6) Le travail de l’informe

Voici à nouveau, dans toute sa complexité, dévoilé le problème de l’« influence » auquel nous nous heurtons : nous voyons ici deux recherches qui se débordent infiniment l’une l’autre en venir ponctuellement à converger, chacune s’appuyant sur cette convergence pour se porter plus avant. Les différences ne s’annulent pas dans cette rencontre, mais à un moment donné la chaleur d’un frottement aura libéré ces forces qui bousculent, sans préjuger des directions ultérieures.

Quant au triomphe de l’idée, il a son corrélat : la thèse thomiste qui impose « que chaque chose ait sa forme »140. La relation surnaturelle qui unit l’homme à son Dieu est au fondement de cette thèse : « Dieu a fait l’homme à son image »141. Mais si l’homme ressemble à son Dieu, l’inverse n’est pas vrai pour autant puisque la ressemblance « déclasserait »142 alors le modèle. Une telle conception de la ressemblance repose sur la séparation de la matière et de la forme, sur un « tabou du toucher » : « la matière ne doit pas toucher la forme »143. Or, c’est justement ce contact que vise Bataille va en opposant à la thèse thomiste la « ressemblance informe » de l’univers avec « quelque chose comme une araignée ou un crachat »144 :

‘[…] c’est en revendiquant une telle « ressemblance informe », ressemblance déclassante, coupable et mortifère, que Bataille, dans Documents, aura commencé de défaire et de décomposer systématiquement – c’est-à-dire avec une joie cruelle et obstinée – toute cette construction mythique : renversant d’abord la hiérarchie du modèle et de la copie, de façon à bouleverser tous les rapports du « haut » et du « bas » (une dizaine d’années plus tard, Bataille parlera encore de l’éblouissement extatique en termes de chute : « Le plus difficile – Toucher au plus bas »145) ; renonçant, ensuite, à toute mythologie de l’origine comme à toute espérance de fin rédemptrice ou consolatrice ; brisant, enfin, le tabou du toucher sur lequel tout ce mythe chrétien de la ressemblance apparaît bien construit. Là gît, peut-être, le plus important : que Bataille soit intervenu, et probablement en toute connaissance de cause, sur le nœud philosophique même de la question où peuvent s’appréhender les termes, les expressions « ressemblance » ou « figure humaine »146.’

Il s’agit pour Bataille d’ôter aux choses leur « redingote philosophique »147. Or, le quatrième numéro de Documents où Bataille s’en prend plus particulièrement à la figure humaine « organise […] tout son contrepoint iconographique comme une vaste dérision des convenances anthropomorphes »148. Ce numéro est en effet le premier à opposer aussi violemment le « fait noir à l’idéalité de l’européenne figure blanche »149, à faire s’entrechoquer sous l’œil du lecteur un mariage petit-bourgeois engoncé dans les convenances de ses cols amidonnés150 et la nudité des « enfants de l’école de Bacouya »151 enrégimentés par la puissance colonisatrice dont la photographie accompagne l’article « Civilisation » de Leiris, alors que celle des « canaques de Kroua »152 répond à l’article sur les « Lew Leslie’s Black birds ». C’est dans ce contexte d’atteintes violentes à l’intégrité de la figure humaine qu’apparaissent pour la première fois, entourés d’étonnantes esquisses de Seurat et de quelques idoles cycladiques, les étranges « personnages » et la « tête qui regarde » de Giacometti, que les photographies « découpées » ou « composées »153 par Michel Leiris restituent dans toute leur troublante intensité.

Documents livre la figure humaine aux deux infinis qui, par excès ou par défaut, la happent. Il s’agit de réfléchir, comme l’entreprend Leiris au sujet de Miró et Hans Arp, sur cette « fuite mollasse de la substance qui rend toutes choses – nous, nos pensées, et le décor dans lequel nous vivons – semblables à des méduses ou à des poulpes »154. Déjà, le numéro 2 exprimait par la voix de Georges Limbour cette hantise de la fixation du difforme qui serait à la source de notre rapport au masque :

‘Mais à part le prétexte futile d’un porte-voix, tu [Eschyle] devais reprocher à la face de l’homme sa fantastique mobilité, plus prompte, plus déconcertante que la mer soudaine. Peut-être pensas-tu que l’image du plus intense tourment, la crispation suprême des passions ne se maintient pas le temps d’une tragédie, et combien t’apparut plus terrible un visage descendu dans l’enfer de son expression, qui ne pourra plus jamais revenir en arrière vers son repos, bloqué dans sa grimace comme dans les glaces un navire et qui dans le sommeil même garde l’affreuse torsion de son tourment155.’

Le numéro 6 reviendra sur ce problème particulier du masque et sur les altérations du visage au gré des flux et des reflux de la chair :

‘Que la « Figure humaine » se trouvât décomposée par massification, qu’elle fût étouffée dans la matière – ou opacifiée, ou rongée, ou dévorée par elle – , voilà ce qu’en un seul numéro de Documents, choisi presque au hasard, on peut voir se développer de façon systématique, dirai-je, de façon hautement stratégique (là où se concentrent le concerté et le déconcertant). Il aura suffi d’une quarantaine de pages, dans le sixième numéro de 1930, pour que se développe, sur plusieurs fronts articulés, cette thématique de l’anthropomorphisme massifié autant que mortifié156.’

