouvait revêtir son œuvre au sein d’un ensemble dominé par la pensée de Georges Bataille, nous allons essayer de l’évaluer au plus près, mais ce qu’il nous importe de remarquer, c’est que texte et image ne sont au sein de cet ensemble que des moyens tournés vers une même fin, qui fut donc pour Giacometti dès cette période de Documents une approche lucide – jusqu’à l’éblouissement – du réel.

C’est la place de l’homme, plus particulièrement, au sein de ce réel, qui est envisagée, et le système de valeurs dans les mailles duquel il a pu prendre les choses qui est questionné. Textes et images ne sont que des « documents » à verser au dossier de l’homme. Or, voici que l’on va faire travailler ou jouer les photos composées par Leiris à partir des sculptures de Giacometti avec des mots, des idées et d’autres images. Une intention, une recherche de Giacometti, ont préexisté au sens que par accident elles vont revêtir en fonction d’une place occupée au sein de cet ensemble, et qui déjà le déborde. Mais les proches de Bataille ont reconnu une convergence de ces recherches avec la mise en question opérée par la revue de la figure humaine. Cette reconnaissance influe sur sa réception. Du fait d’une interprétation abusive et d’une mise en contexte déformante ? Peut-être, mais où Giacometti ne s’est pas si peu reconnu qu’il ne conserve tous les numéros de la revue jusqu’à la fin de sa vie.

C’est bien lui qui déjà donnait pour titre à ces étranges figures plates ou ajourées « Tête qui regarde », « Homme et femme » ou encore « Femme couchée ». Ce sont les figures créées par Alberto Giacometti qui sont donc appelées à « travailler », à « jouer » – comme un mur travaille et une porte joue – au sein de l’ensemble de Documents. Mais par un effet de retour du devenir de la création sur son créateur, ce sont le travail et la recherche de Giacometti qui se trouvent alors infléchis. La conscience de créateur de Giacometti joue sur son axe – et peut-être, nous y reviendrons, pivote à angle droit de la verticale à l’horizontale. Car ce n’est pas seulement un sens abusif, tirant l’œuvre à soi que, comme le suggère André Lamarre121, les mots de Leiris plaquent sur les œuvres achevées, ce sont aussi des armes nouvelles qui se trouvent fourbies pour Giacometti par le travail de la revue. Ce lieu si riche de possibilités humaines et intellectuelles, ouvertes par Bataille jusqu’à l’impossibilité, permet à Giacometti de confronter ses vues, d’approfondir ses connaissances, confirme certaines directions, en infléchit d’autres. Le détour par les idées de Bataille et Leiris lui permet un retour fécond vers sa création. D’autant plus que la théorie de Bataille est alors indissociable de la pratique de Documents, pratique du montage visuel, et que cette interrogation subie alors par la figure humaine est une interrogation en acte.

La cible principale de cette interrogation est l’idéalisme, si l’on constate avec Michel Leiris que Documents fut pour Bataille l’occasion de préciser les contours d’une « philosophie agressivement anti-idéaliste »122. Denis Hollier, dans sa préface à la réédition de Documents confirme que cette « revue agressivement réaliste » visait en particulier le surréalisme de Breton, puisqu’elle prétendait substituer au « possible de l’imagination » l’« impossible du réel »123. C’est donc contre une vision de l’art « dominée par les pouvoirs séculaires de l’idée »124 que fut dirigée la critique de Documents. Il s’agit alors de produire une « contre-histoire de l’art », qui puisse remettre en question l’autonomie des Beaux-Arts, leur système fermé. Ce projet prendra appui sur la réflexion muséologique menée par Georges-Henri Rivière, l’un des principaux collaborateurs de la revue et qui fut le directeur du musée ethnographique du Trocadéro125. La revue profitait donc de l’apport de la discipline ethnologique, dans l’élan que lui donnèrent en France Durkheim et Mauss, ce dernier présent au sein de la revue par un article sur Picasso. En faisant coexister l’ethnographie et les Beaux-Arts, Documents « renvoyait l’histoire de l’art traditionnelle au statut de discipline globalement arriérée »126 et bousculait les hiérarchies séculaires et les attentes qui étaient celles du lecteur d’une revue d’art. Aussi Documents n’était-elle peut-être pas à proprement parler une revue d’art : « son objet ne consistait pas à produire une documentation artistique au sens strict, mais à créer de stupéfiants passages, ou rapports, entre des objets différents par leur statut, des objets ‘hauts’ et des objets ‘bas’ »127.

Notes
103.

Georges Bataille, « Le Surréalisme au jour le jour », ibid., p. 177.

104.

Idem.

105.

Ibid., p. 179.

106.

Ibid., p. 134.

107.

Voir André Thirion, ibid., p. 186.

108.

Voir Michel Surya, ibid., p. 146.

109.

Lettre de Pierre d’Espezel à Georges Bataille du 15 avril 1929. Citée par Michel Surya, ibid., p. 148.

110.

Voir Michel Surya, ibid., p. 149.

111.

Michel Leiris, « De Bataille l’impossible à l’impossible Documents », in Georges Bataille/Michel Leiris, Échanges et correspondances, op. cit., p. 21.

112.

Idem.

113.

Michel Leiris, « Alberto Giacometti », ibid., p. 209.

114.

Georges Bataille, « Figure humaine », Documents, n°4, 1929, p. 201.

115.

Voir Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe, Paris, Macula, 1995, pp. 42-43.

116.

Michel Surya, ibid., pp. 150-153.

117.

Ibid., pp. 155-156.

118.

Georges Bataille, « L’esprit moderne et le jeu des transpositions », Documents, 1930, n°8, p. 490.

119.

Georges Bataille, « Informe », Documents, 1929, n° 7, p. 382.

120.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 13.

121.

 André Lamarre, ibid., chapitre 2.

122.

Michel Leiris, « De Bataille l’impossible à l’impossible documents », Critique, XIX, 1963, n° 195-196, p. 690.

123.

Denis Hollier, « La Valeur d’usage de l’impossible », préface à la réimpression de Documents, Paris, Jean-Michel Place, 1991, p. XXI.

124.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 15.

125.

Voir Georges-Henri Rivière, « La musée ethnographique du Trocadéro », Documents, 1929, n°1, pp. 54-58.

126.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 17.

127.

Ibid., p. 18.