5) « Présence réelle »

Il n’est que de feuilleter page à page les numéros de Documents pour être conduit à penser que l’impression – contact physique, violence émotionnelle – faite par la revue et par la pensée de Bataille sur le jeune Giacometti alla bien au-delà du goût pour la violence érotique qui en est la manifestation la plus apparente. Certaines déclarations, jamais isolées de l’agressive « besogne » des images, durent laisser sur Giacometti une marque peut-être moins évidente, mais d’autant plus profonde qu’elles agaçaient les doutes d’un sculpteur se défiant déjà de sa « facilité » ancienne. Or voici ce qu’il put lire s’il eut la curiosité – et nous savons qu’il l’eut - de parcourir le numéro qui précéda celui dans lequel fut publié le premier article important sur son œuvre : « Il est vain d’envisager uniquement dans l’aspect des choses les signes intelligibles qui permettent de distinguer divers éléments les uns des autres »128. Réduire les êtres et les choses à une somme de qualités pour mieux les ordonner et les classer ne conduit qu’à les tenir éloignées dans l’ennui des coffres sans odeur du langage rationnel, voilà ce que, dès le numéro 3 de Documents, dénonçait Bataille. Il y a dans la fleur quelque chose sur quoi les classifications de Linné ne peuvent avoir de prise, un défi aux serres du langage que Bataille désigne comme « une obscure décision de la nature végétale »129. Il peut alors brandir la pourriture des fleurs, leur sexe à nu comme un antidote contre la dissolution de la matière du réel dans un langage qui abstrait et idéalise :

‘Ce que révèlent la configuration et la couleur de la corolle, ce que trahissent les salissures du pollen ou la fraîcheur du pistil, ne peut sans doute pas être exprimé adéquatement à l’aide du langage ; toutefois, il est inutile de négliger, comme on le fait généralement, cette inexprimable présence réelle, et de rejeter comme une absurdité puérile certaines tentatives d’interprétation symbolique130.’

Bataille exhibe ce que délaissent les mailles trop larges du langage abstrait et se heurte à un indicible qu’il ne parvient à évoquer qu’en détournant le vocabulaire de la théologie : « présence réelle ». Dans la trouée que ménage l’italique dans son texte viennent se loger les photographies en gros plan de végétaux par Karl Blossfelt, parmi lesquelles cette « campanule des Açores » que ses pétales arrachés rendent pareille à quelque improbable araignée. Le « langage des fleurs » annoncé par le titre n’est pas celui des fleurs de rhétorique qui font d’elles l’ornement incontournable d’un amour lui-même idéalisé. Il est le véhicule d’une irrécupérable vérité basse ou « pourrie »131 qui prépare le terreau de la polémique avec Breton. En effet dans le Second Manifeste du Surréalisme, après avoir défendu ardemment l’amour et revendiqué la « propreté éclatante », physique et morale, des mages versés dans l’occultisme, celui-ci s’en prend violemment à Bataille dont la « soif sordide » se révèle n’être qu’une « soif de sordide », celle d’un « matérialiste » ne cherchant qu’à « faire partager ses obsessions ». Il conclut alors avec autorité : « Il n’en est pas moins vrai que la rose, privée de ses pétales, reste la rose »132.

Au risque d’un décrochage un peu abrupt, nous aimerions rapprocher cette sentence d’une autre phrase de Breton qui résonne de la même confiance dans le langage et dans la permanence des êtres et des choses : « On sait ce que c’est qu’une tête ». Cette phrase par laquelle se résumera dans le souvenir de Giacometti133 son exclusion du groupe surréaliste s’appuie elle aussi sur une idée, l’idée d’une tête. Or, si chacun de nous possède bien en effet l’idée de ce qui définit une tête, l’étude précise de ce qu’on pourrait dire la « présence réelle » de cette tête particulière, celle qui est là en ce moment devant moi, ouvre un abîme vertigineux que le travail de toute une vie ne pourra qu’effleurer. Il ne s’agit pas bien sûr de prétendre que Giacometti retournera au travail d’après modèle sous l’influence de Bataille, mais l’on peut penser que l’exigence qui fut celle du secrétaire général de Documents a pu peser sur ce qui n’était encore que des intuitions et des refus. À l’inverse les images comme celles que Giacometti fournit à la rédaction de Documents sont le complément indispensable des propos de Bataille, l’arme nécessaire à sa dénonciation de l’idéalisme et de l’abstraction. Le jeu interne des images au fil des numéros de la revue est ce qui permet à Bataille de ne pas prêter le flanc à un retournement de sa critique contre lui-même, d’éviter une dénonciation abstraite de l’abstraction. Tout le projet de Documents repose sur la conviction que « la substitution des formes naturelles aux abstractions employées couramment par les philosophes apparaîtra non seulement étrange, mais absurde »134. C’est pourtant par cette absurdité même que peut être bousculé le savoir, si l’on veut bien admettre que