Il s’agit d’étayer ce paradoxe selon lequel

‘toute ‘Figure humaine’ demeure ‘Figure’ et demeure ‘humaine’, bien que capable d’ouverture, d’écrasement, d’écorchement ou de dévoration. Paradoxe exprimable en des termes qui fourniront la base de toute L’Expérience intérieure : cette chose, cette ‘masse’, comme l’écrit Bataille, cette chair ouverte, écrasée, dépecée et dévorée, ce ‘résidu suprême’ ne définissent rien d’autre que notre semblable, le destin toujours possible de notre ressemblance157. ’

Le masque représente alors la chose en puissance dans le visage, comme le montrent par exemple les photographies de masques de cuir pour rituels masochistes par W. B. Seabrook qui venaient accompagner l’article de Leiris « Le caput mortuum ou la femme de l’alchimiste »158. Ce que révèlent ces articles autant que ces photographies, c’est combien la figure humaine est toujours menacée de devenir cette « pure et simple masse d’obscurité »159 que Leiris nomme « résidu suprême »160. L’informe que Bataille oppose à la vision chrétienne de l’univers161 guette donc tout autant la figure humaine dont Documents nous montre le possible écrasement, car l’homme par son semblable « se fait écraser partout comme une araignée ou un ver de terre »162. Or c’est à Giacometti que revient, selon Georges Didi-Huberman, d’avoir « littéralement [mis] en œuvre » ce « paradigme de l’informe – l’araignée et plus encore l’araignée écrasée – », en « ouvrant, démembrant et jetant au sol une sorte d’araignée qu’il nomma, de façon significativement anthropomorphe, une Femme égorgée »163. Il n’est que de regarder les dessins que Giacometti réalisait d’après des illustrations de revues pour mesurer l’attention avec laquelle il scruta à cette époque les masques, et particulièrement les reproductions publiées par Documents 164 .

Sans doute Giacometti n’eut-il pas accès au texte majeur de Bataille sur le masque qui, resté inédit, reprend en grande partie ce que Documents déployait. On y lit ce que laisse deviner ce réseau d’images et de textes : que le masque applique sur la figure humaine comme une réminiscence du chaos qui la hante.

‘Entre les énigmes proposées à chacun de nous par une courte vie, celle qui tient à la présence des masques est peut-être la plus chargée de trouble et de sens. Rien n’est humain dans l’univers inintelligible en dehors des visages nus qui sont les seules fenêtres ouvertes dans un chaos d’apparences étrangères ou hostiles. L’homme ne sort de la solitude insupportable qu’au moment où le visage d’un de ses semblables émerge du vide de tout le reste. Mais le masque le rend à une solitude plus redoutable : car sa présence signifie que cela même qui d’habitude rassure s’est tout à coup chargé d’une obscure volonté de terreur [;] quand ce qui est humain est masqué, il n’y a plus rien de présent que l’animalité et la mort. […]
Or le masque possède encore la force d’apparaître au seuil de ce monde clair et rassurant de l’ennui comme une obscure incarnation du chaos. […] Car LE MASQUE EST LE CHAOS DEVENU CHAIR. Il est présent devant moi comme un semblable et ce semblable, qui me dévisage, a pris la figure de ma propre mort ; par cette présence le chaos n’est plus la nature étrangère à l’homme mais l’homme lui-même animant de sa douleur et de sa joie ce qui détruit l’homme, l’homme précipité dans la possession de ce chaos qui est son anéantissement et sa pourriture, l’homme possédé d’un démon, incarnant l’intention que la nature a de la faire mourir et pourrir165.’

Ce texte rejoint les préoccupations de Giacometti au moment où il est écrit. En 1934, celui-ci traverse en effet la crise qui aura pour conséquence son exclusion du mouvement surréaliste, justement autour de la trouvaille d’un masque, de son rapport au visage et de son lien à la mort. Sans anticiper sur les développements à venir, il apparaît à la lecture de ces lignes que l’aventure bataillienne sera pour l’œuvre de la maturité sûrement tout aussi décisive que la proximité de Breton.

C’est que les réflexions de Bataille rencontrent chez Giacometti le terreau fertile d’une interrogation déjà ancienne sur la mort, nourrie entre autres par l’expérience traumatisante du voyage avec Van M., dont Giacometti ne commencera à pouvoir se libérer qu’à partir de 1946. C’est cette hantise de la mort qui dès 1923 avait poussé Giacometti, et pour tout un hiver, à essayer de peindre un crâne. Se remémorant cette expérience après-guerre, les rapports qu’il en vient à tisser entre le crâne et le visage auraient trouvé leur place dans une revue telle que Documents :

‘Et alors, peu à peu, voir un crâne devant moi ou un personnage vivant, la différence devient minime… Le crâne prend, pour finir, une présence vivante. Cela m’est arrivé… Un crâne n’est pas l’équivalent d’une table, ou d’un fruit, ou d’un objet, il est quand même plus proche d’une tête vivante que de n’importe quoi !... ce qui m’a toujours assez troublé.
Par contre, travaillant d’après le personnage vivant, – et cela avec presque de la frayeur – j’arrivais, si j’insistais un peu, à voir à peu près le crâne à travers… Cela m’est arrivé avec une jeune fille qui posait et que je voulais dessiner166.’

Un regard porté sur l’œuvre d’après-guerre nous permet de mesurer à quel point les périls du défaut de visage et de chair, la hantise du corps décharné trouvent un écho chez Giacometti, même si ce n’est pas cette préoccupation qui entre en jeu dans l’amaigrissement de ses statues. Mais l’expérience des « plaques », dès avant Documents, par le retranchement progressif du visage167, lui avait livré un premier passage. Moins évidente peut paraître chez lui la méditation du trop-plein, de l’excès de visage, pourtant la massification, portée même jusqu’à la pétrification, cette autre forme de tension vers la chose, est également sensible dans son œuvre, notamment lorsqu’en 1934 il sculpte le Cube. Qui se penche sur son œuvre des années 30 y retrouve cette dialectique de la forme et de l’informe que lui-même nommera « un incessant contrecoup »168.

Né d’une hantise de la mort ravivée par la mort récente de son père, le Cube de 1934 ne paraît pas sans liens avec cette « écriture du désastre »169 que Georges Didi-Huberman décèle à l’œuvre dans Documents, ravivant le sens étymologique de ce mot « qui nous dit, en presque chaque ‘document’ de Documents, l’accident souverain – le symptôme – qui atteint et révèle, qui dément avec violence la ‘Figure humaine’ dans sa position d’idéalité, c’est-à-dire d’‘astre’ mythologique gardien des ressemblances »170. Or c’est bien la chute, la mort d’un astre, que dit le Cube, tombeau et impossible portrait du père enfermé dans le bloc de la mélancolie. De ce cube qui n’en est pas un, polyèdre abstrait issu de la gravure de Dürer intitulée Melencolia, Giacometti pourra affirmer qu’il est « une tête » et graver plus tard son autoportrait sur une de ses facettes. C’est donc bien une figure humaine « massifiée », portée jusqu’au bloc, et au bloc chu – de quel obscur désastre ? – que Giacometti donne à voir alors que Documents a cessé de paraître et que Bataille écrit son texte sur le masque. L’« heuristique du désastre »171 comme besogne de la mort au sein du visage, œuvre d’un « pourrir » qui fait vaciller les formes et choir la figure humaine de son piédestal, paraît essentielle pour saisir d’où provient l’œuvre de la maturité de Giacometti. C’est d’elle que repart instinctivement André du Bouchet lorsqu’il entreprend d’écrire le premier texte de ce qui deviendra Qui n’est pas tourné vers nous 172. Il y aura eu chute, et ce n’est que dans la traversée de cette chute que Giacometti pourra courir à nouveau la figure humaine.

Que la lecture de Documents ait précipité cette chute, la relecture des articles de Bataille le donne à penser. Les « plaques » tenaient encore fermement la station verticale. Après sa confrontation au groupe de Documents, Giacometti entreprend ce que Rosalind Krauss considère comme un pas majeur de l’art de son temps : la sculpture horizontale 173. Un tel mouvement se retrouve dans le rêve du Coupable qui décrit l’ascension d’un « vaste volcan semblable à l’Etna » au terme de laquelle, cherchant à fuir l’éruption par laquelle il se sait inéluctablement rattrapé, le rêveur accède au pouvoir de se reconnaître dans le personnage de pierre qui s’élève devant lui :

‘[…] j’entrai dans une vaste salle dont l’architecture n’était ni moins géométrique ni moins belle que la porte. Quelques personnages qui s’y trouvaient étaient loin de trancher aussi clairement sur le décor que les statues d’un porche. Ils étaient d’une stature immense et d’une sérénité qui faisait peur. Je n’avais jamais vu, jamais imaginé d’êtres plus parfaits, plus puissants, ni plus lucidement ironiques. L’un d’eux s’élevait devant moi dans sa majestueuse et glaciale architecture, assis mais dans une position désinvolte, comme si les ordres des figures ornementales dont il était formé étaient les ondes d’un rire clair et purifié, sans plus de bornes ni de violence que les vagues d’une tempête. Devant ce personnage de pierre qu’enivrait une lumière lunaire, intérieure, émanant de lui, dans un mouvement de désespoir et dans la certitude de partager l’hilarité mortelle174 qui l’animait, je trouvai, en tremblant, le pouvoir de me reconnaître, et de rire. Je m’adressai à lui, et malgré mon trouble exprimai avec une aisance trompeuse ce que j’éprouvais : que j’étais semblable à lui […]. Alors ma tension devint telle que je m’éveillai175.’