‘ce qui se montre comme rapport visuel, ressemblance ou disproportion – ou ressemblance disproportionnée –, se rend capable de bouleverser la connaissance elle-même, et de produire une connaissance inouïe, une connaissance que l’on pourrait dire « sans commune mesure », bref une connaissance qui ne s’abstrait ni ne s’idéalise135.’

Or il est un épisode marquant de sa formation d’artiste que Giacometti relatera plus tard, et qui nous reporte précisément vers le végétal. Ce souvenir met aux prises Giacometti avec son père, dans l’atelier de Stampa où celui-ci le conseillait parfois :

‘[…] mon père qui faisait des portraits d’après nature faisait des portraits grandeur nature tout à fait instinctivement, même si je posais à trois mètres. S’il faisait des pommes sur une table, il les faisait grandeur nature. Et moi, j’ai dessiné une fois dans son atelier […] des poires qui étaient sur une table – à la distance normale d’une nature morte. Et les poires devenaient toujours minuscules. Je recommençais, elles redevenaient toujours exactement de la même taille. Mon père, agacé, a dit : « Mais commence à les faire comme elles sont, comme tu les vois ! » Et il les a corrigées. J’ai essayé de les faire comme ça et puis, malgré moi, j’ai gommé, j’ai gommé et elles sont redevenues une demi-heure après, exactement au millimètre, de la même taille que les premières136. ’

Bataille se trouve donc au cours de la polémique avec Breton, dans une situation similaire à celle dans laquelle les deux autres épisodes trouvent Giacometti. Il relaie la résistance butée que les choses opposent à la transparence illusoire de nos moyens de saisie. Face à l’idée, à l’idéal de la fleur ou de la femme, Bataille revendique le caractère inexpugnable de chaque fleur particulière, cette mutité réfractaire qu’il nomme « présence réelle ». La « présence », pour Bataille, comme le souligne Georges Didi-Huberman, n’est alors réelle « que dans la mesure où, ‘impossible’, impossiblement singulière, elle se [révèle] être incompossible à l’idée en tant que telle »137. Ce n’est pas encore le moment de poursuivre ces réflexions, mais soulignons dès maintenant quel écho pourront recueillir ces protestations chez des poètes comme Jacques Dupin, André du Bouchet ou Yves Bonnefoy, qui se heurteront de plein fouet à la pensée de Bataille et à l’œuvre de Giacometti dans leur maturité. Yves Bonnefoy, pour sa part, critiquera cette pensée, mais il est intéressant de voir apparaître ici le mot, essentiel pour lui, de « présence »138. Quant à la notion de « présence réelle », soulignons à quelle fortune elle est appelée dans la réflexion sur l’art que Michel Leiris élaborera au fil des textes qui viendront accompagner ses « alliés substantiels » : elle rejoindra donc, par ricochet, l’œuvre de Giacometti139.

Notes
128.

Georges Bataille, « Le langage des fleurs », Documents, 1929, n°3, p. 160.

129.

Idem.

130.

Idem.

131.

Comme ailleurs dans la revue le soleil ou la peinture de Picasso sont pourris. Voir « Soleil pourri », Documents, 1930, n°3, pp. 173-174.

132.

André Breton, Second Manifeste du Surréalisme, OC I, p. 827. Sur la polémique Breton-Bataille en général, voir Georges Bataille, « Dossier de la polémique avec Breton », OC II, pp. 49-109, et « Le surréalisme au jour le jour » OC VIII, pp. 167-184. Voir aussi J.-F. Fourny, « À propos de la querelle Breton-Bataille », Revue d’histoire littéraire de la France, LXXXIV, 1984, n°3, pp. 432-438, et M.-C. Lala, « Bataille et Breton : le malentendu considérable », Surréalisme et philosophie, Paris, Centre Georges-Pompidou, 1992, pp. 49-61.

133.

Voir Jacques Dupin, TPA, p. 25.

134.

Georges Bataille, ibid., p. 164.

135.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 39.

136.

 Alberto Giacometti, « Entretien avec David Sylvester », Écrits, op. cit., p. 289.

137.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 190.

138.

Voir chapitre XIII.

139.

Voir Michel Leiris, PA, p. 25.