Ce trajet onirique décrit une ascension, puis l’angoisse mortelle d’une chute au terme de laquelle des êtres d’abord « parfaits », puis hilares sont reconnus comme semblables. Et c’est à ce moment, « lorsque la catastrophe touche la forme »176 que le rêveur, en proie à une tension trop forte, s’éveille. Michel Leiris note à la même époque dans son Journal un rêve à peu près similaire, et qui de la même façon engage la figure humaine :

‘Rêve d’une de ces dernières nuits : excursion en montagne avec Z[ette], K[ahnweiler], Jeanine et Simone P[iel]. Il s’agit de visiter une église bâtie dans la montagne. J’aperçois cette église, me trouvant à quelque distance. D’énormes figures humaines – coloriées, et ressemblant à des figures de cire du musée Grévin, aux anges du maître-autel de Saint-Jacques de Compostelle ou à des mannequins d’orgue à vapeur de chevaux de bois – sont sculptées sur la façade. Si grandes, qu’elles me donnent le vertige et que je suis pris d’angoisse, imaginant ce que sera le vertige quand je les verrai de plus près – alors, d’une grandeur vraiment démesurée –, vertige qui se joindra à celui de la montagne, car l’église est bâtie en un lieu assez escarpé.
Ce rêve se rapproche curieusement d’un rêve que rapporte Bataille dans L’Expérience intérieure et dont j’ai eu la connaissance seulement aujourd’hui […]. Dans mon rêve, l’église se confond plus ou moins avec le bloc rocheux de la montagne et y est peut-être directement taillée, de sorte que les statues, sculptées à même les parois extérieures de l’église, ont elles aussi l’air d’être prises directement dans la masse du rocher177.’

Un tel vertige est très proche de l’expérience de sculpteur de Giacometti. La parenté qui relie la figure humaine avec les pierres et les arbres qui peuplèrent son enfance dans le Val Bregaglia est une de ses préoccupations constantes et l’été suivant celui de la mort de son père, en 1934, se passa en compagnie de Max Ernst à sculpter des blocs de pierre collectés dans la montagne. Dans les années cinquante, des figurines qu’il groupa sur un socle manifesteront par leur titre leur fort pouvoir de suggestion des paysages d’enfance : La Clairière, La Forêt 178. Enfin l’un des textes fondamentaux de la période surréaliste de Giacometti entreprendra de retracer dans toute son ambiguïté le rapport enfantin aux pierres familières et d’y déceler un sens pour la vie présente179. Mais surtout la ressemblance des œuvres de la maturité ne transparaît elle-même que sur fond de chaos, comme le soulignera Jacques Dupin180. Yves Bonnefoy choisit alors dans sa réflexion sur Giacometti de repartir de ce texte majeur de Bataille qui lui apparaît, comme les sculptures de Giacometti, se heurter de plein fouet à cet en-soi du monde qui est l’envers de toute ressemblance181.

Or Documents aura proclamé dès 1929 que la matière dont nous nous composons « vient sans recours ruiner en nous la bonne forme, l’idée et l’idéal de la ‘figure humaine’ »182. Cette matière indomptable par aucune forme, les articles « Homme » des numéros 3 et 4 de Documents prennent plaisir à la décomposer, énumérant le nombre d’allumettes ou de savonnettes que les « matières premières » contenues dans un homme – et évaluées, « au cours actuel », à 25 francs – pourraient permettre de fabriquer183.

Que tendent à prouver ces « relations » que Giacometti qualifiera plus tard de « désagrégeantes »184 ? Que l’humain naît de sa capacité à sortir de soi, qu’il est ridicule de prétendre – comme le proclame Leiris dans l’article « Métamorphose » – « rester tranquille dans sa peau, comme le vin dans son outre », refusant la vertu des métamorphoses. Cette vertu, toute outre et toute honte bues, est celle de nous découvrir partie d’un processus infini, puisque l’informe qui « tend toujours vers un impossible […] ne réalise en fait que l’impossibilité même d’un résultat définitif »185. Pour Bataille et Leiris, l’homme se nourrit de sa capacité à absorber l’autre, à s’ouvrir à l’altérité. Que la véritable liberté « implique la reconnaissance nécessaire du réel, qu’il faut alors de plus en plus creuser et ruiner, pousser en quelque sorte jusqu’à ses ultimes retranchements »186, voilà ce que Giacometti put lire dans Documents à l’aube de la grande plongée en soi des années surréalistes, et qui peut-être dut peser au moment – dans le contrecoup du désastre confondant de la mort de son père – de remonter à la surface, au point de contact.

Si la forme « vit et meurt de ses propres […] symptômes déformants », si elle n’est que « l’accident perpétuel de la forme »187, vers quoi fait alors signe ce « jeu de l’homme avec sa propre pourriture »188 ? L’étude de Georges Didi-Huberman a montré qu’il y avait chez Bataille une véritable pensée dialectique, qui après s’être distinguée d’un Hegel encore mal compris – mieux pourtant qu’il ne l’était généralement en France à cette époque – en vint par le relais d’Alexandre Kojève à prendre peu à peu conscience de la véritable portée de sa philosophie189. C’est alors pour relire ce texte qualifié plus tard d’« admirable »190 où Hegel reconnaît l’« œuvre de la mort » comme « ‘acte immanent’ de toute chose, de toute représentation, de toute action, de toute notion »191 :

‘La mort […] est ce qu’il y a de plus terrible et maintenir l’œuvre de la mort est ce qui demande la plus grande force. La beauté impuissante hait l’entendement, parce qu’il l’exige d’elle ; ce dont elle n’est pas capable. Or, la vie de l’esprit n’est pas la vie qui s’effarouche devant la mort, et se préserve de la destruction, mais celle qui supporte la mort et se conserve en elle. L’esprit n’obtient sa vérité qu’en se trouvant soi-même dans le déchirement absolu. Il n’est pas cette puissance (prodigieuse) en étant le Positif qui se détourne du Négatif, comme lorsque nous disons de quelque chose : ceci n’est rien ou (ceci est) faux et, l’ayant (ainsi) liquidé, passons de là à quelque chose d’autre ; non, l’Esprit n’est cette puissance que dans la mesure où il contemple le Négatif bien en face et séjourne près de lui. Ce séjour-prolongé est la force magique qui transpose le Négatif dans l’Être-donné192.’

Si Bataille sera en dernier recours sensible à l’effectivité, au caractère réel du « travail du négatif » chez Hegel, ce dont il maintiendra le refus, c’est d’une synthèse, d’un « résultat » de ce « travail du négatif », comme on parle du « résultat » d’un travail « accompli »193. Bataille a voulu, Derrida le souligne, « une dépense si irréversible, une négativité si radicale – il faut dire ici sans réserve – qu’on ne peut même plus les déterminer en négativité dans un procès ou dans un système »194. Un article comme « Le Bas Matérialisme et la gnose »195 montre bien que le « matérialisme » développé par Bataille dans Documents ne consistait pas à opposer systématiquement la matière à la forme, mais à « tenir la position instable – instable parce que remise en question devant chaque matière, devant chaque forme ou, si l’on veut, devant chaque ‘document’ – consistant à reconnaître l’intraitable dialectique de leur rapport, de leur inséparation contradictoire, contact et contraste mêlés »196. Récusant toute synthèse, Bataille retient malgré tout de la dialectique un processus, une « besogne » des formes qui ne trouve aucun terme, reposant sur cette volonté d’inachèvement que revendiquera L’Expérience intérieure :

‘À l’encontre. Ne plus se vouloir tout est tout mettre en cause. […] Nous ne sommes pas tout, n’avons même que deux certitudes en ce monde, celle-là et celle de mourir. […] Dès lors commence une expérience singulière. L’esprit se meut dans un monde étrange où l’angoisse et l’extase se composent. […] Ce qui caractérise une telle expérience, qui ne procède pas d’une révélation, où rien non plus ne se révèle, sinon l’inconnu, est qu’elle n’apporte jamais rien d’apaisant197.’

Les textes qui exposent cet inachèvement formulent l’antisubstantialisme sur lequel il repose : « l’être n’est nulle part »198, blessure béante, « inachevable »199. Or, nous avons choisi d’accompagner un temps les réflexions de Georges Didi-Huberman sur Documents car elles nous semblent avoir démontré que l’antisubstantialisme défendu par Le Coupable et L’Expérience intérieure « ne faisait que réaliser philosophiquement ce que les activités de 1929-1930 avaient déjà réalisé figuralement dans le primat accordé aux relations dynamiques et conflictuelles (les procédures de montage) sur les termes stables (les images iconographiquement stables) »200. Or nous trouvons là, dans la valeur à accorder à la contradiction et autour de la question de son dépassement une problématique essentielle de notre corpus, posée par la majorité des textes sur Giacometti et souvent d’une grande fécondité poétique. Et l’un des traits communs des auteurs majeurs de notre corpus réside dans leur rapport problématique à la synthèse et dans cette question de l’inachèvement qui apparaît au cœur de l’œuvre d’Alberto Giacometti.

Les Écrits portent la trace d’un intérêt pour Hegel dès 1934, mais il n’a pas attendu cette date201 pour être requis par une œuvre simimportante alors pour Bataille et Breton202 ? Dans les notes jetées à la diable sur des carnets ou des morceaux de papier qui accompagnent constamment son travail jusqu’à la fin, on peut remarquer qu’en 1944 le problème de la synthèse se pose fortement pour lui203. Et certes le débat philosophique intéressait Giacometti et il eut des interlocuteurs de poids pour l’approfondir, mais si c’est d’abord figuralement que la revue Documents a pu questionner les formes du réel, et si donc réponse doit être attendue de Giacometti, ou réplique au séisme de 1929-1930, c’est une réponse figurale, une réponse de sculpteur et de peintre. Lorsqu’après-guerre Giacometti donne à son œuvre l’impulsion nouvelle qui lui vaudra une reconnaissance de plus en plus large, a-t-il complètement abandonné les préoccupations qui étaient celles de Documents ? Il semble que non, et qu’au contraire la hantise de la mort fasse un retour violent dans sa création en 1945-46, avec des sculptures comme Le Nez et Tête sur tige, et son grand texte Le Rêve, le Sphinx et la mort de T… 204 Dans l’impressionnante sculpture où une tête suspendue au milieu d’une cage voit son nez démesurément saillir hors des barreaux, associée au souvenir bien réel de la mort de Van M., dont le nez semblait croître de plus en plus, la figure humaine prend l’aspect du masque de carnaval205. Dans Tête sur tige, c’est la bouche béante qui happe l’œil, cette bouche dans laquelle une mouche s’engouffre lors de l’agonie de T.206.

Or, comparons Le Nez à cette pince de homard photographiée en gros plan par E. Lotar et J. Painlevé publiée dans le numéro 6 de Documents, ou aux gros orteils photographiés par J. A. Boiffard pour accompagner l’article éponyme de Bataille, et nous y retrouvons la même difformité menaçante, mortifère, mettant directement en cause le spectateur. Le Nez de Giacometti, comme le « gros orteil » de Bataille donnent à voir le surgissement obscur de la mort dans les replis secrets de notre anatomie. La mort tenue secrète dans le pourrissement de nos chaussettes et de nos mouchoirs s’insinue violemment dans notre intégrité humaine : ces pieds qui nous permettent la station verticale, ce visage où nous reconnaissons notre semblable. Mort où nous nous effondrons, surgie comme une douleur au pied, visible comme le nez au milieu du visage, et qui ronge les frontières établies pour nous distinguer de l’animal. Ces deux sculptures autant que l’araignée écrasée qui hante le récit de la même époque montrent que Giacometti n’a pas oublié le questionnement sur l’informe entrepris par Bataille dans Documents, et que même il nous le restitue avec une violence d’effraction décuplée au moment où Bataille lui demande d’illustrer Histoire de rats 207.

Pourtant, ces deux sculptures de Giacometti sont des hapax dans la production d’après-guerre où ce qu’il cherche à faire, ce sont des figures et des têtes telles qu’il les perçoit. Il a passé la guerre à voir tout ce qu’il commençait diminuer jusqu’à disparaître et ce n’est qu’en 1945 qu’il s’en sort un petit peu « par le dessin »208, et voit surgir de grandes figures, longues et minces. Pourquoi cette anticipation ? Parce que l’œuvre d’après-guerre tire sa force de l’impossibilité de réaliser une figure stable. Les figures d’après-guerre s’imposeront comme un moment d’équilibre précaire entre l’excès de la figure ou de la tête et son défaut, entre ces deux moments vertigineux de l’apparition soudaine d’une figure dans le champ de la conscience et de sa disparition désastreuse. Or, c’est matériellement, par une technique de la reprise insatiable de la construction de ses figures ou de ses têtes que chaque fois il détruit, que Giacometti sort de cette impasse : par la mise en contact déchirante d’un excès et d’un défaut de la figure où résonne le « contre-chant de la mort »209. Il trouve une issue dans le recommencement sans fin d’une tâche où les figures rescapées porteront la marque de l’arbitraire de leur abandon.

Revenons alors un instant à un article décisif où Bataille s’en prend à la théorie de l’art primitif développée par G. H. Luquet en 1930210. Luquet, s’appuyant sur l’analyse de dessins d’enfants, y retrace la façon dont à partir de ressemblances approximatives produites par lui ou rencontrées dans la nature, l’artiste primitif va apprivoiser et perfectionner sa capacité à imiter les formes de la nature. Puis il complète son analyse par une distinction entre le « réalisme intellectuel » des enfants et des primitifs – reproduction de ce que l’œil sait – et le « réalisme visuel » des arts adultes – reproduction de ce que l’œil voit211. Ce que conteste Bataille dans cette analyse téléologique, c’est le mépris d’une donnée fondamentale pour lui : la possibilité d’une « altération volontaire des formes212 » qu’il croit pouvoir déceler dans la différence de traitement réservée par les Aurignaciens aux figures humaine et animale. Capables de reproduire des rennes et des bisons avec une minutie parfaite, ils maltraitaient la seule figure humaine dans leurs peintures. Bataille avance alors cette hypothèse que l’art naît du plaisir sadique d’altérer un support avant que le hasard ne dégage « de quelques lignes bizarres une ressemblance cruelle qui peut être fixée par la répétition ». Bataille dévoile non pas une tendance téléologique au perfectionnement de la ressemblance, mais deux tendances profondes qui se contestent l’une l’autre : d’une part la satisfaction d’une appropriation progressive, d’autre part la jouissance sadique de la défiguration. Il y a donc non pas un perfectionnement progressif de l’informe vers la forme, mais un va-et-vient continu entre la forme et l’informe, vague qui s’élance et se retire. Dans le « motif processuel d’altération » par lequel, aux yeux de Bataille, « se définit radicalement toute dialectique des formes […], l’informe n’est en aucun cas pensable comme l’état grégaire ou préalable de la forme. Il est plutôt à reconnaître comme cette intraitable […] condition rythmique de la forme que toute œuvre conséquente déploiera, à un moment ou à un autre »213.

Pourquoi alors rapprocher ces réflexions de Bataille sur l’art de la pratique, de la technique de sculpteur et de peintre par laquelle Giacometti se sort de l’impasse stérilisante de ses « difficultés » ? C’est que Giacometti n’est pas revenu à la figuration en enterrant le moment de Documents et une attirance passagère pour l’informe et la violence sadique, ni même en la dépassant dans des œuvres qui seraient la synthèse équilibrée d’une forme ayant ingéré l’informe. Il nous apparaît au contraire que Giacometti n’a pu revenir vers la figure humaine qu’en y maintenant vive sa contestation par une incessante défiguration informelle. L’œuvre ultérieure de Giacometti se nourrira, puisera son efficace la plus aiguë d’une co-présence irréconciliée de la forme et de l’informe, de leur inséparation contradictoire, que cela se manifeste au cours de son travail d’abord, ou encore dans la figure non pas achevée, mais épargnée à l’un quelconque de ses solstices – solstice de forme, solstice d’informe. Giacometti travaillera l’informe comme ce moment d’origine où avec entêtement se ressourcent ses figures. À l’origine était donc peut-être, comme l’affirme Bataille, l’altération, si l’on pense l’origine comme « le mouvement toujours en acte de ce qui, dialectiquement, revient – régresse – et se renouvelle, c’est-à-dire comme le futur autant que le passé »214.

D’autres influences ont été également décisives, mais les limons de l’œuvre de Giacometti, la couche ductile de ses élans et de ses refus peu à peu sédimentés, apparaissent brassés avec une impressionnante vigueur dans cette revue. Documents agite les problèmes théoriques et pratiques qui peuvent se poser aux artistes les plus exigeants de ces années, les pointe avec une acuité sans précédent. Et Giacometti pris dans ce maelström, fait un temps office de document dans ce jeu violent des documents, avant de pouvoir réinvestir ailleurs le sens de ce document qu’alors il aura été.

Notes
140.

Georges Bataille, « Figure humaine », op. cit, p. 194.

141.

Nous empruntons ces réflexions au livre de Georges Didi-Huberman.

142.

Voir Georges Didi-Huberman, ibid., p. 26.

143.

Ibid., p. 29.

144.

Georges Bataille, « Informe », op.cit., p. 382.

145.

Georges Bataille, Sur Nietzsche [1945], OC VI, p. 124.

146.

Georges Didi-Huberman, ibid., pp. 28-29.

147.

Georges Bataille, « Informe », idem.

148.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 41.

149.

Ibid., p. 48.

150.

Voir Documents n°4, op. cit., p. 194.

151.

ibid., p. 219.

152.

ibid., p. 221.

153.

Michel Leiris, « Alberto Giacometti », op. cit., pp. 212-214.

154.

Michel Leiris, « Toiles récentes de Picasso », Documents, 1930, n° 2, p. 64.

155.

Georges Limbour, « Eschyle, le carnaval et les civilisés », Documents, 1930, n° 2, p. 98.

156.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 101.

157.

Ibid., p. 136.

158.

Michel Leiris, « Le caput mortuum ou la femme de l’alchimiste », Documents, 1930, n° 6, p. 464.

159.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 97.

160.

 Michel Leiris, idem.

161.

« […] affirmer que l’univers ne ressemble à rien et n’est qu’informe revient à dire que l’univers est quelque chose comme une araignée ou crachat ». Georges Bataille, « Informe », op. cit., p. 382.

162.

Idem.

163.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 136.

164.

Voir encore « Têtes et crânes », Documents, n°6, 1930, p. 353.

165.

Georges Bataille, « Le masque » (1934 ?), OC II, pp. 403-404 (article proposé à la revue Minautore, mais refusé). Georges Didi-Huberman convoque ce texte dans son analyse d’une sculpture de Giacometti, le Cube de 1934 : voir Le Cube et le visage, Paris, Macula, 1993, pp. 112-114.

166.

Alberto Giacometti, « Entretien avec Georges Charbonnier », op. cit., p. 246.

167.

Voir Yves Bonnefoy, ibid., pp. 148-162.

168.

Voir Georges Didi-Huberman, Le Cube et le visage, op. cit., pp. 73-98.

169.

Expression de Maurice Blanchot. Voir L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980.

170.

Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe, op. cit., p. 149.

171.

idem

172.

Voir Thomas Augais, « Océan, barques de plâtre (une lecture des brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous) », L’Étrangère, n° 16-17-18, « André du Bouchet 2 », numéros coordonnés par François Rannou, Paris-Bruxelles, La lettre volée, juin 2007, pp. 203-224.

173.

Voir Rosalind Krauss, ibid., pp. 244-245.

174.

De même André du Bouchet évoque l’hilarité de sculptures rendues à la poussière : « Boursouflées, béantes parfois, hilares de tout ce travail en suspens » [QPTVN, p. 64].

175.

Georges Bataille, Le Coupable [1944], OC V, pp. 285-286.

176.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 357.

177.

Michel Leiris, Journal, op. cit., pp. 368-369.

178.

Voir Yves Bonnefoy, ibid., pp. 350-351, ill. 323-324.

179.

Voir chapitre II.

180.

Voir Jacques Dupin, TPA, p. 30.

181.

Voir chapitre XIII.

182.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 159.

183.

« Homme », Documents, 1929, n°4, p. 215 et n°5, p. 275.

184.

Premier titre de Pointe à l’œil, sculpture de 1932.

185.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 167.

186.

Michel Leiris, « Toiles récentes de Picasso », Documents, 1930, n°2, p. 64.

187.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 191.

188.

Georges Bataille, « L’esprit moderne et le jeu des transpositions », op. cit., p. 490.

189.

Kojève sert de modèle pour le portrait de A. lorsque Giacometti illustre Histoire de rats de Bataille pour les Éditions de Minuit en 1947.

190.

Georges Bataille, « Hegel, la mort et le sacrifice » [1955], OC XII, p. 331.

191.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 232.

192.

G. W. F. Hegel, La Phénoménologie de l’esprit[1807], trad. J. Hyppolite [assez différente de celle utilisée ici par Bataille], Paris, Aubier, 1941, I, p. 29. Nous reparlerons de ce texte à propos d’Yves Bonnefoy : voir chapitre XIII.

193.

Voir Georges Didi-Huberman, ibid., p. 234.

194.

Jacques Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale. Un hégélianisme sans réserve », L’Écriture et la Différence, Paris, Éd. du Seuil, 1967, p. 380.

195.

Georges Bataille, « Le Bas Matérialisme et la gnose », Documents, 1930, n°1, p. 1.

196.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 212.

197.

Georges Bataille, L’Expérience intérieure [1943] OC V, p. 108.

198.

Ibid., p. 98.

199.

Titre de la partie du Coupable, op. cit., où figure le rêve cité ci-avant.

200.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 349.

201.

Une référence à Hegel apparaît dans la lettre qu’il envoie à Breton au moment de « l’affaire Aragon ». Voir chapitre III.

202.

Voir « La révolution d’abord et toujours », La Révolution surréaliste, 1925, n° 5, p. 31, où l’on peut lire : « Spinoza, Kant, Blake, Hegel, Schelling, Proudhon, Marx, Stirner, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, Nietzsche : cette seule énumération est le commencement de tous vos désastres ».

203.

Alberto Giacometti, Écrits, op. cit., p. 184-185.

204.

Voir Yves Bonnefoy, ibid., chapitre VIII, p. 289 et suivantes.

205.

Voir Jean Clair, Le Nez de Giacometti, Paris, Gallimard, coll. « Art et artistes », 1992.

206.

Voir « Le Rêve, le Sphinx et la mort de T. », Écrits, op. cit., p. 29.

207.

Voir Yves Peyré, Peinture et poésie. Le dialogue par le livre 1874-2000 [catalogue de l’exposition « Peinture et poésie » organisée par Yves Peyré à Lyon, Paris et New-York, en 2001-2002], Paris, Gallimard, 2001, pp. 139-140 : « Histoire de rats unit Bataille à Giacometti, c’est un carnet mêlant réflexions sur l’érotisme et confidences, le récit y est suspendu par la pensée. Bataille à nouveau y évoque l’abîme, l’insondable, la terreur, la joie. Ce journal s’en tient à la brutalité de l’être (si différemment d’Artaud), il expose la nudité du narrateur (il est remarquable de constater que tous les livres de Bataille illustrés par des peintres – Masson, Fautrier, Giacometti ou encore Bellmer – sont des récits érotiques ou des réflexions sur l’érotisme, la répétition du fait finissant par constituer en soi un genre). Giacometti a joué son contrepoint à l’eau-forte : trois portraits en forme de sculptures vivantes vibrant sur leur socle, celui de B. offerte et frémissante, celui de D. (Dianus, en fait un saisissant portrait de Bataille lui-même), le rire tiré par la mort jusqu’au ricanement, celui de A. (nouvelle figuration de Bataille, ou encore, autre double, de Kojève) arborant le sardonique sourire du mauvais prêtre. Ce livre est traversé par l’excellence de l’obscène, les traits de la gravure sont acérés jusqu’à provoquer la blessure ; les Éditions de Minuit ont bâti un livre simple, d’une justesse propre à ravir Kahnweiler ». En revanche, les illustrations de Giacometti ne sont pas des eaux-fortes, comme le dit Yves Peyré, mais des burins, d’où la simplicité du trait.

208.

Alberto Giacometti, « Lettre à Pierre Matisse », op. cit., p. 44.

209.

Jacques Dupin, Éclats d’un portrait, Marseille, André Dimanche, 2007, p. 93.

210.

Georges Bataille, « L’Art primitif », Documents, op. cit., n° 7, 1930, p. 389.

211.

Notons que Giacometti établira une distinction exactement inverse, affirmant que paradoxalement les arts primitifs étaient restés beaucoup plus proches de ce que l’œil voit réellement, voir « Entretien avec David Sylvester », op. cit., p. 288.

212.

Georges Bataille, ibid., p. 392.

213.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 267.

214.

Idem. « Ce n’est pas un hasard, remarque Georges Didi-Huberman, si, dans les mêmes années où Bataille écrivait ces lignes, cette notion non génétique de l’origine a pu être développée par Walter Benjamin ; celui-ci, on le sait, cherchait aussi à définir l’image authentique comme processus, comme image dialectique ». Voir Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand (1928), trad. S. Muller, Paris, Flammarion, 1985, pp. 43-44 : « L’origine, bien qu’étant une catégorie tout à fait historique, n’a pourtant rien à voir avec la genèse des choses. L’origine ne désigne pas la genèse de ce qui est né, mais bien ce qui est en train de naître dans le devenir et le déclin. L’origine est un tourbillon dans le fleuve du devenir, et elle entraîne dans son rythme la matière de ce qui est en train d’apparaître ». Nous retrouverons ce problème de l’origine lorsque nous aborderons les textes de certains poètes comme André du Bouchet. Voir chapitres XIV-XV.